Tenue vestimentaire, choix du déjeuner, changement de travail, demande en mariage… Chaque jour, nous prenons des décisions plus ou moins déterminantes, qui influencent, à leur manière, le cours de notre vie. Mais comment s’assurer de faire les bons choix ? Pour Shane Parrish, expert en stratégie mentale et en prise de décision, tout commence par une chose : penser avec clarté. C’est d’ailleurs le titre de son dernier ouvrage (Penser avec clarté, Arpa, 311 p., 2025). Figure incontournable outre-Atlantique, particulièrement prisée par les élites financières, Shane Parrish est surnommé le « gourou des gourous de Wall Street ». Ses analyses sont très recherchées : on les retrouve dans ses livres, son podcast et sa newsletter, suivie par plus de 800 000 abonnés. Ancien agent du renseignement canadien, il ne se fonde pas sur de simples intuitions, mais sur la recherche en psychologie, en économie comportementale et en management. Parmi ses références majeures : le prix Nobel Daniel Kahneman ou encore Charlie Munger, associé historique de Warren Buffett.
L’Express l’a rencontré lors de son passage à Paris – où il s’est amusé de nos habitudes françaises : « Ici, dès qu’on achète une baguette, on en croque le bout tout de suite. C’est étrange, non ? ». Avant d’entrer dans le vif du sujet : « ce qui se passe dans les moments ordinaires détermine notre avenir ». Comment identifier, gérer, surmonter ses faiblesses et apprendre à devenir maître de soi ? Pourquoi il faut différencier la confiance en soi de l’ego ? Comment utiliser son esprit plus efficacement ? Si vous cherchez à comprendre comment prendre les bonnes décisions au quotidien, cette lecture est faite pour vous.
L’Express : Qu’est-ce qu’une pensée claire ? Et en quoi est-elle importante dans les processus de décision ?
Shane Parrish : Je pense que ce qui nous distingue des animaux, c’est notre capacité à raisonner et à réfléchir avant de réagir, alors que les animaux agissent plutôt par instinct. Et donc, si nous n’utilisons pas cette capacité, nous réagissons comme des animaux et nous obtenons les mêmes résultats qu’eux. Pour moi, avoir une pensée claire, c’est disposer de l’espace nécessaire pour vraiment réfléchir avant de prendre une décision, que ce soit de manière consciente ou inconsciente.
Vous dites que la pensée claire ne doit pas se limiter aux décisions importantes. « Ce qui se passe dans les moments ordinaires détermine notre avenir », écrivez-vous. Pourquoi ?
Prenons la situation à l’envers, juste un instant. Se marier, choisir un emploi ou une ville où vivre sont des décisions importantes auxquelles on nous a appris qu’il fallait prêter attention. En général, on ne les prend pas sur un coup de tête : on réfléchit vraiment, même si cette décision peut s’avérer être mauvaise a posteriori. Mais pour les moments ordinaires, c’est tout l’inverse : on ne nous apprend pas à y réfléchir. Pourtant, ce sont justement ces moments-là qui conditionnent notre capacité future à bien décider et ce sont ces décisions qui ont tendance à s’accumuler. Prenons un exemple simple : votre partenaire ou conjoint. C’est un vendredi soir, vous rentrez d’une longue journée de travail, vous videz le lave-vaisselle ou vous préparez le dîner ensemble et surgit une dispute. À cet instant, vous ne prenez pas le temps de réfléchir. Si à ce moment précis je vous tapais sur l’épaule pour vous demander : « Veux-tu vraiment te disputer avec ton conjoint maintenant ? », vous répondriez non. Et pourtant, le ton monte, la tension aussi… et avant même de vous en rendre compte, le week-end est gâché à cause d’une seule interaction mais sans que vous n’ayez vraiment réfléchi à aucun moment. Il s’agit alors de savoir comment désamorcer la situation. Comment créer cet espace pour raisonner avant de réagir ? Est-ce que j’ai vraiment envie d’aggraver les choses ? La réponse est non. Et c’est ce petit moment de réflexion qui permet d’éviter l’escalade.
