Rarement un livre universitaire n’aura suscité un tel brouhaha médiatique, jusqu’à s’inviter sur le plateau de Pascal Praud sur CNews. Face à l’obscurantisme woke devait paraître en mars, mais avait été suspendu par son éditeur, les prestigieuses Presses universitaires de France (PUF). Avant même d’en connaître le contenu, l’historien Patrick Boucheron avait publiquement critiqué le livre. L’ouvrage collectif est finalement disponible depuis le 30 avril, et une chose est certaine : les polémiques ont bénéficié aux ventes. Inégal et parfois daté dans son propos, le livre comporte des chapitres très faibles sur le plan scientifique (mention spéciale au texte du psychanalyste Florent Poupart qui n’a rien à envier à la prose d’une Judith Butler, pourtant dans le camp adverse…), d’autres bien plus robustes, comme ceux de de la sociologue Nathalie Heinich, du biologiste Andreas Bikfalvi ou du philosophe Pierre André-Taguieff.
L’historien Pierre Vermeren, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste du Maghreb, a co-dirigé l’ensemble, tout en signant une belle contribution sur l’intégration des enfants d’immigrés dans un contexte de remise en cause des savoirs classiques. Dans un entretien à L’Express, il se défend sur le timing de cette publication, alors que depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, l’obscurantisme et la cancel culture font des ravages aux Etats-Unis, au nom justement de l’antiwokisme.
L’Express : Pourquoi sortir un livre critique sur le wokisme à l’heure où, de l’autre côté de l’Atlantique, le trumpisme menace bien plus sérieusement la science, la liberté académique et la liberté d’expression ?
Pierre Vermeren : On nous a reproché d’avoir un agenda politique, alors que ce livre était prévu depuis trois ans ! C’est d’autant plus idiot qu’aux Etats-Unis, on présume que le wokisme a joué un rôle très important dans la réélection de Donald Trump, du fait d’un retour de bâton contre ces idées. Or ce qui s’est passé là-bas risque d’avoir les mêmes conséquences chez nous.
Aujourd’hui, Donald Trump mène effectivement une offensive contre les dérives woke et antisémites des universités américaines. L’anti-wokisme est devenu l’idéologie officielle des Etats-Unis. Mais ici, en Europe, c’est l’inverse. Le wokisme reste l’idéologie dominante au sein de nos institutions. Nous, nous plaidons simplement pour que l’Etat laisse la recherche et les universités faire leur travail, plutôt que de mettre des pressions considérables afin d’orienter la science, notamment via les programmes de financements européens. Pour obtenir des budgets, nous, universitaires, sommes soumis à des mots-clés et à des orientations promues par le wokisme. Or la science n’a pas besoin de directions idéologiques, ni dans le sens du trumpisme, ni dans celui du wokisme.
Vous avez récemment co-signé une tribune dans Le Monde soulignant que la critique du wokisme n’a rien à voir avec le poutinisme ni le trumpisme…
En effet, la réalité est un peu plus complexe qu’un monde en deux couleurs. Le wokisme est très puissant aux Etats-Unis, et Trump le combat. En revanche, il est inexistant dans une Russie très conservatrice, mais Poutine le combat aussi. En Europe, le wokisme est une réalité indéniable dans certains milieux culturels. C’est l’idéologie d’une partie des élites occidentales, notamment européennes. Le principal diffuseur de cette idéologie, chez nous, c’est Bruxelles, avec des politiques de promotion de l’inclusion et de la diversité, allant jusqu’au voile islamique. Les programmes de recherche européen représentent des centaines de millions d’euros. Les politiques de DEI (diversité, équité et inclusion) sont les politiques officielles de l’Union européenne et des institutions qu’elle subventionne. C’est une idéologie d’Etat qui n’est pas validée par la science, mais s’est auto-proclamée. Voilà ce qui nous gêne.
Que Poutine fasse son miel de l’anti-wokisme pour attaquer l’Occident, ou que Trump en fasse le sien pour arriver au pouvoir, ce n’est pas mon problème. Je ne suis pas Américain. Mon problème, en tant qu’universitaire français, c’est comment faire de la recherche dans un pays où celle-ci est de plus en plus soumise au wokisme. Des pans entiers de la culture occidentale se retrouvent aujourd’hui bannis du monde académique. Langues rares, latin et grec, littératures étrangères hors anglais, linguistique médiévale disparaissent au profit de nouvelles « studies » sur le genre ou la race. On sabote nos métiers et on efface les cultures qui nous ont façonnés. Mais nous ne nous laissons pas faire.
Le mot « woke » n’est-il pas devenu un gigantesque fourre-tout ? Il n’y a nul corpus idéologique, contrairement au marxisme. En France, on s’est même mis, pour accentuer le côté péjoratif, à parler de « wokiste »…
Ce mot est un raccourci qui réunit des idéologies radicales et identitaires. Elles sont radicales car révolutionnaires, et identitaires dans le sens où l’accent est mis sur des communautés de genre, raciales ou religieuses. « Woke » est un raccourci, j’en conviens. Mais ce mot, « éveillé », à l’avantage de rappeler l’origine religieuse du mouvement. Le wokisme est réellement une morale du bien et du mal, qui ne cherche pas à amender l’homme, mais à criminaliser des groupes sociaux prétendument dominateurs, et l’Occident en général. Par ailleurs, c’est une idéologie des élites. Le wokisme prétend défendre les pauvres et les dominés, mais il n’émane nullement des milieux populaires ou des groupes les plus faibles, mais d’une partie de l’élite sociale.
