L’en-tête, rouge vif, dit beaucoup : « Diffusion restreinte, source secrète ». Datée du 28 novembre 1968, cette note du SDECE – l’ancêtre de la DGSE – repose sagement dans un carton des archives nationales militaires de Vincennes, à côté de Paris. Elle contient une information explosive : « Selon un renseignement de bonne source, Gheraïeb, président de l’Amicale des Algériens de France, a remis une somme de 800 000 nouveaux francs à Michel Rocard, secrétaire national du PSU. » La première information d’une longue série. L’Express a retrouvé plusieurs documents classés confidentiels, rédigés par les services de renseignement français entre 1965 et 1974. Ils retracent la proximité entre la présidence algérienne de Houari Boumediene et le Parti socialiste unifié (PSU) de Michel Rocard. A plusieurs reprises, cette bonne entente aurait débouché sur un financement politique. Le témoignage d’une époque où une partie de la gauche allait toquer à la porte d’Alger pour empocher des subsides.
Le PSU a toujours été proche du FLN. Il est fondé en 1960 en opposition à la guerre et en soutien de l’indépendance de l’Algérie. Même le coup d’Etat militaire du colonel Boumediene, le 19 juin 1965, ne rompt pas leurs liens. Les contacts passent par la branche française de l’Amicale des Algériens en Europe (AAE), dont le siège est à Paris. Cette structure est créée en 1962 pour représenter le FLN sur le continent.
Pendant au moins dix ans, son dirigeant principal est Abdelkrim Gheraïeb, haut fonctionnaire algérien, arrivé dans l’Hexagone deux mois après le putsch de Houari Boumediene. C’est un homme de confiance du président. Dans une note blanche non datée, consultable aux archives de la préfecture de police, les renseignements généraux (RG) écrivent qu’il est chargé de « toutes les missions politiques qui ne peuvent être entreprises par l’ambassadeur d’Algérie en France ». Or le rôle de l’Amicale est double : informer la diaspora de la vision du FLN, mais aussi frayer avec le monde politique français, « de gauche le plus souvent », précisent-ils, « notamment avec le PSU ».
« Officiellement, le rôle de l’Amicale est de protéger les intérêts moraux et matériels des travailleurs algériens en Europe. Sur le terrain, l’action est double : contrer l’opposition algérienne et conduire une diplomatie parallèle. Pour ce faire, des moyens financiers sont mis à sa disposition par Alger, dont certains sont traçables et d’autres beaucoup moins », affirme l’historien Naoufel Brahimi El Mili dans France-Algérie : 50 ans d’histoires secrètes (1962-1992). Il écrit : « L’Algérie a en France, dès les années 1970, une paierie générale dont le siège est un bel hôtel particulier dans le XVIè arrondissement de Paris. C’est une émanation du Trésor algériens, qui gère le budget de la chancellerie et du dispositif consulaire algérien. Elle fournit des sommes en liquide à l’Amicale des Algériens pour la bonne conduite de ses missions ».
Le PSU, alternative en mai 1968
Les liens entre l’Algérie et le PSU sont si étroits que pendant la crise de mai 1968, l’Amicale prend langue avec la formation de gauche. Une note confidentielle de la préfecture de police du 17 juin 1968, citant des propos d’opposants algériens, évoque cette initiative qui « aurait été dictée par M. Ahmed Kaïd, responsable du parti du FLN, en prévision d’une chute possible du gouvernement français et du retrait du président de la République ».
Après l’annonce par de Gaulle de la dissolution de l’Assemblée nationale, l’AAE aurait toutefois arrêté ses démarches auprès des forces de gauche… tout en poursuivant sa relation avec le PSU. « A cette époque, le FLN entretient avec nous une sorte de solidarité de remerciement », décrit un ancien cadre du parti auprès de L’Express. Idéologiquement, les deux organisations prônent des valeurs similaires : l’antiracisme, le soutien aux travailleurs algériens, la défense de la Palestine, ou encore un même positionnement sur le Sahara occidental. « Il s’agissait de deux partenaires tiers-mondistes, d’une troisième voie du socialisme international. Ni Pékin ni Moscou », poursuit le responsable, qui se dit « peu surpris » par les archives exhumées par L’Express. A plusieurs reprises, preuve de la proximité des combats, Abdelkrim Gheraïeb sera invité aux congrès du PSU.
