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La conquête de Gaza, le plan de trop d’Israël : « C’est un aveu d’échec »

La conquête de Gaza, le plan de trop d’Israël : « C’est un aveu d’échec »

Dans la Bible, Gédéon est un juge d’Israël choisi par Dieu pour libérer son peuple de l’oppression des Madianites. Désormais, c’est aussi le nom d’une opération à hauts risques (« Chariots de Gédéon ») que toute la communauté internationale redoute : le nouveau plan de conquête de la bande de Gaza, dévoilé très partiellement le 4 mai par le cabinet de sécurité israélien et mis à exécution par l’Etat hébreu ce samedi, quelques heures seulement après la visite de Donald Trump dans le Golfe. Alors que l’enclave est déjà au supplice et que le conflit a fait plus de 50 000 victimes selon le Hamas, Israël affirme avoir intensifié son offensive, lançant des frappes de « grande envergure » et redéployant ses troupes pour prendre « le contrôle de zones » du territoire palestinien.

En coulisses, les acteurs de la région s’activent pour trouver une solution. Ce 17 mai à Bagdad, les pays de la Ligue arabe tentent de reprendre la main sur l’avenir de Gaza en défendant leur propre plan de reconstruction, présenté comme une réponse au projet de Donald Trump de mise sous tutelle du territoire. Israël a repris à son compte l’idée américaine tout en entretenant un mince fil diplomatique et la perspective d’un cessez-le-feu. « Le seul espoir d’une pause dans ce conflit, c’est le plan Witkoff [NDLR : du nom de l’envoyé spécial américain au Moyen-Orient et qui prévoit la libération de 10 otages vivants contre 40-50 jours de cessez-le-feu et des discussions ultérieures sur la fin du conflit]. Il y a en ce moment une pression active des Etats-Unis, du Qatar et de l’Egypte dans ce sens », souffle une source diplomatique de l’Etat hébreu. Mais cette fuite en avant voulue par Benyamin Netanyahou et l’aile radicale de son gouvernement fait peser des gros risques pour la population palestinienne.

Une opération militaire très risquée

Depuis plusieurs semaines, les critiques sur la conduite de la guerre ont redoublé, aussi bien en Israël que dans le monde. L’opération « Chariots de Gédéon » est donc un sujet hautement sensible au sein de l’État-major militaire. Peu de détails ont encore filtré, et Tsahal, que L’Express a tenté de joindre, n’a pas souhaité répondre à nos questions. Israël prévoit toutefois que cette nouvelle phase militaire ne sera pas juste une succession de raids mais aussi une occupation de l’enclave. Pour cela, l’armée a rappelé, dès le dimanche 4 au soir, des dizaines de milliers de réservistes. Sauf que ce recours intensifié à la force militaire survient au plus mauvais moment. Depuis plusieurs semaines, une fronde monte dans les rangs de l’aviation, de la marine, du Mossad ainsi que de la très discrète unité d’élite 8 200 du renseignement. Ces militaires critiquent le choix de Benyamin Netanyahou d’avoir mis fin au cessez-le-feu le 18 mars et de mettre en danger les 58 otages encore détenus par le Hamas.

Tout le monde craint déjà le coût humain d’une telle opération. « Cette escalade militaire sera plus dure, plus sanglante, mais traduit avant tout un aveu d’échec. Tsahal n’a pas atteint ses objectifs initiaux – neutraliser le Hamas et libérer les otages – et rien ne permet d’envisager que cette nouvelle offensive connaîtra plus de succès », constate Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po Paris et auteur du livre Tuer ou laisser vivre, Israël et la morale de la guerre (Ed Flammarion, 2025). Sur le terrain, Tsahal avait déjà intensifié ses bombardements meurtriers ces derniers jours. Selon l’agence de défense civile de Gaza, au moins cent personnes ont été tuées le 16 mai.

