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Une affaire « Rainbow Warrior » en Algérie ? Sous Giscard, les services secrets soupçonnés d’attentats

Une affaire « Rainbow Warrior » en Algérie ? Sous Giscard, les services secrets soupçonnés d’attentats

Une histoire poisseuse, comme le sont les barbouzeries. Avec des tiroirs à double fond, des faux nez. Les services secrets de Valéry Giscard d’Estaing ont-ils commandité des attentats contre l’Algérie ? A Alger, on en est convaincu. Il s’agirait alors d’une affaire Rainbow Warrior puissance 10, une tache sur l’honorabilité de la France. Ou bien faut-il n’y voir que des complots de francs-tireurs, d’espions marginalisés jouant les terroristes sur leur temps libre ? « Des anciens de la guerre d’Algérie ont été reversés dans mon service et cultivaient une rancœur, une ligne d’hostilité et de confrontation. Ils montaient des coups un peu foireux sur l’Algérie en essayant notamment de jouer sur la composante kabyle », témoigne Alain Chouet, ex-chef de service à la DGSE. Cinquante ans après les faits, certaines zones d’ombre commencent à s’éclaircir, au fil de ces témoignages que certains acteurs ont consenti à livrer. Mais une part du mystère demeure.

Le 30 décembre 1975, sur le port d’Alger, un certain Claude-Pascal Rousseaux, porteur d’un passeport français, accueille deux arrivants en provenance de Palma de Majorque, les Italiens Ignacio Tedesco et Aurelio Bertin. Trois fausses identités. Sous la Seat de Rousseaux sont cachées huit bombes. Cinq doivent exploser quatre jours plus tard et terroriser la population, avec l’aide de deux activistes berbères locaux. Des symboles de l’indépendance sont visés, l’imprimerie du quotidien d’Etat El Moudjahid, le siège de la radio et télévision algérienne, ainsi que trois tribunaux militaires. Le 3 janvier 1976, une première bombe explose devant El Moudjahid, une deuxième est déposée devant le tribunal de Constantine mais elle est désamorcée. Rousseaux est censé poser la sienne devant le tribunal d’Oran, mais il hésite, tourne en rond devant l’entrée. Des militaires le repèrent, trouvent les explosifs dans son sac de plage. Ainsi s’arrête l’éphémère aventure des saboteurs. En commence une autre dans les geôles du régime algérien.

Claude-Pascal Rousseaux subit la torture, il avoue tout. Il s’appelle en réalité Mohamed Smaïl Medjeber, c’est un militant berbère de nationalité algérienne. Il explique avoir été recruté par un membre du Sdece, le service secret extérieur français ; avoir participé à une réunion avec trois espions français, dont un certain « colonel Roger », ainsi qu’avec des soutiens de l’OAS. Il dénonce ses deux comparses italiens qui sont cueillis le lendemain à bord même de leur ferry de retour pour l’Espagne. Leurs vrais noms ? André-Noël Cherid, ex-gros bras de l’OAS et Jay Salby, un Américain, mercenaire anticommuniste. Le procès qui s’ouvre le 2 mars 1976 devant la cour de sûreté de l’Etat algérien révèle deux catégories de terroristes : d’un côté des militants berbéro-kabyles, convaincus de poser le premier acte d’une rébellion d’ampleur ; de l’autre, des tueurs à gages d’extrême droite. Les trois principaux artificiers sont condamnés à la peine de mort.

Douteux personnage

Medjeber, Cherid et Salby reconnaissent avoir commis d’autres attentats, le premier s’accusant notamment de l’attaque à la bombe contre le consulat d’Algérie à Marseille, le 14 décembre 1973, qui a fait quatre morts. Plusieurs de ces opérations ont été revendiquées par les Soldats de l’opposition algérienne (SOA), un groupuscule anagramme de l’OAS, animé par Mouloud Kaouane. Agé de 58 ans, ce militant kabyle de confession catholique rêve de renverser le président Houari Boumédiène, il prône un rapprochement avec la France et gravite dans un demi-monde de rapatriés, de harkis ou de pieds-noirs. Le 6 janvier, il a revendiqué l’attentat d’El Moudjahid. Les enquêteurs algériens le prennent pour un sous-marin du Sdece.

