Aurait-il cru finir sa carrière au Quai d’Orsay sur un pareil embrouillamini ? Une crise XXL entre Paris et Alger, comme les deux capitales n’en ont pas vécu depuis 1962. Et lui, l’ambassadeur, au milieu de tout cela. Stéphane Romatet, 64 ans, radioactif à Alger depuis ce 30 juillet 2024, date à laquelle Emmanuel Macron a publié sa lettre au roi Mohamed VI pour reconnaître la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Avec les officiels, tous les ponts sont coupés. Ni rendez-vous, ni coups de fil. Il faut se rendre aux réceptions d’autres diplomates pour croiser un hiérarque. Depuis le 14 avril l’ambassade est groggy, à la suite de l’expulsion en quarante-huit heures de 12 de ses fonctionnaires en représailles à la mise en examen de trois Algériens, dont un agent consulaire en France.
Pour son dernier poste avant la retraite, le diplomate et lecteur compulsif avait dévoré la littérature algérienne – Maïssa Bey, Mohammed Dib, Kateb Yacine, Kamel Daoud, Boualem Sansal -, épluché les rapports parlementaires de Tocqueville sur le pays. Au premier jour, l’émerveillement face à la baie d’Alger, « peut-être la plus belle du monde », dit-il ; l’émotion en passant le pallier de la villa des Oliviers, la résidence officielle de l’ambassadeur, superbe bâtisse mauresque où séjourna le général de Gaulle entre août 1943 et août 1944. « Vous entrez dans ce lieu et vous avez aussitôt cette enclume qui vous tombe sur la tête, raconte Stéphane Romanet. Vous occupez l’endroit où la France libre s’est fabriquée. » Et puis, les premiers contacts. Portes ouvertes, discussions franches et régulières avec le président Abdelmadjid Tebboune. Mais depuis l’été 2024, le boycott. Au parc Peltzer, le vaste jardin de 14 hectares situé sur les hauteurs du quartier chic d’Hydra, qui héberge l’ambassade et ses personnels, l’ambiance en est devenue morose.
De la « saine coopération » aux relations toxiques
Ceux qui ont posé leurs valises à la villa des Oliviers en reviennent unanimement marqués par ce paradoxe : d’un côté, la chaleur de l’accueil des Algériens de la rue ; de l’autre, les tracasseries sans fin avec « l’Etat profond », au gré de la météo de la relation. C’est qu’entre Paris et Alger, il y a cet abcès colonial, lancinant. Le « système politico-militaire » algérien cultive une « rente mémorielle », lâche Emmanuel Macron lors d’un déjeuner de septembre 2021 à l’Elysée avec des descendants de protagonistes de la guerre d’Algérie. Colère outre-Méditerranée.
Lors de ses premiers mois en poste, de 2014 à 2017, Bernard Emié est saisi, racontera-t-il à des proches. A chaque dîner, le même moment difficile, cet interlocuteur qui évoque son père, son grand-père, sa tante tuée ou torturée par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Un traumatisme encore à vif. Soixante-trois ans après l’indépendance, la normalisation avec l’ancienne puissance coloniale n’a toujours pas eu lieu. « Alger ? Ce n’est pas Washington, Londres ou Moscou, mais c’est peut-être le poste le plus difficile de la diplomatie française, en raison de la toxicité des relations franco-algériennes », estime Xavier Driencourt, deux fois ambassadeur dans le pays et auteur de France-Algérie, le double aveuglement (L’Observatoire, 2025).