Le 31 octobre 1968, Michel Rocard embarque pour Alger. La délégation du PSU qu’il conduit doit assister aux commémorations du 1ᵉʳ novembre, anniversaire du début de la guerre d’Algérie. Dans une note du 9 novembre, le SDECE souligne le « caractère clandestin » de la visite. Le service secret est semble-t-il troublé par « les entretiens au sommet avec des personnalités algériennes, notamment le ministre des Finances », Chérif Belkacem. Cinq jours plus tard, la préfecture de police alerte à son tour, cette fois au sujet d’un « don de 800 000 francs » (soit environ 1,1 million d’euros) qu’aurait reçu le parti. D’après plusieurs témoignages de militants « très proches de certains dirigeants du PSU », selon les policiers, il pourrait avoir été octroyé « par le FLN » algérien ou, selon d’autres, par le « FNL, les autorités nord-vietnamiennes, ou les représentants du Front national de libération du Sud-Vietnam ». Les indices concordants de la proximité entre le PSU et le FLN se multiplient. Selon une note du SDECE datée du 3 décembre 1968, le gouvernement algérien décide « de n’inviter aucun parti politique français aux cérémonies commémoratives du soulèvement »… à l’exception du PSU. Une délégation menée par Jacques Sauvageot, figure étudiante de Mai 68, se rendra encore une fois à Alger.
Un prêt de 50 000 francs devenu… une « subvention »
L’ancien Premier ministre Michel Rocard quittant l’hôtel Matignon, le 16 mai 1991
Selon l’historien et ex-dirigeant du PSU Bernard Ravenel, auteur de Quand la gauche se réinventait. Le PSU, histoire d’un parti visionnaire, les contacts officiels entre le PSU et le FLN se poursuivent en septembre 1970. Les relations entre Paris et Alger sont alors particulièrement dégradées. Le gouvernement algérien a lancé le processus qui lui permettra de remettre la main sur les hydrocarbures présents dans son sol. Pour la France, cette décision implique la perte du monopole qu’elle détient depuis 1956 sur les gisements sahariens. Paris est furieux. Le PSU, beaucoup moins. Ses dirigeants perçoivent le projet de nationalisation des entreprises françaises en Algérie comme « objectivement progressiste » et « anti-impérialiste », relatait dans son livre Bernard Ravenel, décédé en 2023. Dans ce contexte, Michel Rocard se rend à l’enterrement de Gamal Abdel Nasser, le président égyptien. Il y croise Houari Boumediene et constate, d’après Bernard Ravenel, « une réelle qualité d’écoute chez ses interlocuteurs qui ont besoin de sortir de leur isolement ». Ce besoin est tel qu’Alger est disposé à remettre la main au portefeuille.
En 1970, le PSU quitte son siège de la rue Mademoiselle, dans le XVᵉ arrondissement de Paris, pour s’installer un nouveau local cédé par Force ouvrière rue Borromée. Afin d’obtenir un prêt de la compagnie financière Paribas, Michel Rocard doit réunir un apport de 50 000 francs avant la fin de l’année. Il se tourne alors vers Boumediene. « Je lui dis tout de go : ‘Faites-moi un prêt de 48 000 francs' », raconte-t-il à Bernard Ravenel, des propos retranscrits dans son ouvrage paru en 2015. La présidence algérienne fournit la somme, qui ne sera jamais remboursée. « Ces 50 000 francs sont devenus une subvention », reconnaît-il.
Les archives de la préfecture de police relatent en creux cet épisode : les policiers remarquent qu’en dix jours le futur Premier ministre fait deux allers-retours à Alger. Robert Chapuis, proche de Michel Rocard, lui, demeure sceptique. Il ne croit pas vraiment à ce financement de 1970. « Dire ça quarante-cinq ans après, c’est suspect !, assure-t-il. Mon ami Rocard fatiguait un peu… » Son successeur à la tête du parti en 1973 assure « n’avoir jamais eu d’information sur un quelconque prêt algérien, même modeste ».
