François Bayrou s’est assis, bouillonnant, les mains tremblantes, le corps tassé comme s’il bandait ses muscles, le visage rouge de colère. Les cinq heures trente qui suivirent furent à cette première image : une impasse. Impasse tant les questions du député LF1 Paul Vannier, un des co-rapporteurs, viciées, glaçantes, ont transformé les échanges en un procès au ton inquisitorial d’une rare virulence. Impasse car, tout à sa rage, jamais le Premier ministre François Bayrou n’a su calmer le jeu et profiter de la tribune offerte pour dire sa douleur, sa compassion à l’endroit des enfants victimes, demeurant tout du long belliqueux, rétif, au point de ne pas saisir les ouvertures que lui tendait, parfois, Violette Spillebout (Renaissance), co-rapportrice.
Rien dans cette interminable audition n’a permis un instant à une vérité de surgir. Rien dans ces échanges n’a aidé à comprendre comment pendant quarante années derrière les murs de l’établissement catholique Notre-Dame de Bétharram, aucun adulte, aucun enseignant n’a dénoncé les violences perpétrées. Rien n’a permis de disséquer comment un tel système pervers a pu perdurer, échappant à tout contrôle, à toute question, empêchant les 200 enfants victimes, anciens élèves, de dénoncer des actes datant des années 1970 aux années 1990, et sur une partie desquels enquête aujourd’hui le parquet de Pau. Rappelons ici que parmi les 200 plaintes, 90 sont à caractère sexuel.
À croire que tel n’était pas le propos. La commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les violences dans les établissements scolaires, sous la présidence de la députée Fatiha Keloua-Hachi (PS), n’a été pour l’essentiel qu’un rapport de force politique de piètre facture, entre des députés attachés à transformer un drame sociétal en une affaire politique et un Premier ministre principalement préoccupé par sa propre – et peu limpide – défense.
Beaucoup de questions, et peu de réponses
Que savait le Premier ministre des accusations de violences psychologiques, physiques, des agressions sexuelles et des viols dans l’établissement de son département des Pyrénées-Atlantiques où pendant près de cinquante années, 26 acteurs d’agressions sexuelles ou de violences physiques ont agi impunément ? Aurait-il tenté de préserver l’établissement, dans lequel trois de ses enfants étaient scolarisés et dans lequel sa femme aurait enseigné – « neuf mois », a-t-il précisé – la catéchèse ? Aurait-il voulu protéger une communauté religieuse, à laquelle il était localement attaché ? Aurait-il tenté d’obtenir des informations privilégiées via son voisin, le juge d’instruction Christian Mirande ? Et puis, est-il parvenu via ces heures d’audition à s’extraire de ce dossier dans lequel il s’enlise depuis quatre mois ? Enfin, a-t-on collectivement progressé sur la voie d’une meilleure protection de l’enfance ? À ces questions, aucune réponse. Ou très peu, et très embrouillées.
Le Premier ministre, durement ciblé par le député Insoumis Paul Vannier, n’a consacré l’essentiel de ses propos qu’à se défendre, répétant avoir été vilipendé, harcelé, visé, sans déplacer l’échange vers les victimes, ces générations d’élèves de Bétharram et d’ailleurs, brisées par des enseignants, laïcs et religieux, abuseurs et violents. C’est d’autant plus étonnant qu’il s’était préparé à l’audition, son entourage y a veillé. « Il a fait un exercice de rappel de sa mémoire, il s’est plongé intensément dans ses souvenirs des faits survenus il y a trente ans, il a relu toute la presse de l’époque », confie un de ses conseillers. D’emblée, il a dit sa satisfaction d’être entendu : « Le premier mot qui me vient c’est : enfin ! », puis il a évoqué « un continent caché, un continent dérobé, celui de l’enfance violentée ». Une pause, et le voici qui cingle : « Ma présence ici est celle d’une cible politique ». « Ce qui est en jeu est absolument essentiel pour moi, depuis quatre mois, je suis quotidiennement sali et diffamé ».
Mémoire qui flanche
Or, était-ce vraiment là l’essentiel ? François Bayrou aurait gagné en clarté, s’il avait une fois pour toutes assumé d’avoir la mémoire qui flanche, ce qu’il a fait mais par intermittence. « Je n’ai aucun souvenir, aucun document », dit-il parfois, tandis qu’à d’autres occasions, il précise, il argumente, il se souvient soudain avec précision. Dans la même veine, il s’est souvent défendu de ne pas lire la presse, pour à d’autres moments s’appuyer sur des articles de presse et leurs dates.
Harcelé par Paul Vannier, François Bayrou a répliqué avec une obstination excessive, lui reprochant dix, vingt fois de manipuler ses propos, de les tordre, s’engageant dans un duel dont il aurait pu s’éloigner. Enfin, difficile de comprendre ses trente minutes consacrées à démolir le témoignage de l’enseignante de mathématiques de 1994 à 1996, Françoise Gullung, qu’il nomme lui-même « la lanceuse d’alerte », s’égarant dans un tunnel sur la poursuite de la carrière de celle-ci et l’accusant « d’affabulation ». Que n’eût-il plutôt regretté que cette femme ait été la seule à oser s’indigner du climat de violences qui régnait à Betharram ?
