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Vera Grantseva : « La stratégie de Poutine reste la guerre totale contre l’Europe »

Vera Grantseva : « La stratégie de Poutine reste la guerre totale contre l’Europe »

C’est une vieille méthode soviétique que Vladimir Poutine maîtrise à merveille : brandir l’étendard de la paix tout en faisant la guerre… Feindre l’envie de négocier tout en pilonnant l’Ukraine. Le mensonge pour seul horizon, une stratégie qu’un autre dirigeant du monde pratique sans limite : Donald Trump, adepte des réalités parallèles et des vérités alternatives. La paire s’est bien trouvée, et le Kremlin se joue à plein de la naïveté de Trump, estime Vera Grantseva, politologue russe exilée en France depuis 2020, enseignante à Sciences Po Paris. Entretien.

L’Express : Poutine continue de prétendre qu’il est prêt à « négocier » pour finir la guerre en Ukraine. Que cherche-t-il ? A gagner du temps ?

Vera Grantseva : Pour analyser la stratégie de Poutine, il faut garder deux paramètres en tête. D’abord, que la communication n’est pas pour lui un moyen d’expliquer ou de trouver une solution, mais une arme destinée à tromper. C’est ce qu’il a appris à l’école du KGB. Ensuite, que les paroles n’ont aucune valeur à ses yeux. Seuls les actes comptent – et c’est ce que les Occidentaux n’arrivent pas à comprendre, car ils vivent dans un autre monde. Quand vous écoutez Poutine, dites-vous bien que ses mots ne valent rien. Regardez ce qu’il fait, pas ce qu’il dit.

Analysons maintenant les velléités de Poutine de « négocier » à la lumière de ces deux règles. Pourquoi prétend-il vouloir des pourparlers ? D’abord car la pression monte du côté des Etats-Unis et du Sud Global. Lors de sa visite à Moscou pour célébrer le « Jour de la Victoire » le 9 mai, Xi Jinping a appelé de ses vœux un « accord de paix juste, durable et contraignant, accepté par toutes les parties concernées ». Quelques jours plus tard, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva lui a emboîté le pas, se disant prêt à convaincre Poutine de négocier. Du côté de Washington aussi, Donald Trump s’impatiente.

Poutine est persuadé que sans l’aide américaine, l’Ukraine va s’effondrer sur le plan militaire et moral

Vladimir Poutine voit dans le locataire de la Maison-Blanche une opportunité pour gagner cette guerre. Pour lui, Trump peut se comporter de deux façons, et les deux sont gagnantes. Premier scénario : Moscou arrive à rallier Trump à sa cause et ce dernier fera pression sur l’Ukraine et l’Europe pour céder les territoires occupés à la Russie. C’est une façon de remporter cette guerre par la voie politique car sur le terrain militaire, les troupes russes n’y arrivent pas. Deuxième scénario : les négociations échouent, douchant les espoirs de Donald Trump. Au lieu de réfléchir aux raisons de cet échec, il sera juste déçu et vexé et se retirera de ces négociations et de la gestion de cette guerre en général. Cette option est aussi favorable pour Poutine car le président russe pense qu’en se retirant de ces négociations, Trump arrêtera dans la foulée l’aide à l’Ukraine. Aujourd’hui, le soutien américain ne constitue que 20 % de l’aide internationale à Kiev, mais avec des éléments cruciaux pour le front, comme les systèmes de défense antiaérienne Patriot. Poutine est persuadé que sans l’aide américaine, l’Ukraine va s’effondrer sur le plan militaire et moral. Dans ce contexte, il a accepté l’idée de négocier – mais en aucun cas de faire un compromis. D’ailleurs on a vu lors de la rencontre des délégations russe et ukrainienne à Istanbul que les Russes sont restés sur les mêmes conditions maximalistes annoncées en 2022. Pire, ils ont fait monter les enchères en menaçant d’annexer d’autres régions ukrainiennes.

Quelle attitude adopter face au bluff permanent de Poutine ?

Poutine ne comprend que la force, il n’a aucun respect pour l’idée même de compromis ou de négociation, il prend cela comme des signes de faiblesse. C’est pourquoi toutes les tentatives de leaders occidentaux, à la veille de la guerre – quand Emmanuel Macron et Olaf Scholz se sont rendus à Moscou – ont été contreproductives. Poutine les a interprétées comme un feu vert pour lancer sa guerre. Il y a vu la confirmation de sa vision de l’Europe : une Europe faible et incapable de lui résister. Comment utiliser la force face à Poutine ? La voie la plus courte et efficace est la voie militaire. Si l’Otan s’était engagée dès le début dans cette guerre, elle aurait duré trois jours, car on a vu les faiblesses de l’armée russe. Mais cette option n’est pas acceptable pour l’Europe d’aujourd’hui, pour tout un tas de raisons, notamment le risque d’escalade nucléaire.

Que restait-il ? La voie économique, avec les sanctions accompagnées de discours fermes avertissant la Russie que tant qu’elle continuera cette guerre, elle sera isolée sur la scène internationale. Cette voie est plus lente et ne donnera pas de résultats à court terme. A moyen terme, l’économie russe souffre et sur le long terme cela pourra avoir un effet. Si les sanctions étaient insignifiantes, le Kremlin ne chercherait pas à les faire lever… Mais il n’admettra jamais en public l’impact de ces sanctions. Quand son bateau coulera et que seule sa main sera encore à la surface, Poutine continuera à crier que tout va bien et que les sanctions ne sont pas efficaces !

