Comment « la gauche politique » peut-elle prétendre rassembler largement les Français en étant perméable aux polémiques de la « gauche du microcosme » ? Et si la gauche française, à contre-courant de l’époque, ne comprenait tout simplement plus le pays qu’elle aspire à diriger ? Ces questions sont permises, à la lecture de la dernière note de la Fondation Jean-Jaurès, « De l’individu au collectif : replacer la gauche dans son combat pour l’émancipation », co-signée par Samuel Jecquier (président de l’institut Bona Fide) et Noé Girardot Champsaur (expert associé à la Fondation Jean-Jaurès).
Cette crise de récit et ce grand malentendu entre la gauche et les Français, explique Noé Girardot Champsaur, n’est pas une affaire de compréhension des aspirations citoyennes. « Il y a une différence entre identifier les bons sujets, ce qu’a fait la gauche, et savoir en parler. Il y a donc un enjeu de connexion des discours, une nécessaire création d’un langage commun […] », explique-t-il à L’Express, qui appelle la gauche « à s’inspirer de méthodes de récits utilisées ailleurs ». Comme en Slovénie.
L’EXPRESS : La gauche veut montrer au reste de la gauche qu’elle est de gauche. C’est ce que vous déplorez quand vous affirmez que la « gauche du microcosme » fait perdre la « gauche politique » ?
Noé Girardot Champsaur : Oui, d’une certaine façon. La gauche est mue par une volonté très forte de s’attaquer à toutes les injustices en même temps, et d’aller au plus loin du monde idéal. L’objectif est louable, mais pousse à « la pureté militante », empêchant de ramener à soi d’autres pans de la société. Aucun des combats, aucune injustice ne doit être écarté par la gauche, mais il faut changer la façon de les porter. La seule façon pour la gauche de rassembler 50 % + 1 voix, de gagner pour changer, c’est d’abord de convaincre pour gagner et obtenir un rassemblement qui soit large. En réalité, la question qui est posée est celle qui a été posée lors du débat entre Jean Jaurès et Jules Guesdes en 1900 : doit-on être révolutionnaire ou réformiste ? Les deux peuvent être complémentaires, mais nous avons besoin d’une force réformiste solide pour arriver finalement à ces 50 % + 1.
À lire votre note, on en conclut que la gauche, « à contre-courant de l’époque », ne comprend plus le pays qu’elle prétend pouvoir gouverner.
Je suis convaincu que les idées portées par la gauche répondent aux aspirations du plus grand nombre. Par exemple, 82 % des Français sont favorables à l’augmentation du SMIC de 10 à 15 %, la même tranche est pour la régulation des écarts de salaire, et 85 % sont favorables au conditionnement des aides publiques aux entreprises à des contreparties environnementales et sociales. Mais comment construire cette grande Histoire qui raconte le modèle de société que la gauche veut faire advenir ? C’est ainsi, selon moi, que la question doit se poser. Car il y a une différence entre identifier les bons sujets et savoir en parler, comme lorsque la gauche évoque « l’inflation » au lieu de parler de « vie chère ». Il y a donc un enjeu de connexion des discours, une nécessaire création d’un langage commun. Il faut également œuvrer à la construction d’émetteurs légitimes, en s’ouvrant à des personnalités de la société civile issues des classes moyennes et populaires capables de répondre aux grands enjeux par un discours compatible.
Enfin, il ne faut pas le sous-estimer : notre démocratie se confronte à une vague réactionnaire très forte, et à une « mainstreamisation » de la parole de l’extrême droite. Il se trouve que la gauche n’est pas en ordre de bataille pour y faire face, en termes d’unité, de moyens financiers, et de règle du jeu dans le débat public.
Mais comment expliquer que la fenêtre d’Overton s’ouvre à droite, tandis qu’elle s’est refermée à gauche ?
La droite et l’extrême droite ont ouvert toutes les fenêtres d’Overton. Elles travaillent patiemment depuis 20 ans, disposent aujourd’hui de forces financières, médiatiques, de relais dans l’opinion, de cadres… Voilà une raison de plus pour la gauche de sortir du microcosme, travailler à son tour sur ses mots, son récit, sur sa formation, ses moyens et ses relais d’opinion. Par ailleurs, je crois que la fenêtre d’Overton s’ouvre également à gauche, en témoignent les campagnes de mobilisation sur la constitutionnalisation du droit à l’IVG, la proposition de loi révisée à l’Assemblée sur la régulation de l’implantation des médecins pour mettre fin aux déserts médicaux – impensable il y a quelques années -, ou encore la mobilisation autour de la taxe Zucman. Enfin, la gauche française a tout intérêt à s’inspirer de méthodes de récits utilisées ailleurs, comme en Slovénie. Dans notre note, nous citons l’exemple de l’Institut du 8-mars de Nika Kovac, qui a permis de changer une dizaine de lois via le référendum d’initiative citoyenne, dans un pays gouverné par les réactionnaires. En organisant des campagnes fondées sur les témoignages populaires, ils ont calqué les aspirations des gens sur un discours progressiste. Désormais, les progressistes gouvernent.
