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Traité de Nancy : « La relation entre la France et la Pologne va changer de braquet »

Traité de Nancy : « La relation entre la France et la Pologne va changer de braquet »

Donald Tusk dans les pas de Lech Walesa. La dernière fois qu’un traité franco-polonais avait été signé, c’était en avril 1991, entre François Mitterrand et le cofondateur du mouvement Solidarnosc devenu président de la République de Pologne. Ce 9 mai, Emmanuel Macron a conclu un pacte d’amitié avec le président du Conseil des ministres polonais à Nancy (Meurthe-et-Moselle), ville symbole des liens historiques entre les deux pays – le roi de Pologne Stanislas Leszczynski était devenu, au XVIIIe siècle, duc de Lorraine.

C’est la quatrième fois que la France signe un traité de cette importance avec un pays européen, après l’Allemagne (Aix-la-Chapelle, en 2019), l’Italie (Quirinal, en 2021) et l’Espagne (Barcelone, en 2023). Un acte important, alors que la menace russe ne cesse de s’étendre sur le Vieux Continent, explique Pierre Buhler, ancien ambassadeur de France à Varsovie et auteur d’un livre référence : Pologne, histoire d’une ambition (éd. Tallandier, 2025).

L’Express : En quoi ce traité est-il important ?

Pierre Buhler : Il constitue un réel changement de braquet dans la relation franco-polonaise. Il est aussi ambitieux que les traités bilatéraux signés par la France avec ses voisins allemand, italien et espagnol, et en dit long sur l’ambition que Paris place dans sa relation avec Varsovie. Avant tout, il faut le voir comme un cadre juridico-politique qui permettra aux deux pays de mener toutes sortes d’initiatives et de projets. Il couvre en effet tous les domaines : énergie, environnement, défense, migration, sécurité, culture, enseignement supérieur, recherche… Quels qu’en soient les développements, il sera, dans la durée, l’aiguillon d’une plus grande densité de relations qu’actuellement.

Ce rapprochement survient après une longue période de froid…

Oui, mais il y en a eu d’autres ! La relation franco-polonaise a connu des hauts et des bas depuis le XVIe siècle – époque où Henri de Valois a été couronné roi de Pologne, mais n’a régné que quatre mois avant de s’enfuir sans prévenir personne. Des hauts, il y en a eu avant et après la fin de la guerre froide, lorsque la France apporte son soutien au syndicat Solidarnosc, pendant les années de loi martiale, puis lorsqu’elle crée en 1989 la Fondation France-Pologne. Durant les années 1990, celle-ci aide les cadres de la jeune démocratie polonaise à gérer l’Etat et les collectivités. S’ensuit une période de déception entre les deux peuples. Les Polonais estiment – à juste titre – que les Français freinent l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne (UE). De leur côté, ces derniers critiquent les choix pro-américains de la Pologne : participation à la guerre d’Irak, préférence donnée aux avions de chasse F-16 par rapport aux Mirage…

En 2005, il y a, aussi, l’épisode du « plombier polonais », lorsque la directive Bolkenstein nourrit la crainte d’un raz-de-marée d’artisans polonais dans l’Hexagone. Il faut attendre 2012 et la visite d’Etat de François Hollande à Varsovie pour que les choses s’améliorent… jusqu’en 2015, et le retour au pouvoir du parti Droit et justice (PiS), qui entraîne une nouvelle période de froid. Elle durera huit ans, jusqu’à ce que les Polonais rejettent cette espèce de chape morale qui était tombée sur le pays et portent Donald Tusk à la tête du gouvernement, en décembre 2023. Ce renouveau a posé les jalons de ce traité.