En parallèle de cette nouvelle opération militaire, les bulldozers israéliens grignotent chaque jour un peu plus de terrain, élargissant davantage la « zone de sécurité » qui ressemble de plus en plus à une annexion de fait. Officiellement, l’armée assure contrôler seulement 30 % des 360 km2 de cette bande de terre. Mais d’après le Bureau des affaires humanitaires des Nations unies (Ocha), près de 70 % du territoire de la bande de Gaza est soit intégré dans l’une des zones tampons israéliennes, soit considéré par l’armée comme un secteur à évacuer. Désormais, l’intégralité du gouvernorat de Rafah, à l’extrême sud du territoire côtier, a été déclaré zone interdite, là où vivaient 230 000 personnes avant la guerre.

L’angoisse d’une nouvelle « Nakba »

A moins d’une centaine de kilomètres de la ville de Gaza, des drapeaux noirs du souvenir ont été hissés cette semaine aux carrefours de Ramallah, en Cisjordanie occupée, pour commémorer le 77e anniversaire de la « Nakba ». La « catastrophe », en arabe, est la période au cours de laquelle, pas moins de 760 000 Arabes de Palestine ont fui ou ont été chassés de chez eux à l’occasion de la création de l’Etat d’Israël. A Gaza, aucune commémoration n’a été possible à cause de l’opération en cours. Et pourtant la crainte d’un nouvel exode massif se profile. L’opération des « Chariots de Gédéon » prévoit aussi « l’émigration volontaire » des Palestiniens, reprenant stricto sensu la proposition du président américain qui a suggéré l’idée d’envoyer les habitants de l’enclave dans des pays tiers afin que sa « Riviera du Moyen-Orient » puisse voir le jour. « Avant Donald Trump, l’idée était taboue. Il a choqué les politiques palestiniens ainsi que les acteurs de la région – comme l’Egypte, le Qatar, la Jordanie – et les a poussés à proposer des idées plus réalisables », avance Kobi Michael, chercheur et analyste à l’Institut Misgav pour la sécurité nationale et la stratégie sioniste, proche du gouvernement.

Selon le plan israélien, les Palestiniens de l’enclave seraient progressivement poussés à partir du nord vers des checkpoints au sud, à proximité de Rafah et Khan Younès, afin de trier les civils des membres du Hamas. Aidée par la reconnaissance faciale, l’armée israélienne a prévu de permettre aux populations d’accéder à des zones dites « stériles » où l’aide humanitaire sera distribuée. Ce plan prolonge la politique de morcellement du territoire déjà engagée par l’Etat hébreu avec les fameux « corridors » ou « points de passage » de Gaza : « Netzarim » au nord, « Morag » et « Philadelphie » au sud tout près de la frontière égyptienne, mais aussi « Mefalsim » qui, d’après les observations du Washington Post, s’est fortifié à la fin de l’année 2024 afin d’isoler la ville de Gaza et le camp de réfugiés de Jabaliya.

Un plan humanitaire très risqué

Cette nouvelle offensive militaire aggrave en outre le risque d’un désastre humanitaire imminent. Gaza est clairement au bord d’une famine de masse. Beaucoup d’ONG s’en sont alarmées ces derniers jours. Donald Trump lui-même s’en est ému à son retour de son voyage dans le Golfe : « Beaucoup de gens sont affamés. » Depuis le 2 mars, Israël impose toujours un blocus humanitaire strict. Aujourd’hui, le nombre de patients présentant des symptômes de malnutrition au cours des dernières semaines a augmenté de 32 %, selon Médecins sans frontières.

Israël ne veut rien céder sur le blocus et garder un contrôle strict des opérations d’aide humanitaire dans la zone. Dans ce contexte, l’opération « Chariots de Gédéon » prévoit l’installation de la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), une ONG, créée de toutes pièces et soutenue par les Etats-Unis. L’objectif est colossal, pour certains quasi irréalisable : distribuer 300 millions de repas lors des 90 premiers jours dans Gaza. Cette institution pourrait être dirigée par David Beasley, ancien directeur du Programme alimentaire mondial jusqu’en décembre 2023 et lauréat du prix Nobel de la paix. « Comment garantir que le Hamas ne prendra pas une partie, voire la totalité, de l’aide humanitaire ? », questionne Michael Milshtein, expert des affaires palestiniennes au Centre Moshe Dayan de l’université de Tel-Aviv. Rien ne dit non plus que l’aide pourra parvenir jusqu’aux habitants du Nord qui ne peuvent plus se déplacer. « Il y a beaucoup d’absurdités dans cette idée cosmétique. Cela me fait penser au projet de port flottant américain à Gaza qui a été un désastre. Nous entretenons beaucoup de fantasmes et d’illusions depuis le 7 octobre », s’alarme l’expert.