Je vois les émotions et la rationalité comme deux pôles d’un même continuum
La plupart des livres sur la prise de décision expliquent comment être plus rationnel. Ils enseignent comment mieux penser dans ces moments-là. Mais je ne pense pas que ce soit ce dont la plupart des gens ont besoin dans leur vie quotidienne. Je crois qu’en général, nous sommes assez rationnels quand nous prenons le temps de réfléchir. Le problème, c’est que nous ne le faisons pas.
Vous décrivez l’ego comme l’un des principaux ennemis de la pensée claire. Mais n’existe-t-il pas un bon et un mauvais ego ?
Il y a toujours un aspect positif et un aspect négatif à chaque chose. L’essentiel c’est de savoir reconnaître quand mon ego m’aide – en me donnant le courage ou la confiance nécessaires pour entreprendre quelque chose d’inédit – et quand il me nuit, en créant des angles morts que je ne perçois pas. Dans le domaine de la prise de décision, la plupart des erreurs viennent précisément de ce que nous ne voyons pas. Le poker est un bon exemple : si nous jouions et que je pouvais voir toutes vos cartes, je n’aurais aucun angle mort, je pourrais jouer ma main parfaitement. Cela ne garantirait pas que je remporte la partie, mais au moins, je ne commettrais pas d’erreurs. C’est exactement cela, l’objectif en matière de prise de décision : réduire les angles morts autant que possible. Or l’ego, trop souvent, vient les renforcer. C’est à ce moment-là, comme l’a parfaitement formulé le chroniqueur Ryan Holiday dans son livre, que l’ego devient notre ennemi.
Concrètement, comment cultiver une pensée claire lorsqu’on est de nature anxieuse ou colérique par exemple ? Peut-on vraiment apprendre à maîtriser nos instincts ?
Un livre classique vous dirait qu’il faut apprendre à reconnaître quand vous êtes en colère. Et une fois que vous avez identifié votre colère, à réagir différemment. Si vous demandez à un psychologue, cette méthode fonctionne disons… 15 % du temps. L’approche que je propose dans mon ouvrage est un peu différente. Vous allez vous mettre en colère et je ne peux probablement pas empêcher cela. Mais je peux peut-être réduire le niveau de difficulté pour reconnaître cette colère, ou en atténuer l’intensité. Et si vous y parvenez, alors vous aurez plus de chances de réfléchir clairement. Un excellent exemple, ce n’est pas la colère, mais le trafic. Imaginons : vous avez passé la nuit du dimanche à boire avec des amis, vous avez mal dormi, vous vous êtes disputé avec votre partenaire le lundi matin et vous vous retrouvez coincé dans les embouteillages. Imaginez maintenant que vous vous soyez couché tôt, bien reposé, que vous ayez pris un bon petit-déjeuner, et embrassé votre partenaire avant de partir. Dans les deux cas, le trafic est le même, mais votre façon d’y réagir sera complètement différente. Nous parlons donc ici de « positionnement » : qu’est-ce que je peux faire pour me mettre en mode facile, plutôt qu’en mode difficile ? C’est le langage que j’utilise avec mes enfants, et c’est très efficace. Je veux jouer la partie en mode facile. Et je me demande : qu’est-ce que je peux contrôler pour y parvenir ? Certes, cela ne change pas le fait que je vais affronter des embouteillages ou me mettre en colère, mais cela en modifie l’intensité, et ma capacité à y faire face avec ressources habituelles s’en trouve grandement améliorée. Nous passons d’environ 20 % à 80 % de chances de passer une meilleure journée ou, du moins, de ne pas laisser les obstacles la gâcher. Parce que quand on arrive au bureau déjà stressé par la circulation, ce stress rejaillit sur le reste de la journée, puis sur chaque petite décision qu’on prend et celles-ci finissent par s’accumuler au point d’influencer réellement notre trajectoire de vie.
Sommes-nous tous égaux face à la pensée claire ? Certains partent-ils avec un avantage ?