Poutine est dans une voie sans issue. Mais en Russie, d’autres personnes écoutent. Depuis trois ans, la stratégie du Kremlin est de dire aux élites et au peuple russe : attendez, ne vous inquiétez pas, cela ne va pas durer longtemps, les Européens sont faibles et incapables de tenir leurs paroles, tenez encore un peu. Mais cela dure. Si l’Europe renforce ses sanctions, cela va finir par semer le doute parmi ces élites politiques. Peut-être pas le premier cercle de Poutine, les criminels de guerre qui savent que, pour eux, il n’y a pas de porte de sortie. En revanche, le deuxième cercle, qui un jour sera sûrement au pouvoir – car le temps joue contre Poutine, il va devenir plus vieux et petit à petit la nouvelle génération arrivera au pouvoir – : observe l’évolution de la situation. Ils se demandent comment cela va finir : « Dans quelle Russie nos enfants vivront ? »

La guerre est devenue la raison d’être du régime de Poutine

D’après moi, c’est ce qui manque aujourd’hui à la stratégie européenne : envoyer un message aux élites futures en Russie. Plutôt que de dire à tout le monde : « vous êtes tous responsables de cette guerre, vous allez la payer pendant des générations », laisser une porte ouverte à cette nouvelle génération pour leur dire que s’ils ont un projet de paix pour la Russie, rentrent dans le cadre du droit international et de la souveraineté de leurs voisins, ils peuvent offrir un autre futur à leur pays. Ce message n’existe pas et pire, aujourd’hui il y a plutôt un message qui soude les élites autour de Poutine, y compris les jeunes générations, qui se disent : « les Européens nous détesteront pendant des siècles et des siècles ». On peut formuler un message qui divise davantage les élites russes. Pour leur montrer que ce que Poutine martèle à longueur de journée – qu’il n’y a pas d’autre solution que la guerre totale avec l’Europe – est complètement faux.

Pendant qu’il fait mine de vouloir négocier, Poutine continue de pilonner l’Ukraine, et se réarme. Sous couvert de négociations, prépare-t-il la guerre d’après ?

La guerre est devenue la raison d’être du régime de Poutine, je vois mal comment il peut rétropédaler aujourd’hui après tout ce qu’il a dit contre l’Europe et « l’Occident collectif ». Comment peut-il revenir en arrière et cohabiter pacifiquement avec l’Occident ?

Le Poutine d’aujourd’hui est très différent du Poutine de 2012. Aujourd’hui, c’est un homme de guerre. Il a transformé la société russe, formé une minorité belliqueuse très motivée par cette guerre contre l’Occident et par l’idée de se venger de l’effondrement de l’URSS. Il mène par ailleurs une guerre hybride en Europe. Il est capable de mener d’autres « opérations militaires spéciales » sur d’autres cibles européennes. Mais pour cela, il faudrait d’abord qu’il parvienne à geler le front en Ukraine dans un accord de type « Minsk 3 » [les premiers accords de Minsk sont des accords de cessation des hostilités entre la Russie et l’Ukraine signés en 2014 et 2015]. Aujourd’hui, l’armée russe patine en Ukraine. Faire la guerre sur deux fronts me semble peu probable. Par contre, s’il parvient à geler le front et à dégager une partie de son armée, il peut chercher des objectifs à l’ouest de la Russie.

Cela dépendra aussi du comportement de l’Otan. Car si la Russie cible la Finlande ou les Etats baltes, cela déclenche en théorie une guerre entre elle et l’Otan. Ce scénario paraît inimaginable aujourd’hui, on se dit que jamais Poutine n’attaquera l’Otan. Je dirais que ça l’est si l’Organisation transatlantique demeure une force crédible, cohérente et fiable. Quand on lit la presse russe aujourd’hui, une petite musique monte sur la crédibilité affaiblie de l’Otan en raison du désengagement des Américains. Les médias parlent beaucoup du retrait des troupes américaines de l’Europe. C’est un feu vert pour Poutine, qui ne croit pas en la résistance européenne.

Comment interprétez-vous les images satellites qui montrent la construction d’entrepôts, de tentes pour l’armée russe à la frontière finlandaise ?

La stratégie de Poutine reste la guerre totale contre l’Europe. S’il ne semble pas en position de lancer une deuxième guerre aujourd’hui, il peut très bien être au stade des préparatifs : rassembler du matériel et des troupes près de la frontière, tout en semant la peur en Finlande pour se venger de l’adhésion du pays à l’Otan, perçue comme une trahison.

Comment envisagez-vous l’année 2025 ? Les plus optimistes espéraient une accalmie sur le front ukrainien, on en est encore loin…

Les nombreux changements tectoniques dans la géopolitique mondiale ne semblent pas affecter la détermination de Poutine à poursuivre sa guerre, devenue l’assurance-vie de son régime. Jusqu’à présent, tous les efforts de Trump, président naïf et incompétent, de mener des négociations, ont abouti à zéro. Poutine n’a aucun intérêt à cesser le feu à ce stade. Il a besoin d’une petite victoire, au minimum. S’il n’arrive plus à continuer cette guerre et a besoin d’une pause pour reconstituer ses ressources et ses troupes, il lui faudra à tout prix cette petite victoire pour expliquer à sa population pourquoi il a entraîné la Russie dans cette guerre, pourquoi tant de gens sont morts au front, pourquoi la Russie est isolée, sous sanctions. C’est pourquoi il y a une telle pression aujourd’hui dans le Donbass, car à mon avis c’est l’objectif de Poutine en 2025 : prendre entièrement cette région. Son problème, c’est qu’il n’y arrive pas. Trois ans après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, il contrôle environ 70 % du Donbass. S’il parvient à mettre la main sur toute la région, je n’exclus pas qu’il cherche à signer des accords de « Minsk 3 » avec l’Ukraine.



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2025-05-24 05:45:00

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