Quatre hubs humanitaires doivent voir le jour lors de la phase initiale. Mais Israël va maintenir une surveillance rigoureuse sur les bénéficiaires – un colis d’aide deux fois par mois et par famille. La distribution sera confiée à des sociétés de sécurité privées, dans un cadre légal particulièrement flou pour des missions à hauts risques. Tout le monde a encore en mémoire la mort de 17 civils à Bagdad, en 2007, tués par accident par Blackwater, l’un des grands sous-traitants sécuritaires de l’administration américaine en Irak et en Afghanistan… Pour l’ONU, le constat est clair : cette distribution ne respecte pas les principes d’impartialité et d’indépendance. Cette instance rappelle que des camions chargés notamment de 171 000 tonnes de nourriture attendent de pouvoir entrer dans le territoire.

Les limites du droit international

Quelques jours avant le déclenchement de l’escalade militaire, Emmanuel Macron a qualifié ce que fait le gouvernement de Benyamin Netanyahou à Gaza de « honte », tout en se gardant d’employer le mot « génocide ». Un qualificatif que n’hésite pas à utiliser Tom Fletcher, le chef des opérations humanitaires de l’ONU lors d’un discours choc aux membres du Conseil de sécurité qui a fait le tour du monde. « Allez-vous agir, de façon décisive, pour empêcher un génocide ? », a-t-il lancé le 14 avril dans l’enceinte onusienne. Une partie des intellectuels – comme Marc Knobel dans les colonnes de L’Express – ou des personnalités de la communauté juive prennent aujourd’hui davantage position face à cette radicalisation du gouvernement Israël. En plein festival de Cannes, une tribune signée par 380 artistes et stars du 7e art, dont Pedro Almodovar, Susan Sarandon et Richard Gere, exhorte à ne pas rester silencieux « tandis qu’un génocide est en cours ».

Une notion qui, de l’avis de nombreux experts en droit international, reste complexe à démontrer. « Il s’agit d’actes commis avec l’intention d’éliminer, tout ou partie, d’un groupe humain. Si l’on en juge les paroles de nombreux responsables israéliens, et que nous les comparons aux attaques, à la violence et des cibles, il reste très peu de doutes que des individus agissent à Gaza avec l’intention de commettre un génocide, même si c’est plus difficile à prouver juridiquement », affirme Janina Dill, codirectrice de l’Institut d’éthique, de droit et de conflits armés d’Oxford à l’Université d’Oxford, faisant allusion à l’Afrique du Sud, qui a déposé une plainte dans ce sens contre Israël auprès de la Cour internationale de justice (CIJ).

En revanche, les « crimes de guerre » ou les « crimes contre l’humanité » semblent plus évidents. « Il s’agit d’un cas d’école d’affamer délibérément des civils comme méthode de guerre. Les liens entre le blocus quasi total et systématique de la bande de Gaza par Israël et les bombardements qui ont détruit la quasi-totalité des infrastructures de production alimentaire sont clairs », renchérit Janina Dill qui rappelle aussi que la Cour pénale internationale (CPI) a émis des mandats d’arrêt à l’encontre de Benyamin Netanyhou, de son ex-ministre de la Défense Yoav Gallant ainsi que contre trois chefs du Hamas. Sans que pour l’instant, cela ait produit le moindre effet sur le Premier ministre israélien qui ne montre aucun signe d’inflexion. Imperturbable face à une catastrophe annoncée.



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Author : Charles Carrasco

Publish date : 2025-05-17 16:19:00

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