Je pense que certaines personnes sont naturellement plus réfléchies que d’autres. Elles prennent en compte davantage de variables dans leurs décisions, perçoivent mieux les nuances, anticipent les effets secondaires et tertiaires… Et leur capacité à voir le monde à travers les yeux des autres est souvent plus développée. Mais je crois aussi que tous ces éléments peuvent s’apprendre. En fait, pour être plus précis, ce n’est pas une compétence qu’on peut vraiment enseigner, mais on peut l’acquérir. Je peux vous donner des outils, mais si vous ne sortez pas pour les mettre en pratique, vous ne saurez pas les utiliser quand il le faudra. Beaucoup de personnes ne s’intéressent pas vraiment à la réflexion ou à la manière de rendre leur vie plus simple parce que cela demande souvent de renoncer à un plaisir immédiat en faveur d’un choix plus judicieux ou d’un bénéfice futur. Et nous savons tous combien il est difficile de choisir la gratification différée plutôt que la gratification instantanée. C’est là le véritable défi.
Les émotions peuvent-elles jouer un rôle utile dans la prise de décision ?
Tout à fait. Des études montrent que si l’on vit en étant uniquement rationnel, sans aucune place pour l’émotion, on n’est tout simplement pas heureux. Je vois les émotions et la rationalité comme deux pôles d’un même continuum. Et sur ce continuum, je ne cherche pas à être entièrement émotionnel ni entièrement rationnel. La vraie question est de savoir où une décision donnée se situe sur ce spectre. S’il s’agit d’une décision financière, je vais vouloir me placer du côté de la rationalité, plutôt que de l’émotion. Mais s’il est question d’une décision romantique, je préférerai sans doute laisser plus de place à l’émotion. Et je pense que si l’on cherche à supprimer l’émotion au profit d’une rationalité absolue, on finit par devenir malheureux, ce qui, à terme, nous conduit aussi à prendre de moins bonnes décisions.
Selon vous, « les moutons de Panurge » entrent rarement dans l’histoire. Que voulez-vous dire par là ?
Si vous faites ce que tout le monde fait, vous obtiendrez les mêmes résultats que tout le monde. Si vous visez un résultat différent, alors il vous faut agir différemment. Cela dit, ce que vous voulez réellement, c’est créer une divergence avantageuse. Autrement dit, il ne s’agit pas simplement de se démarquer de la foule, mais de le faire à bon escient. Parce que diverger et avoir tort ne vous apportera ni utilité ni valeur.
La plupart du temps, vous voudrez probablement faire comme tout le monde, mais il faut avoir les connaissances, la capacité et la confiance nécessaires pour s’en écarter et faire quelque chose de totalement différent. Beaucoup de gens se contentent de copier les autres. C’est un moyen rapide d’atteindre un niveau moyen mais ils s’en contentent. C’est un peu comme la conduite automobile : au bout de quatre ou cinq ans de conduite, on cesse de progresser. On a atteint un niveau « suffisamment bon », et le cerveau investit ses efforts ailleurs.
Mettez votre ego de côté, car c’est la seule façon d’apprendre. Mais ayez un ego, car c’est ce qui vous permet d’agir
Si vous voulez obtenir des résultats différents, marquer l’histoire ou nourrir une ambition forte, vous devez apprendre à reconnaître les moments où il faut vous détacher de la foule, tenter quelque chose de différent. Le problème – et cela rejoint la question de l’ego -, c’est que dès que vous faites quelque chose d’inhabituel, vous attirerez beaucoup d’attention, surtout de l’attention négative. Les gens vont se demander pourquoi vous ne suivez pas le mouvement, pourquoi vous agissez différemment. Et cela peut être très difficile à vivre, en particulier pour ceux qui n’ont jamais été confrontés à ce genre de situation auparavant.
Vous insistez sur l’importance de la responsabilité personnelle dans les choix que nous faisons. Mais dans le cadre du travail par exemple, est-ce que tout relève toujours de notre responsabilité individuelle ? N’est-ce pas, parfois, ignorer celle des organisations ?