Qu’a-t-on appris de précis ? Que le président du Modem, conseiller général dès 1982, président du conseil général de 1992 à 2001, maire de Pau depuis onze ans, s’est rendu trois fois dans l’établissement célèbre dans le Béarn, son fief politique. Deux inaugurations et une inondation, vite réglées. Que oui le conseil général qu’il présidait a subventionné l’école, jusqu’à la fin des années 90, comme il en subventionne beaucoup d’autres, et que oui encore, il fut membre de son conseil d’administration au titre de président du Conseil général, instance dans laquelle il dit n’avoir jamais siégé. Le reste est moins net.
Quand en décembre 1995 une première plainte est déposée par un parent, le père de Marc Lacoste-Séris, qui eut le tympan percé à la suite d’une gifle et risqua l’amputation ayant écopé d’une punition consistant à rester dehors en petite tenue en plein hiver, Bayrou est ministre de l’Éducation nationale (de 1993 à 1997), et il préside le conseil général des Pyrénées-Atlantiques. Il diligente en avril 1996 une inspection. Devant la commission parlementaire ce 14 mai, il lit avec satisfaction la conclusion favorable de celle-ci. Piégeux, car si la conclusion fut en effet positive, (« Bétharram n’est pas un établissement où les élèves sont brutalisés ») on sait aujourd’hui qu’elle fut le résultat d’un travail bâclé, passant à côté des drames que vivaient les enfants. Violette Spillebout n’eut aucune peine à démontrer que cette inspection, de niveau rectoral, fut montée en vingt-quatre heures, que l’inspecteur n’aura passé que six heures dans l’école, n’y voyant que du personnel désigné et des enfants choisis la veille par la direction, et qu’il aura rédigé les deux feuilles et demie de son rapport en trois jours.
« Rien à dissimuler »
Devant la même commission parlementaire, son auteur, Camille Latrubesse, a reconnu que son travail « ne tient pas la route », qu’il a ignoré plusieurs témoignages et même chargé celui de Françoise Gullung, la professeure de maths, la seule à avoir multiplié les appels à l’aide. L’inspecteur trop pressé a certes conclu favorablement son inspection, mais il a aussi noté que l’école ne respectait pas les règles. Dortoirs de cinquante enfants, des enfants en surveillant d’autres, des châtiments corporels, tout cela, écrit-il, devrait être corrigé. Des éléments dont le Premier Ministre ne s’est pas saisi pour dire son regret que l’inspection ne soit pas allée plus loin, évoquant maladroitement les romans anglais du siècle dernier, pour dire qu’il fut une époque où l’on battait les enfants, rappelant même la taille immense de son dortoir en classe préparatoire à Bordeaux en 1968.
S’il a condamné à plusieurs reprises, et avec vigueur, la pédocriminalité (« Je ne connais rien de pire que des adultes utilisant des enfants comme objets sexuels », « L’humanité ne peut pas tomber plus bas »), il a passé un temps long et confus à démontrer n’être jamais intervenu auprès du juge Christian Mirande, chargé d’instruire le dossier du Père Carricart. « Je n’ai rien à dissimuler », a-t-il plusieurs fois déclaré. L’ancien directeur général de Bétharram fut mis en examen en 1998 puis placé en détention pour viol sur mineur. Après deux semaines de détention provisoire, la chambre d’appel de la cour de Pau autorisa qu’il sorte, et le religieux Carricart s’installa à Rome, à l’abri de sa congrégation. Fin 1999, les gendarmes ayant trouvé une deuxième victime, il est convoqué, mais ne se présente pas. Le 2 février 2000, son corps est repêché dans le Tibre. Elisabeth Bayrou assista, comme toute la communauté enseignante, aux obsèques. En 2006, l’école est reconnue « civilement responsable » de viols et d’agressions sexuelles commises par son ancien directeur selon un arrêt rendu par la cour d’appel de Pau.
Sur ce point, le pire, François Bayrou se perd à raconter ses liens de voisinage dans son village de Bordères, « vingt maisons, vingt familles », avec le juge d’instruction Mirande, ému aux larmes en évoquant la mort de son futur beau-frère, Etienne, tué enfant dans un accident de vélo, tout en martelant : « Je ne suis jamais intervenu dans aucune affaire judiciaire ». Sur ses conversations avec le magistrat, les versions de François Bayrou ont beaucoup varié. Devant les parlementaires, il affirme enfin ne plus se souvenir précisément et il dit faire confiance à la mémoire du magistrat, qui a toujours rapporté avoir discuté de l’affaire Carricart avec lui, se souvenant de sa sidération. Ensuite, le chef de gouvernement s’est attaché à démontrer que le gendarme Alain Hontangs (« soit il ment, soit il affabule ») fait erreur quand celui-ci, devant la même commission, dit avoir entendu le Procureur général faire état d’une intervention de François Bayrou pour ralentir l’instruction autour du dossier Carricart.
Tout ça pour ça ? Quelques jours avant cette laborieuse soirée, le Premier ministre disait pourtant sa pugnacité. « C’est la seule chose dégueulasse depuis que je suis ici, mais je dis ça tout le temps : ‘si tu ne peux pas prendre des coups dans la gueule, il ne faut pas faire boxeur’, alors ils peuvent monter où ils veulent, maintenant je suis mithridatisé ». Mithridatisé, peut-être trop.
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Author : Emilie Lanez
Publish date : 2025-05-15 05:11:00
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