La santé mentale a été érigée grande cause nationale en 2025. C’est une préoccupation d’autant plus légitime que la pandémie mondiale a manifestement aggravé la situation, notamment dans la jeunesse, où le suicide est la première cause de mortalité, en France, avec environ 8 300 décès annuels. Qu’on y songe : environ 13 millions de Français, soit 1 sur 5, sont touchés par de tels troubles. Comme la question de la santé mentale est spontanément renvoyée à celle du cerveau, elle touche au cœur de notre identité, de là que les personnes qui en souffrent n’en font pas facilement l’aveu, ni même qu’elles se font facilement entendre parce que ceux qui ne connaissent pas ces troubles ont souvent l’idée qu’il suffirait de le vouloir vraiment pour aller mieux.
Quoi qu’il en soit, la banalité de la présence de ce paramètre dans notre vie sociale fait qu’il peut facilement être convoqué comme explication de phénomènes sociaux à propos desquels nous ne trouvons pas spontanément d’explication univoque. C’est particulièrement le cas pour les actes suspectés d’être terroristes. Il offre alors la possibilité d’une narration qui convient à tel ou tel camp politique selon la nature de leurs motivations apparentes. Ainsi, si un forcené égorge un passant en criant « Allahou akbar ! », une certaine extrême gauche convoquera instinctivement la psychiatrie, tandis que, s’il s’agit d’une attaque antimusulmane, ce sera alors à une scène politique beaucoup plus à droite de convoquer la variable du trouble mental.
On comprend bien que ce paramètre est censé impliquer une forme d’irresponsabilité. Dès lors, si c’est bien la démence qui rend compte de l’acte perpétré, cela innocente l’idéologie dont il se réclame : islamisme, suprématisme, écologie profonde… Que l’on me comprenne bien, je ne nie pas que le déséquilibre psychique puisse favoriser, dans certaines conditions, l’action violente, mais la précipitation motivée avec laquelle les commentateurs vont invoquer cette possibilité dit beaucoup de leur indifférence au réel : ils veulent que les faits disent ce qui plaît à leurs oreilles. Ce serait déjà beaucoup, mais ce n’est pas tout : même lorsque l’individu meurtrier peut être diagnostiqué par la psychiatrie, cela suffit-il à faire s’évaporer les motivations idéologiques qu’il revendique ?
Agents narratifs
L’un des cas les plus emblématiques de cette situation est celui de l’attentat de Nice, en 2016, perpétré par Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, qui a foncé avec un camion dans la foule assistant au feu d’artifice du 14 juillet et tué, au nom de l’islam, 86 personnes. L’enquête a montré qu’il menait une double vie sexuelle avec des femmes et des hommes, buvait de l’alcool et ne se rendait jamais à la mosquée. De là que certains commentateurs ont voulu amnistier l’islam radical de ce meurtre de masse, insistant sur la fragilité psychiatrique de l’individu. Pourtant, sans soutien idéologique, on imagine mal Lahouaiej-Bouhlel donner à sa pathologie la forme qu’il lui a choisie. Dans un autre monde mental, peut-être aurait-il fait partie de ces forcenés qui mettent leur famille en péril – il se trouve qu’il était en instance de divorce –, tandis que le GIGN tente de négocier leur reddition. Ce meurtrier a fomenté son attentat. Il ne s’agit pas du coup de tête d’un déséquilibré : il a eu des complices, des gens qui l’ont armé et il a distinctement crié au moment de son forfait, et plusieurs fois, « Allahou akbar ». Donc peut-être avait-il des problèmes psychiatriques mais des agents narratifs ont donné à son délire une forme meurtrière bien spécifique et l’islamisme radical n’est donc certainement pas irresponsable de l’attentat de Nice.
De même que la haine des musulmans n’est pas innocente du récent meurtre d’Aboubakar Cissé, frappé de 57 coups de couteau le 25 avril dans la salle de prière d’une mosquée à La Grand-Combe, dans le Gard. Les cas sont innombrables, comme celui du célèbre Unabomber, dont les actes terroristes ont un rapport avec sa schizophrénie paranoïde tout autant que son idéologie anthropophobe. Ce que ne comprennent pas ceux qui veulent sauver les idéologies des actes barbares qu’elles peuvent inspirer en les protégeant du bouclier de la psychiatrie, c’est qu’elles donnent une forme particulière aux délires : une forme qui les rend meurtriers.
Gérald Bronner est sociologue et professeur à La Sorbonne Université.
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Author : Gérald Bronner
Publish date : 2025-05-16 14:00:00
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