A gauche, d’autres formations concernées
D’autres archives des services de renseignement viennent pourtant accréditer ce financement occulte. Le 28 janvier 1974, une note de la préfecture de police s’étonne de l’état des comptes du parti. « Aucun élément d’information ne permet de conclure à une rentrée massive de cotisations qui expliquerait la nouvelle aisance relative de la trésorerie du parti et de la facilité avec laquelle elle aurait fait face cette fois à ses échéances de fin d’année », est-il écrit. D’après les policiers, Rocard sollicite Gheraïeb depuis plusieurs semaines. Les autorités algériennes hésitent. Mais « l’actuelle aisance financière du PSU, et surtout son empressement à relayer la propagande algérienne semblent indiquer qu’elles ont reconsidéré leur position », affirme la préfecture, qui va jusqu’à avancer une somme : « Des récentes décisions des autorités algériennes auraient porté le montant mensuel de cette subvention à 1 500 000 francs ». Soit 1,4 million d’euros de 2024. Une somme colossale.
Dire ça quarante-cinq ans après, c’est suspect ! Mon ami Rocard fatiguait un peu…
La note ne dit pas combien de temps auraient duré ces flux. A partir de 1974, les archives portant sur d’éventuels versements d’Alger au PSU se raréfient. En décembre 1974, Michel Rocard annonce son départ et son adhésion au Parti socialiste de François Mitterrand.
Par ailleurs, une note de la direction de la sécurité militaire suggère que les financements algériens auraient irrigué d’autres organisations de gauche. En mai 1972, le service de renseignement évoque des « subsides », versés à Vive la Révolution, groupe maoïste libertaire animé par l’architecte Roland Castro et l’avocat Etienne Grumbach. Alain Krivine, candidat de la Ligue communiste révolutionnaire aux élections présidentielles de 1969 et 1974, aurait rencontré à l’époque « de temps en temps à Berne des fonctionnaires de l’ambassade d’Algérie chargée du financement des organisations gauchistes ».
La CIA et Force ouvrière
« Foutaises !, répond aujourd’hui son frère jumeau, Hubert Krivine. Je mets en doute le sérieux des renseignements des services. » Jointe par nos soins, la famille de Michel Rocard n’a pas donné suite à nos sollicitations. Nicolas Sauger, professeur des universités à Sciences Po, auteur d’une étude sur les groupes d’intérêts et le financement de la vie politique en France, estime les éléments avancés par les services de renseignements crédibles. « Des cas sont de notoriété publique », pointe l’universitaire, que nous avons informé de l’existence de ces archives.
Dès 1975, Thomas Braden, directeur adjoint de la CIA, révèle que, après la guerre, le service de renseignement américain avait financé plusieurs mouvements européens, dont le syndicat Force ouvrière. « Il est par exemple pratiquement certain que le Parti communiste a reçu des financements de l’Union soviétique », poursuit-il. Au-delà du PC, la question concernait tous les partis de gauche. « Dans les années 1960 et 1970, la gauche n’était pas au pouvoir. A l’inverse de la droite, elle ne pouvait pas bénéficier des financements liés à l’Etat et devait donc se financer par des organismes extérieurs », explique-t-il.
Ce problème a même été pointé par un certain… Michel Rocard. « Il y a une certaine malédiction en France, regrettait-il au micro de France Culture, en 1979. […] La Constitution, les lois de la République française vouent la vie politique à la misère ou à la fraude. » En 1990, alors qu’il est Premier ministre, il soutient un projet de loi voué à encadrer les financements privés des partis politiques pour plus de transparence. La Commission nationale des comptes de campagne est créée, les responsables d’infractions commises avant juin 1989 sont amnistiés. On appellera ce texte la « loi Rocard ».
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/quand-lalgerie-financait-la-gauche-de-michel-rocard-nos-revelations-AUL2WNKPDZF6JIS272LHI6EX4I/
Author : Alexandra Saviana
Publish date : 2025-05-15 15:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.