Ce n’est évidemment pas uniquement une question individuelle. Mais au bout du compte, la seule chose que vous contrôlez vraiment, c’est vous-même. Dire « c’est la faute de l’entreprise », c’est une excuse commode, et je pense que cela nous décharge de toute responsabilité et de tout apprentissage. L’approche que je défends est la suivante : ce n’est peut-être pas de votre faute, mais c’est à vous d’y faire face, du mieux possible. Et si vous estimez que vous ne pouvez pas changer l’organisation, alors peut-être devriez-vous en changer, car sinon vous resterez perpétuellement malheureux. Nos cerveaux sont programmés pour nous protéger, rationaliser nos décisions, rechercher la facilité. Il est donc très tentant de dire : « C’était une mauvaise décision, mais elle ne venait pas de moi. Moi, j’aurais fait autrement. » Mais ce genre de raisonnement ne mène à aucun progrès personnel. Il faut prendre la responsabilité de ce qui est en votre pouvoir car ce qui est en votre pouvoir est étonnamment bien plus vaste que vous ne le pensez. Mettez votre ego de côté, car c’est la seule façon d’apprendre. Mais ayez un ego, car c’est ce qui vous permet d’agir.
Vous écrivez : « La confiance en soi permet de penser de manière indépendante et de résister aux réactions négatives. » Nous connaissons tous des personnes qui en manquent. Peuvent-elles développer une véritable confiance en elles avec le temps ?
D’après mon expérience, les personnes qui manquent de confiance en elles, notamment au moment de passer à l’action, regardent souvent trop loin devant. Elles projettent leur regard à un an, deux ans dans le futur. J’utilise l’expression de « confiance dans la prochaine étape ». L’idée, c’est d’apprendre à développer cette forme de confiance en réduisant la distance entre l’endroit où l’on se trouve et l’objectif qu’on vise. C’est en ramenant l’objectif à sa toute première action concrète qu’on construit cette confiance, pas à pas. Il faut décomposer en petites étapes. Par exemple, si vous voulez créer une entreprise, la première étape, ce n’est pas d’avoir une boutique en ligne qui génère un million de dollars par mois. Pourtant, c’est là-dessus que beaucoup de gens se focalisent. La véritable première étape, c’est de se demander comment aller sur Shopify et y créer une boutique. De même que lorsqu’ils courent un marathon et qu’ils sont à mi-parcours, les jambes lourdes, que font les athlètes professionnels ? Ils ne pensent pas à la ligne d’arrivée mais au prochain panneau d’arrêt qu’ils doivent atteindre. Ils réduisent ainsi la distance mentale entre où ils sont et où ils veulent aller. Pour la confiance, c’est exactement la même chose. C’est d’ailleurs ce que nous faisons naturellement avec les enfants : on leur décompose les tâches étape par étape, pour qu’ils réussissent rapidement et ressentent un sentiment d’accomplissement. Mais en tant qu’adultes, on oublie souvent qu’on a, nous aussi, besoin de faire la même chose pour nous-mêmes.
Qu’est-ce qu’une bonne décision au final ?
C’est une décision qui résulte d’un bon processus. Mais vous ne voulez pas appliquer le même processus à tous les types de décisions. Si l’on imagine un autre continuum, basé sur le coût de l’échec, il y a d’un côté les décisions à faible coût d’échec, et de l’autre celles dont l’échec serait très coûteux. Il ne faut pas appliquer autour d’une décision à faible enjeu le même processus que pour une décision à enjeu élevé. Et le plus grand risque lorsqu’on prend des décisions à fort enjeu, c’est d’aller trop vite. C’est vraiment le principal danger. À l’inverse, pour des décisions à faible coût en cas d’échec, le risque, c’est d’aller trop lentement. Je pense qu’il faut une organisation flexible qui vous permette d’adapter le processus de décision en fonction du coût potentiel de l’échec. Ce coût peut varier d’une organisation à l’autre, voire entre les équipes au sein d’une même organisation. Cinq millions d’euros, par exemple, peuvent représenter la survie d’une petite structure et n’être qu’une ligne négligeable dans le budget d’un grand groupe. À titre individuel, on ne peut pas dire qu’une décision est bonne ou mauvaise sans examiner le raisonnement qui l’a soutenue. Sur une série de décisions, si quelqu’un échoue constamment, on peut conclure qu’il ne prend probablement pas les meilleures décisions mais il faut aussi tenir compte du niveau de risque : peut-être prend-il des décisions très risquées, dont l’issue est naturellement incertaine. C’est pourquoi il est si important d’analyser le processus.
Qu’entendez-vous par « processus » ?