Si vous croyez que Bolloré a une quelconque influence dans l’université française, c’est que vous la connaissez très mal.
Les DEI permettent de créer des milliers d’emplois, et donc des chapelles et des clientèles. A l’université, il est difficile de promouvoir les étudiants, car il y a peu de places dans la recherche, et l’enseignement secondaire rebute. En revanche, toutes les collectivités locales et les entreprises sous influence de cette idéologie ont instauré des départements de DEI, créant des emplois pour des personnespeu qualifiées qui vont ensuite se transformer en commissaires politiques.
L’ironie, c’est que chaque camp reproche à l’autre d’être dominant. Vous dites que le wokisme est puissant au sein de l’université et des entreprises. A gauche, on assure à l’inverse que l’antiwokisme est omniprésent dans les médias de Vincent Bolloré comme au Figaro…
Les médias Bolloré ou Le Figaro n’ont aucune présence dans l’université, qui est un monde en soi. La plus grande partie de l’université n’est d’ailleurs ni Bolloré, ni woke. Pour l’instant, la plupart de mes collègues continuent à faire leur travail comme avant. Simplement, nous subissons des influences et des assauts. Beaucoup de mes confrères nous disent qu’ils nous soutiennent, mais qu’ils ne veulent pas s’afficher, car il y a une grande crainte dans les milieux académiques d’être la cible de militants woke ; beaucoup font donc profil bas. A l’université, le wokisme, pourtant minoritaire en termes d’effectifs, se retrouve en position de force.
Si vous croyez que Le Figaro et Bolloré y ont une quelconque influence, c’est que vous connaissez très mal l’université française [rires]. La lutte se joue plutôt entre les disciplines traditionnelles, attaquées et parfois menacées, et les nouvelles « studies« . Les étudiants sont happés par ces nouvelles idéologies, invités à travailler sur les discriminations ou incriminer les dominants, ce qui fait que les filières classiques (littérature, philosophie, humanités etc.) se vident. On leur propose une pensée par slogans, et des formations dans lesquelles le corpus est léger et où on n’accumule pas les savoirs (pourquoi lire des livres si le « ressenti » prime ?), mais où l’on définit le bien et le mal. Ce qui permet en théorie à ces étudiants de trouver des emplois dans les administrations ou les instances de surveillance – et les chapelles – en pleine expansion.
Emmanuel Macron a fait part de sa volonté d’attirer des chercheurs américains chassés ou fuyant le trumpisme. « Il faut prévenir les universitaires américains qu’ils seront payés chez nous comme des ouvriers américains » avez-vous répondu dans Le Figaro…
Nous sommes payés entre deux et quatre fois moins que les universitaires en Allemagne, en Suisse, au Royaume-Uni et bien sûr aux Etats-Unis. Le pouvoir d’achat d’un professeur français, quel qu’il soit, a été divisé par deux en quarante ans. En France, on a privilégié la masse à la qualité. Le résultat, c’est un appauvrissement généralisé, accompagné d’un tarissement des recrutements. Comme je vous le disais, le wokisme est une manière de créer nouveaux postes et emplois, car ceux-ci sont rares dans la recherche, et font l’objet de batailles incroyables. Les étudiants sont obligés d’enchaîner les masters, les thèses et les formations à l’étranger pour essayer de sortir du lot. L’université est un univers très malthusien. En France, on s’inscrit à la fac pour le prix de deux paires de chaussures. N’importe où dans le monde, vous payer des milliers de dollars. Quand des étudiants étrangers viennent en France, non seulement c’est gratuit, mais en plus ils peuvent recevoir des bourses. Chez nous, les études sont gratuites, même pour les plus riches étrangers. Le résultat, c’est qu’on n’a plus d’argent. Deux tiers des universités sont en faillite, sous la tutelle des cours de comptes ou rectorats. Dans mon université, les crédits de recherche ont été divisés par deux cette année. Je souhaite donc bien du plaisir aux chercheurs américains que nous souhaitons accueillir dans ce contexte…
L’Etat français s’est trop désinvesti de la recherche dans nos disciplines. Dans les sciences humaines et sociales, si vous voulez avoir des financements conséquents, il faut passer sous les fourches caudines de l’Union européenne, qui ne finance que des programmes avec des mots-clés étiquetés woke. Si vous travaillez par exemple sur l’armée égyptienne (qui dirige le plus grand pays arabe), vous n’aurez jamais aucun financement, cette armée n’étant pas mixte (ni très queer). Des pans entiers de la recherche ne peuvent ainsi pas être financés, car vous ne travaillez pas sur les sujets autorisés. Cela pose un gros problème à la science et à terme à notre pays.
La polémique autour de votre livre semble en tout cas faire son succès, avec plus de 5000 exemplaires déjà vendus en deux semaines selon Edistat…
Oui, mais notre éditeur a été débordé, et le livre a été en quelques jours en rupture à la Fnac et chez Amazon. C’est l’effet paradoxal de la censure, qui est complètement contre-productive. A sa décharge, Patrick Boucheron, qui avait dénoncé la sortie de notre livre aux PUF, ne pensait pas lui-même qu’il avait autant de pouvoir…
Face à l’obscurantisme woke, sous la direction de Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre Vermeren. PUF, 460 p., 22 €.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/pierre-vermeren-ce-nest-pas-mon-probleme-si-donald-trump-et-vladimir-poutine-sont-anti-woke-2AJKKQ4FM5CYJJLI2P63HLRLKY/
Author : Thomas Mahler
Publish date : 2025-05-19 17:15:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.