Douteux personnage que ce Kaouane. Selon les archives de la préfecture de police de Paris, il a exercé comme « milicien » sous l’Occupation, participant à des extorsions de fonds de juifs. Il est membre de du Parti populaire français de Jacques Doriot et de la Ligue française, deux organisations hitlériennes. Pendant la guerre d’Algérie, il fut « soupçonné de se livrer à du trafic d’armes en faveur du FLN » notent les renseignements généraux (RG). L’Algérie pense plutôt qu’il a tenté d’infiltrer le mouvement pour le compte des services secrets français. Kaouane est suivi par la DST, mais n’est jamais placé en détention, et pas plus lorsqu’il revendique les attentats anti-Algérie. En 1973, les RG se contentent de le « contacter » par l’intermédiaire d’Eugène Ibagnès, le président d’un syndicat de rapatriés, par ailleurs « porte-parole du SOA », écrivent les policiers dans une note du 6 août 1974. Un Ibagnès justement cité par Medjeber comme participant avec Kaouane à une réunion préparatoire à l’opération des « cinq bombes » d’Algérie. Sans revenir sur le cas de Kaouane, le colonel Marcel Le Roy, dit Finville, chef de section au Sdece, avait reconnu dans ses mémoires, publiés en 1980, que son service avait aidé « les maquis kabyles en insurrection contre Alger », en leur fournissant notamment des armes, y compris après la guerre d’Algérie.

L’autre logisticien des attentats se nomme Jean Laurent – il est cité par Medjeber – et son implication sera confirmée par André-Noël Cherid peu avant sa mort, en mars 2016, auprès de la revue Sang-froid. C’est lui qui a fourni les bombes et les faux papiers. Son vrai nom est Yves Guillou, dit Guérin-Sérac, dit Ralph. Encore un individu aux connexions occultes. Cet ancien capitaine du service Action du Sdece a été condamné à trois ans de prison pour désertion au profit de l’OAS, en 1963. Depuis, il s’est réfugié au Portugal, où il a fondé Aginter Press, l’employeur de Jay Slaby, fausse agence de presse et vraie couverture pour des coups tordus, au profit de diverses agences de renseignement. « Cette officine anticommuniste entretient, au gré des événements internationaux, des contacts avec différents services secrets occidentaux tels que la CIA américaine, la PIDE [NDLR : police secrète] portugaise, le Sdece français », écrit Claude Faure, ex-chef de poste à la DGSE, dans Aux services de la République, ses mémoires publiés en 2004 (Fayard). Dans un rapport consacré aux années de plomb et daté du 23 juillet 1996, la justice antiterroriste italienne estime que Aginter Press a été fondé dans « l’objectif » de « créer une structure écran du Sdece ».

Les services secrets marocains dans le coup ?

En février 1976, le ministre des Affaires étrangères a transmis un mémoire accusateur au Quai d’Orsay, dénonçant « ces agissements des services spéciaux français » et les « camps d’entraînement » de Mouloud Kaouane dans le sud de la France « spécialisés dans l’action subversive et le sabotage ». Le Sdece se mure dans le déni. Hormis le témoignage de Mohamed Smaïl Medjeber, impossible de mettre davantage en cause les services secrets français. Dans leur Histoire mondiale du renseignement (Robert Laffont), les journalistes Roger Faligot et Rémi Kauffer affirment par ailleurs que l’opération aurait eu pour « financiers »… les services secrets marocains.

L’enquête judiciaire ne mène nulle part. En février 1976, la PJ de Marseille saisit une importante documentation du SOA chez René Rousseaux, un agent immobilier de Brignoles, dans le Var, lié à Eugène Ibagnès. Mais aucune mise en examen n’est prononcée. Dans un dossier connexe de terrorisme, Eugène Ibagnès est relaxé en décembre 1976 « au bénéfice du doute ». En 1986 et 1987, Cherid, Medjeber et Salby sont libérés, après une décennie dans les prisons algériennes. Les seuls à payer pour cette campagne d’attentats meurtriers.



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Author : Etienne Girard

Publish date : 2025-05-09 15:00:00

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