Quand je parle de processus, cela peut sembler abstrait. Mais ce que nous essayons vraiment d’identifier, c’est de savoir si vous avez réfléchi sérieusement. Quelles variables avez-vous prises en compte dans votre réflexion ? Quels résultats envisagez-vous ? Le monde réel correspond-il à votre perception des choses ? Sinon, y a-t-il quelque chose que nous pouvons apprendre ? Est-ce que le résultat vous surprend ? Si nous sommes surpris par le résultat, cela signifie que nos informations ou notre vision du monde étaient erronées et cela exige une mise à jour de notre façon de penser.
Quelle est votre vision des réunions en entreprise ? On entend souvent dire qu’il y en a trop, qu’elles sont trop fréquentes, et qu’elles ne débouchent pas toujours sur de vraies décisions.
Je pense qu’on a glissé vers une culture où l’on organise des réunions simplement pour avoir des réunions. On a parfois l’impression que pour beaucoup de gens, le travail se résume à participer à des réunions. Il existe toutefois des leviers simples pour améliorer considérablement la qualité des réunions, surtout lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. L’une des choses que je recommande, c’est de désigner une personne responsable de la décision, pas un comité. Les décisions doivent être portées par quelqu’un, pas par un groupe flou. Cette personne est en charge : elle doit définir clairement le problème et proposer une solution. Je suggère aussi de séparer le processus en deux réunions distinctes : une pour définir clairement quel est le problème, puis une autre pour lui trouver une solution. Ce qui se passe souvent dans les réunions, notamment en comité, c’est qu’une personne propose une définition du problème. Elle semble correcte mais en réalité, elle ne couvre que 85 ou 90 % du vrai sujet. Comme nous sommes naturellement compétitifs, que nous voulons contribuer et nous sentir valorisés, on se lance très vite dans la résolution du problème sans se rendre compte qu’en réalité, on s’attaque souvent à la mauvaise question. Si on prenait le même temps qu’on passe à faire cela, mais pour bien définir le problème d’abord, nos réunions seraient bien plus efficaces.
Comment s’assurer d’avoir identifié le bon problème ?
J’aime poser la question « pourquoi ? » et essayer de remonter à la racine du problème, pour ensuite construire la solution à partir de là. Prenons un exemple simple : si ma jambe saigne, le problème immédiat, en surface, c’est que ma jambe saigne. La solution évidente serait de poser un pansement. Mais la vraie question, c’est : pourquoi est-ce que ma jambe saigne ? Est-ce que j’ai fait quelque chose de dangereux ? Est-ce que c’est un accident isolé ou quelque chose de répétitif ? Est-ce que ça risque de se reproduire demain ? Avant même de traiter le symptôme, je veux comprendre la cause. Sinon, je poserai le même pansement chaque jour sans jamais régler le fond du problème. Ce qui nous ramène à une autre question essentielle : la responsabilité individuelle.
Nous sommes naturellement prédisposés à ne pas croire ce qui va à l’encontre de ce que nous souhaitons dans la vie
Dans beaucoup d’organisations, il existe un véritable déficit de responsabilité. Si la décision est prise en comité, on ne prend pas le processus aussi sérieusement, parce qu’on peut se cacher derrière les autres. Voici ce qui se passe trop souvent : une personne définit le problème, une autre personne met en œuvre la solution Et dans ce modèle, si la solution réussit, celui qui a défini le problème en récoltera les lauriers. Mais si elle échoue, il ne sera pas tenu pour responsable, c’est l’exécutant qui portera la faute. C’est un dysfonctionnement structurel dans bien des entreprises. Il y a donc une asymétrie, et c’est pourquoi je défends l’idée que si c’est vous qui prenez la décision, c’est à vous de définir le problème. Si vous signez de votre nom la décision, si vous l’assumez personnellement, alors tout à coup, ça compte. Et vous allez la prendre au sérieux. Et non seulement vous allez la prendre au sérieux, mais vous allez aussi encourager tout le monde à la prendre au sérieux, parce que vous savez que cela peut retomber sur vous.
Puisque nous avons tous des « angles morts » dans notre façon de penser, définir un problème ne suppose-t-il pas pour celui qui en a la charge de recueillir l’avis des autres membres du comité ?