Vous écrivez que la gauche « s’éloigne du plus grand nombre parce qu’une nette majorité de ces catégories ne partage pas forcément le libéralisme culturel affiché ». Comment reconquérir le plus grand nombre sans trahir ses valeurs ?
Le mouvement LGBT l’a permis. Il a fait évoluer son récit des droits revendiqués par les personnes concernées vers un récit davantage universel dont le slogan est devenu « Love is Love », méthode qu’explique la stratège américaine Anat Shenker Osorio et que raconte la militante féministe Sarah Durieux, autrice de Militer à tout prix ? (Editions Hors d’Atteinte). Ce renvoi à une valeur profonde, l’amour, face à auquel rien ne doit se mettre en travers, a permis une chose : gagner majoritairement la bataille de l’égalité des droits pour les couples de même sexe. Pour faire cause commune, donc, il faut raconter cette Histoire à travers la grande idée d’émancipation.
La tendance, dans une partie de la « gauche de gouvernement » de certains pays européens comme le Royaume-Uni ou le Danemark, est plutôt de trianguler avec la droite dure…
Il y a une nouvelle fois le contre-exemple slovène ! Après les réformes poussées par l’Institut du 8-mars, comme celle garantissant l’indépendance des médias publics, l’institut soutiendra la coalition progressiste contre le leader nationaliste, à travers le mouvement « Go out and Vote ». Il mobilisera massivement dans les villes et les villages, non pas en se concentrant sur des éléments programmatiques, ni même en triangulant avec la droite, comme la gauche l’a fait dans d’autres pays. Mais en parlant des valeurs qui rassemblent les Slovènes à défaut des partis politiques : solidarité, égalité, éducation, santé publique et soutien aux plus précaires. Thématique par thématique. Le sujet pour la gauche est plutôt là, et au vu des données citées plus haut, je suis assez convaincu qu’il existe un espace.
L’une des raisons pour lesquelles la gauche est à la traîne, d’après vous, serait qu’elle aurait perdu « le monopole du plaisir ». Qu’entendez-vous par là ?
C’est un élément essentiel de la bataille culturelle qui se joue entre la gauche et la droite. La droite aime se présenter comme défenseure du plaisir et des libertés face à une gauche contraignante et rabat-joie. C’est une tromperie de la droite, qui a longtemps fait effraction dans la vie des citoyens pour leur interdire telle ou telle liberté, que ce soit pour les femmes ou les homosexuels par exemple… Mais c’est aussi un piège dans lequel est tombée la gauche, parfois mue par cette course à la pureté militante. Là-dessus, sa sociologie électorale doit sonner l’alarme. Historiquement, la gauche est celle qui a porté la thématique du « plaisir », l’exemple de Mai-68 en est une illustration. La gauche peut renouer avec cette tradition, mais il faut au préalable qu’elle construise un projet qui raconte le monde qu’elle veut faire advenir, et non pas qu’elle s’inscrive en faux de ce qui existe. L’expérience du Nouveau Front populaire, par exemple, a créé un élan spontané de mobilisation dans la société civile, les influenceurs, montrant une forme de joie et d’envie de faire ensemble. Elle donne de l’espoir pour l’avenir.
Pour la rendre audible, vous suggérez à la gauche d’élargir la question sociale à travers le rapport à l’injustice, pour permettre « l’évolution de l’histoire individuelle vers le récit collectif ». Est-ce possible d’universaliser le rapport à l’injustice, dans une société fragmentée par les identités aux intérêts contraires ?
C’est justement parce qu’on vit dans une société aux identités multiples et aux vécus variés que l’on doit identifier des vecteurs de commun. « Aujourd’hui, ce sont les épreuves qui redessinent la carte du social », écrit Pierre Rosanvallon. Si les vécus différents racontent des sentiments partagés, cela signifie que l’on peut passer du « je » au « nous », c’est la méthode du Public Narrative de Marshall Ganz. Pour nous c’est avant tout un choix de représentation de la société. On peut la penser sous forme de camembert, découpé en parts inégales concurrentes, sources de frustrations. Ou choisir de la représenter sous forme de calques superposés. Permettre ainsi que les vécus se mélangent, se complètent, pour créer in fine une société en relief. C’est ce qui permettra à la gauche de raconter sa grande Histoire.
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Author : Mattias Corrasco
Publish date : 2025-05-24 10:45:00
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