La proximité entre Paris et Moscou n’a, longtemps, pas arrangé les choses avec Varsovie…

C’est vrai. La France a longtemps eu une fascination pour Moscou, notamment durant la présidence de Nicolas Sarkozy. Les Polonais et les Baltes étaient alors considérés comme des russophobes invétérés, qui entravaient tout rapprochement avec la Russie… En 2014, Poutine annexe la Crimée et intervient dans le Donbass ukrainien. La création du « format Normandie » [NDLR : rassemblant l’Ukraine, la Russie, la France et l’Allemagne], censé trouver une voie de sortie à ce conflit, a beaucoup contrarié les Polonais. Ce fut un échec, comme on le sait. Par la suite, Emmanuel Macron a tenté d’amadouer Vladimir Poutine, jusqu’à ce qu’il comprenne que c’était peine perdue. Après l’invasion de l’Ukraine, la menace russe est apparue comme une menace existentielle pour l’UE. La Pologne s’est alors révélée comme le vrai pivot de la défense européenne face à Moscou. Notons que, dans l’Histoire, cette nation s’est toujours vue comme un rempart contre les assauts venus de l’Est. Les Mongols et les Tatars au XIIIe siècle, les Ottomans au XVIe et au XVIIe, puis les Russes… Aujourd’hui, les Polonais continuent de nourrir, dans la conscience nationale, la conviction que leur pays est le rempart de la civilisation européenne face à la « barbarie » de l’Est.

La signature de ce traité franco-polonais et les incertitudes liées à la présidence Trump peuvent-elles faire évoluer l’approche de la Pologne, qui a toujours privilégié sa relation avec les Etats-Unis, notamment en termes de sécurité ?

Depuis que Donald Tusk est devenu Premier ministre, les Polonais affichent des positions résolument pro-européennes. Mais ne nous leurrons pas. Il y a des divergences d’intérêts, des visions différentes. Lors d’un discours, en septembre 2024, Donald Tusk a dit : « Nous ne seront plus jamais seuls et plus jamais faibles. » Déjà, en 1939, les Polonais s’étaient fâchés avec tous leurs voisins. Ils s’étaient retrouvés seuls. On connaît la suite. S’ils restent aujourd’hui proches des Américains, les Polonais ne mettent toutefois pas tous leurs œufs dans le même panier. Ils multiplient les rapprochements et les partenariats : pays nordiques, Royaume-Uni, Etats-Unis, Otan et, en mode bilatéral, France. C’est cette logique qui surplombe leur présidence semestrielle de l’UE, dont le programme s’intitule : « Sécurité, Europe ! » Un titre qui reflète parfaitement leur obsession sécuritaire, existentielle.

Cette signature intervient juste avant le premier tour de l’élection présidentielle polonaise, le 18 mai. Quel est votre pronostic ?

En politique, on n’est jamais sûr de rien. Je me souviens qu’en 2015, Bronislaw Komorowski, le candidat soutenu par la Plateforme civique [NDLR : le parti de Donald Tusk], était donné largement gagnant par les sondages. Mais il a été distancé entre les deux tours. Aujourd’hui, Rafal Trzaskowski, maire de Varsovie et candidat de la Plateforme civique, est en avance dans les sondages. Il est cosmopolite, a le sens de l’Etat, une agilité intellectuelle. Face à lui, Karol Nawrocki, soutenu par le PiS, n’est pas très impressionnant et traîne quelques casseroles. Derrière lui, il y a un « troisième homme », Slawomir Mentzen, du parti Confédération. Candidat de cette formation d’extrême droite radicale, antisémite, anti-ukrainienne et xénophobe, très actif sur les réseaux sociaux, il attire la jeunesse par un discours libertaire et trumpiste. Les sondages le donnent autour de 15 % au premier tour, mais l’élection se joue au second.

La victoire du candidat pro-européen permettrait de mettre fin à une cohabitation délétère. Ce serait une bonne nouvelle pour l’UE…

Oui, le pays pourrait enfin être dirigé sans drame ! Depuis décembre 2023, l’actuel président Andrzej Duda refuse de promulguer les lois qui ne lui plaisent pas ; il bloque des nominations. Une victoire de Rafal Trzaskowski réglerait beaucoup de problèmes de gouvernance et permettrait à Donald Tusk de rétablir, tout en le respectant, l’Etat de droit, très abîmé par le PiS.