Absolument. Chacun a une perception légèrement différente du problème, et je pense qu’une part essentielle du travail décisionnel consiste justement à agréger ces points de vue. J’ai ma propre idée de ce qu’est le problème, mais je me situe à un certain niveau dans l’organisation. Peut-être que toi, tu es plus proche du terrain, et donc tu le vois différemment. Mon rôle, dans la définition du problème, c’est de réconcilier ces deux visions, qu’elles soient plus stratégiques, plus opérationnelles, ou simplement issues de perspectives différentes, que ce soit celle du marketing, de la comptabilité, etc.
Vous préconisez aussi d’améliorer la qualité des informations qui circulent dans les réunions. Comment ?
Souvent, dans les réunions, les personnes répètent plus ou moins la même chose avec des mots différents. Ce phénomène de signalement social est une manière de montrer qu’on mérite d’être là, qu’on a fait ses devoirs même si cela n’amène à rien. Pour améliorer cela, il faut simplement changer ce que l’on « signale » : au lieu de reformuler ce que tout le monde sait déjà, il faut partager ce que vous savez et que les autres ignorent. Et cela améliore immédiatement la qualité et raccourcit la durée des réunions. Enfin, je n’aime pas l’idée de réunions récurrentes. Et si vous devez vraiment en avoir, alors chaque trimestre, elles devraient toutes être supprimées dans toute l’organisation. Il faudrait faire l’effort de les recréer, de les reprogrammer, etc. C’est une excellente façon de s’assurer qu’elles sont vraiment utiles, parce que les réunions s’accumulent encore et encore. C’est pour cela que les gens courent frénétiquement d’une réunion à l’autre sans jamais rien accomplir. On en connaît tous. Je me souviens de ce collègue qui arrivait à chaque réunion avec une énorme pile de dossiers. Au bout de trois ans, c’était toujours les mêmes dossiers. Je me suis demandé : « Mais que fait-il réellement ? ». Et la réponse, c’est qu’il ne faisait sans doute rien d’autre que de paraître occupé pour éviter qu’on lui confie un vrai travail. C’était malin mais complètement absurde.
Selon vous, face à un problème complexe, la pire erreur consiste à céder à la pensée magique. Pourquoi ?
Je pense que nous sommes naturellement prédisposés à ne pas croire ce qui va à l’encontre de ce que nous souhaitons dans la vie. Bien souvent, nous ignorons les preuves qui contredisent ce que nous essayons d’accomplir. Mais cela nous ramène un peu à la question de l’ego.
Lequel ?
Prenons l’exemple d’Elon Musk. Dire que vous allez envoyer un humain sur Mars, cela relève d’une forme de pensée magique. Et cette pensée magique, c’est : « Cela n’a jamais été fait auparavant, et moi, je vais réussir à le faire. » Ce genre de pensée existe aussi dans les organisations. Le problème, c’est que la plupart des gens ne sont pas Elon Musk. Et donc, cette pensée magique devient : « Cela n’a jamais été fait, mais cette fois, ce sera différent », ou bien « je vais essayer ça, et les résultats seront incroyables », ou encore « je vais ignorer les preuves qui montrent que j’ai tort. »
Une pratique que j’ai trouvée très puissante dans les organisations consiste à définir les critères de succès avant même de commencer un projet. Trop souvent, on lance une fléchette au mur et on dessine ensuite une cible autour pour pouvoir déclarer que c’était un succès. Mais si, dès le départ, on définit les critères de succès, et qu’en parallèle, on identifie clairement des indicateurs qui montrent qu’on n’atteint pas nos objectifs – des indicateurs précis et mesurables – alors n’importe qui dans l’équipe peut dire : « Cette variable ne va pas dans la direction prévue. » Je comprends l’argument selon lequel un peu de pensée magique peut être utile dans le sens où croire un peu en l’impossible, c’est parfois ce qui permet de faire des choses inédites. Mais le vrai danger, c’est de se laisser piéger par cette pensée-là. Croire qu’on va réussir du jour au lendemain ou devenir riche rapidement, c’est de la pensée magique et ce type de pensée au fond, vous maintient dans l’immobilisme.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/shane-parrish-le-gourou-de-wall-street-ceux-qui-manquent-de-confiance-en-eux-font-tous-la-meme-KQDJT62OKBARLN5Z62KIEVEKDI/
Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-05-11 16:30:00
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