C’était le point d’orgue de la visite diplomatique de Xi Jinping en Russie. Assis à côté de Vladimir Poutine, ruban de Saint-Georges épinglé au manteau, le président chinois a assisté à la parade militaire du 80e anniversaire de la victoire russe dans la « Grande Guerre patriotique ». Une image symbolique pour réaffirmer la solidité de l’amitié « sans limite », scellée entre la Russie et la Chine quelques jours seulement avant l’invasion de l’Ukraine, en février 2022.
Depuis, la relation entre les deux pays n’a cessé de se renforcer. C’est ce que montre le « China-Russia Dashboard », publié par le Mercator Institute for China Studies (Merics), institut de recherche spécialisé dans l’étude de la Chine contemporaine. L’Express a interrogé Claus Soong, analyste au Merics et artisan de cette plateforme. Pour cet expert des relations étrangères chinoises, le rapprochement notable entre les deux pays ne doit pas faire oublier qu’il existe bel et bien des limites à l’alignement sino-russe, particulièrement sur la guerre en Ukraine. Entretien.
L’Express : Que retenez-vous de la visite de Xi Jinping en Russie la semaine dernière ?
Claus Soong : Cette visite a surtout été un moyen de réaffirmer au monde entier la solidité des relations entre Pékin et Moscou. C’est en tout cas le discours officiel des autorités chinoises. La déclaration de Xi Jinping dans Xinhua, l’agence de presse nationale chinoise, l’illustre parfaitement.
On y retrouve tous les éléments du récit martelé par Pékin : les relations sino-russes s’inscrivent dans une longue histoire qui remonte à l’époque de la création de la République populaire de Chine. Depuis, les liens se seraient progressivement renforcés, au rythme des épreuves que les deux pays ont dû affronter, avec comme fil rouge l’Occident perçu comme une menace commune.
Les Européens se réunissaient à Londres ce lundi 12 mai afin de maintenir la pression sur Vladimir Poutine et l’inciter à accepter un cessez-le-feu. Quelle est la position de la Chine à ce sujet ?
Lors d’un point presse qui s’est tenu à Pékin, un journaliste ukrainien a interrogé le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères sur l’absence de réaction de la Russie à une proposition de cessez-le-feu, plus de trente jours après son lancement. Sa réponse était sans surprise : la Chine appelle au dialogue et plaide en faveur d’un règlement politique, équitable et durable de la crise ukrainienne.
Ce qui importe à Xi Jinping, ça n’est pas tant la paix que le fait qu’elle se fasse selon ses propres modalités.
Ça, c’est la position de principe. Dans la pratique, la Chine adopte une position plus nuancée et pragmatique qui lui permet de ne pas s’impliquer plus directement dans le conflit, de maintenir le régime de Poutine à flot, mais de se présenter comme un artisan de la paix sur la scène internationale. Elle se montre très méfiante vis-à-vis des initiatives bilatérales entre les Etats-Unis et la Russie, car elles lui donnent le sentiment d’être tenue à l’écart du processus diplomatique. Ressentiment qui n’est d’ailleurs pas propre au conflit en Ukraine, car Pékin tient exactement la même position à propos de l’engagement de la Russie avec la Corée du Nord.
Surtout, ce qui importe à Xi Jinping, ça n’est pas tant la paix que le fait qu’elle se fasse selon ses propres modalités, afin que la Chine maintienne et renforce son influence. S’il soutient le principe d’un cessez-le-feu, il rejette probablement l’idée que celui-ci soit imposé ou négocié sous l’égide des Etats-Unis ou de l’Union européenne.
Pourtant, depuis le début de la guerre en Ukraine, la Chine apparaît comme un pilier de l’effort de guerre russe…
Vous avez raison. Depuis février 2022, le rapprochement entre la Chine et la Russie s’est particulièrement accéléré. L’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine a brutalement fait croître le commerce bilatéral entre la Chine et la Russie, même si celui-ci est en augmentation continue depuis une décennie. Le total des échanges entre les deux pays a doublé depuis 2020, pour atteindre 245 milliards de dollars en 2024. La Russie exporte principalement des combustibles fossiles et des ressources naturelles, et la Chine envoie plutôt des produits manufacturés comme des voitures, des machines agricoles, des produits électroniques…
On peut également citer la forte augmentation de la part du yuan chinois dans le commerce international russe depuis le début du conflit et la mise en place des sanctions occidentales. De 2 % du commerce total de la Russie, le yuan chinois a atteint 30 % au début de 2023 !