Quelle peut être la place de Varsovie dans la gouvernance européenne ?

Cette place est déterminée par le poids, croissant, des enjeux de sécurité face à la menace russe. La Pologne pèse d’autant plus qu’elle joue un rôle clef dans le soutien à l’Ukraine et que, en tant que plus grand pays de la « ligne de front » face à la Russie, elle se pose en porte-voix des autres Etats concernés, les baltes et les nordiques. L’expérience de Donald Tusk en tant que président du Conseil européen (2014-2019), son réseau de relations à Bruxelles, notamment au sein du Parti populaire européen – dont il a été président –, la qualité de sa relation avec la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, et la présence de Piotr Serafin, brillant commissaire chargé du budget, sont autant de facteurs qui rehaussent la stature de la Pologne dans le système européen.

La Pologne est souvent décrite comme une grande puissance en devenir, sur les plans militaire, économique et diplomatique. Qu’en pensez-vous ?

Non, la Pologne n’est pas une grande puissance économique, en tout cas pas encore… Elle ne représente qu’un peu plus du quart du PIB français, qu’un cinquième du PIB allemand et qu’à peine la moitié du PIB de l’Espagne, avec un nombre d’habitants sensiblement identique. La Pologne n’est pas dans la zone euro, il s’agit avant tout d’un modèle économique « de rattrapage ». Certes, sa main-d’œuvre est travailleuse, relativement éduquée ; le taux de croissance est de bon niveau (de 3 à 4 %), l’endettement inférieur à 60 %… C’est une économie solide, qui recèle toutefois des faiblesses. Elle est très dépendante des investissements étrangers, notamment allemands. Et elle est faible sur le terrain de la recherche et de l’innovation.

Et militairement ?

Avec une armée de plus de 200 000 hommes, la Pologne est en passe de devenir la première armée conventionnelle de l’UE, dépassant l’Italie par son budget militaire. Pour autant, bien qu’elle dépense des sommes pharaoniques pour sa défense (4,7 % du PIB en 2025), dont plus de la moitié en armements pour la plupart non-européens, la Pologne accuse, là aussi, une grande faiblesse : elle est très dépendante des Américains. Acheter des équipements sophistiqués (missiles, avions de chasse F-35) aux Etats-Unis, c’est, en effet, dépendre d’eux pour la maintenance, les mises à jour des systèmes d’information, le renseignement… Il y a là toute une machinerie extrêmement contraignante. On est loin de l’autonomie stratégique !

D’un point de vue sociétal, en revanche, les choses semblent évoluer vite…

Oui, si l’on fait référence, par exemple, à la suppression des zones anti-LGBT, considérées par Bruxelles comme une discrimination contre une minorité, et donc contraires au Traité européen et à la Charte des droits fondamentaux de l’UE signés et ratifiés par la Pologne. On assiste, aussi, à une sécularisation rapide du pays. Certes, le catholicisme a toujours constitué le « ciment » de la nation polonaise. Cette identification a longtemps été extrêmement forte, surtout durant les siècles où la nation avait disparu de la carte politique de l’Europe. Mais les choses évoluent. Pendant la pandémie de Covid-19, les Polonais ont dû déserter les églises. Après, ils n’y sont pas revenus. Le manque d’assiduité à la messe, dans les plus petites paroisses, ne provoque plus, comme avant, d’opprobre. Et les documentaires sur les scandales d’abus sexuels, les turpitudes et le silence de l’Eglise, révélés sur YouTube, ont été vus plus de 20 millions de fois. Certes, il y a toujours une loi très stricte sur l’avortement. Dans la coalition actuellement au pouvoir, les partis conservateurs sont hostiles à une libéralisation de l’IVG. Mais, désormais, les jeunes Polonais veulent vivre comme les jeunes Allemands et Français. Ils n’ont pas envie de se retrouver sous la tutelle morale d’un catholicisme obscurantiste.



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Author : Charles Haquet

Publish date : 2025-05-09 15:44:00

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