Au lendemain des accords d’Evian, le chef du gouvernement Ahmed Ben Bella – bientôt président du pays – suggère une « saine coopération » au premier ambassadeur français de l’Algérie libre. « Comme je lui demandais ce qu’il entendait au juste par ce terme de ‘saine coopération’, il m’a répondu qu’il s’agissait en la matière de faire abstraction du passé, rapporte Jean-Marcel Jeanneney dans un télégramme diplomatique d’août 1962. C’est l’attitude que le FLN avait adoptée, notamment à Oran où il avait libéré des Français connus pour leur activité dans l’OAS [NDLR : l’Organisation de l’armée secrète, qui mena des actions terroristes pour maintenir l’Algérie française], et même la personne qui avait dirigé le tir au mortier sur la population musulmane. Il s’était contenté de l’expulser. »
Surveillance et brimades
De saine coopération, il n’est pas question longtemps. Les ambassadeurs s’en rendent vite compte. Attendus au tournant. Surveillés. « Je me rappelle Louis de Guiringaud, mon chef à l’ambassade, nous disant en permanence : ‘attention, on est écoutés' », nous confiait il y a quelques années François Scheer, en poste de 1984 à 1986. « J’étais suivi en permanence », se souvient un envoyé plus récent. Et pour cause, un ambassadeur ne peut quitter la capitale qu’avec le feu vert des autorités, et l’escorte qui va avec. Pour voir un ministre ou un wali – l’équivalent du préfet de région -, même protocole : il faut en référer au ministère des Affaires étrangères.
Et quand la relation franco-algérienne va mal, c’est l’ambassadeur qui trinque en premier. Invectives dans la presse, convocations intempestives et sermons du ministre des Affaires étrangères en personne, estimant que la France devrait mieux contrôler sa chaîne France 24 ou sa justice. Il y a aussi les petites brimades… Comme celles infligées à Guy de Commines de Marsilly, émissaire de 1975 à 1979, boudé par le président Houari Boumédiène, alors à couteaux tirés avec Valéry Giscard d’Estaing, qui avait soutenu le Maroc après la marche verte pour le Sahara occidental. « Boumédiène ne recevait jamais l’ambassadeur, et pour le faire bisquer, il ouvrait grand ses portes au correspondant du Monde, Paul Balta ! », se rappelle Bernard Bajolet, alors premier secrétaire à l’ambassade avant d’y être nommé chef de poste en 2006. Il se souvient d’une meilleure coopération, malgré l’avertissement du président Jacques Chirac sur les « relations foiroteuses » entre les deux rives.
La France a une équation compliquée, car on ne veut pas avoir une deuxième Libye à 800 kilomètres de Marseille
Xavier Driencourt, deux fois ambassadeur à Alger
« L’intérêt stratégique français en Algérie est avant tout la stabilité et la croissance économique », confie-t-il à son homologue américain en janvier 2008, alors que le président Bouteflika s’apprête à briguer un troisième mandat contesté. « M. Bajolet a conclu qu’en l’absence d’un successeur évident, s’opposer à M. Bouteflika ne ferait qu’ouvrir de nouvelles sources d’instabilité », rapporte l’émissaire américain dans un télégramme révélé par WikiLeaks. « La France a une équation compliquée, car on ne veut pas avoir une deuxième Libye à 800 kilomètres de Marseille », note Xavier Driencourt. Une clé, peut-être, pour expliquer qu’Alger et Paris finissent toujours par se rabibocher.
Mais même par beau temps, le quotidien d’un ambassadeur à Alger demeure compliqué. « Obtenir une autorisation pour ouvrir une école française ou construire une usine : il fallait se battre sur tout », décrit l’un d’eux. « Fin 2018, j’ai fini par avoir l’accord du wali et du président de l’université de Ouargla, au nord-est du Sahara, pour ouvrir un petit centre français, raconte Driencourt. Deux pièces, quelques livres. Les travaux étaient finis. Mais un jour, l’administration algérienne a tout arrêté et m’a indiqué qu’elle n’autorisait pas ce centre. Dans le même bâtiment, un centre culturel américain s’était installé, ce qui n’a posé aucun problème. » De ses deux postes à Alger, le diplomate est sorti amer… et radicalisé, plaidant pour une politique migratoire beaucoup plus ferme à l’égard de l’Algérie. « Nous avons été complaisants trop longtemps avec ce régime, confie en privé un autre ancien ambassadeur à Alger. Les dignitaires qui passent leur temps à critiquer la France ont tous des appartements à Paris, sont soignés dans des hôpitaux français, scolarisent leurs enfants dans des universités françaises… D’ailleurs, il y a une bombe atomique : publier la liste des 50 dignitaires algériens les plus agressifs qui jouent ce double jeu. » Parole de diplomate.
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Author : Charlotte Lalanne
Publish date : 2025-05-11 15:00:00
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