Sur le plan politique, aucune autre relation bilatérale n’est aussi intense et soutenue que la relation Russie-Chine. Xi Jinping et Vladimir Poutine se sont rencontrés, que ce soit physiquement ou par téléphone, plus d’une dizaine de fois en trois ans. Leurs ministres des Affaires étrangères, Wang Yi et Sergueï Lavrov, ont échangé dix-huit fois sur la même période. C’est beaucoup en si peu de temps ! Sur le fond, les deux pays défendent une même vision du monde, fondée sur la volonté de créer un ordre mondial alternatif et multipolaire dans lequel ils joueraient un rôle clé.
Enfin, cet alignement se manifeste dans la sphère sociale. L’activité des postes-frontière ne cesse de croitre, les échanges d’étudiants entre les deux pays sont en hausse… Ce sont autant d’éléments concrets qui illustrent une convergence de plus en plus profonde.
Mais vous montrez également qu’il existe des « limites » à ce rapprochement… Quelles sont-elles ?
Il suffit de regarder les votes des deux pays à l’ONU pour s’en rendre compte. En 2018, la Chine et la Russie votaient de manière similaire dans 96 % des cas au Conseil de sécurité. En 2024, ce chiffre est tombé à 83 %. À l’Assemblée générale, on est passé de 77 % à 66 %. Cette baisse s’explique principalement par des divergences sur la guerre en Ukraine.
Certaines déclarations d’officiels chinois sont très claires sur ces divergences. L’ambassadeur de Chine aux Etats-Unis, Qin Gang, a par exemple évoqué que le non-respect du droit international serait une ligne rouge que la Russie ne devait pas franchir. En avril 2023, Fu Cong, alors ambassadeur de Chine auprès de l’Union européenne, a été très explicite en affirmant que le partenariat « sans limite » avec la Russie était surtout de la rhétorique, et que la Chine ne soutenait pas Moscou dans sa guerre en Ukraine.
D’ailleurs, Pékin se défend de soutenir l’effort de guerre russe. La Chine explique qu’elle se contente de poursuivre ses échanges commerciaux, sans fournir d’équipements militaires ou de biens et technologies à double usage (NDLR : produits et technologies conçus initialement pour un usage civil et détournés à des fins militaires ou terroristes). Contrairement à la Corée du Nord, qui a envoyé des militaires sur le terrain, la Chine reste davantage en retrait.
Pourquoi la Chine ne s’engage-t-elle pas davantage pour soutenir la Russie dans le conflit ?
Parce que la Chine sait très bien qu’elle n’a aucun intérêt à faire cela. C’est même tout l’inverse, tant elle craint les sanctions occidentales. Un soutien plus concret à la Russie dans le conflit exposerait l’économie chinoise à de lourdes conséquences, en particulier sur ses marchés d’exportation en Europe et aux États-Unis, qui restent essentiels pour sa croissance et sa stabilité intérieure.
La Chine a certes besoin de sa relation avec la Russie, mais elle refuse de suivre Moscou dans son aventure militaire. Elle est dans une position d’équilibre, ou elle essaye de tirer un maximum profit de cette relation, mais ça s’arrête là.
Cette relation n’est-elle pas asymétrique, en faveur de la Chine ?
Il est vrai que la Russie dépend davantage de la Chine, surtout depuis 2022 et le début de la guerre en Ukraine. Mais Pékin a également besoin de Moscou, notamment pour contrer l’influence occidentale et renforcer sa sécurité stratégique. Sans la Russie de Poutine, la Chine se retrouverait véritablement dans une position de vulnérabilité sur le plan géopolitique.
Sans le soutien économique chinois, Moscou serait incapable de maintenir son effort de guerre.
Là où vous avez raison, c’est que la dépendance russe à l’égard de Pékin est peut-être plus manifeste. Sans le soutien économique chinois, Moscou serait incapable de maintenir son effort de guerre. Après le retrait des entreprises occidentales de la Russie, la Chine domine complètement le marché russe de la consommation, elle y écoule ses voitures, ses biens manufacturés… C’est un soutien essentiel pour la Russie, même si l’Union européenne et des pays comme l’Inde continuent à commercer avec la Russie pour ses ressources naturelles, son pétrole et son gaz.
Ce qui est vrai également, c’est que la marge de manœuvre stratégique de Moscou vis-à-vis de Pékin s’est considérablement réduite ces dernières années… Il y a dix ou quinze ans, la Russie savait jouer des rivalités entre la Chine et le Japon pour obtenir de meilleures conditions dans des projets d’infrastructures comme le pipeline en Sibérie. Aujourd’hui, c’est devenu presque impossible, car Poutine n’a plus d’alternative sérieuse à l’alliance avec Pékin. Pour caractériser la relation entre la Chine et la Russie, on peut dire que les deux pays partagent un même lit, mais font des rêves différents.
La Chine et les États-Unis viennent d’annoncer la suspension d’une partie des droits de douane entre les deux pays pour 90 jours… Est-ce une victoire de Xi Jinping ?
Je ne pense pas que l’on puisse parler de « victoire » de Xi Jinping. C’est une évolution logique quand on regarde le contexte politique américain. Des échéances électorales approchent et Donald Trump fait face au ralentissement de l’activité dans certains ports de la côte ouest, conséquence directe de ses tarifs douaniers. Pour éviter une pénurie de biens de consommation et une nouvelle poussée inflationniste, qui nuirait aux ménages américains et, par ricochet, aux résultats électoraux du Parti républicain, l’administration Trump n’avait d’autre choix que de trouver un compromis rapide. Mais ça n’est pas la fin de la compétition entre la Chine et les États-Unis. C’est une pause, mais pas la fin de la guerre commerciale.
De son côté, la Chine a évidemment intérêt à cet apaisement. Derrière le discours officiel, la situation économique du pays est préoccupante : la confiance des investisseurs s’érode et Pékin a besoin de stabilité. Xi Jinping doit considérer que dans l’état, conclure un accord temporaire qui ne remette pas en cause la rivalité stratégique de fond – et donc maintenir une image de fermeté vis-à-vis de l’opinion publique chinoise – est un compromis acceptable.
Il reste que la Chine dépend plus des débouchés américains que l’inverse. Pour les États-Unis, il est possible – quoique coûteux – de trouver des alternatives fiables aux importations chinoises. Pour la Chine en revanche, il est bien plus difficile de remplacer le marché américain.
La Chine semble vouloir profiter de la fenêtre d’opportunité ouverte par la politique menée par Donald Trump. En avril, Xi Jinping a visité des pays de l’Asie du Sud-Est, et ce lundi il accueillait plusieurs dirigeants latino-américains…
La Chine cherche clairement à se positionner comme une alternative à l’ordre mondial occidental. Mais c’est une stratégie qui ne date pas de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump : elle s’inscrit plutôt dans une dynamique ancienne, qui remonte à la « Belt and road initiative » (NDLR : stratégique chinois visant à relier la Chine et l’Europe et intégrant les espaces d’Asie centrale), lancée en 2013, à l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir.
Depuis, Pékin a multiplié les initiatives visant à structurer un contre-modèle : élargissement des Brics, renforcement de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), création de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), initiatives dans le cadre du G20 et des Nations unies… Cette ambition repose sur une vision plus large, incarnée par la notion de « communauté de destin pour l’humanité », un concept issu de la tradition impériale chinoise (« 天下 », tout sous le ciel), que Xi Jinping adapte à la géopolitique contemporaine afin de promouvoir un modèle dans lequel la Chine est au centre.
Mais il faut garder à l’esprit que cette montée en puissance reste ambivalente. D’un côté, la Chine tente de combler le vide laissé par le retrait relatif des Etats-Unis de la gouvernance mondiale et de la coopération régionale, depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. En Afrique par exemple, elle multiplie les sommets et les engagements financiers. De l’autre, elle peine à proposer une véritable alternative. Les projets d’aide extérieure chinoise, comparés aux programmes américains, restent limités en volume, et manquent de transparence. De plus, les instruments d’influence culturelle comme les Instituts Confucius font pâle figure à côté des ONG américaines et européennes. La Chine est donc de plus en plus présente, mais son modèle reste avant tout interétatique, centré sur les gouvernements, avec un ancrage bien moins fort dans les dynamiques locales.
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Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-05-14 16:00:00
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