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Benjamin Morel : « Il ne faut pas cracher sur les commissions d’enquête, c’est le seul outil qui fonctionne »

Benjamin Morel : « Il ne faut pas cracher sur les commissions d’enquête, c’est le seul outil qui fonctionne »

Ces dernières semaines, une nouvelle mode a gagné l’hémicycle : sécher les convocations devant les commissions d’enquête parlementaires. Après l’ancien secrétaire général de la présidence de la République Alexis Kohler, c’était au tour du milliardaire Pierre-Edouard Stérin de refuser de se présenter à l’Assemblée nationale mardi 20 mai pour la deuxième fois. Le principal intéressé s’est défendu sur CNews, affirmant que cette convocation était un « prétexte » pour des députés qui « ont juste envie de faire les marioles devant les caméras ». Pour Benjamin Morel, constitutionnaliste et politologue, ces commissions d’enquête sont essentielles à la démocratie : les supprimer ne ferait que « jeter le seul instrument » de « contrôle parlementaire » qui « fonctionne ».

L’Express : Pour comprendre leur rôle aujourd’hui, pouvez-vous expliquer l’origine des commissions d’enquête parlementaires ?

Benjamin Morel : Les premières formes de commissions d’enquête datent de la monarchie de Juillet. Jusqu’en 1958, ce dispositif était relativement marginal. Il a ensuite été encadré par voie d’ordonnance en 1958-1959. Il faudra attendre 2008 pour que la commission d’enquête soit introduite dans la Constitution. Avec la réforme Sarkozy, elle va alors devenir un instrument de revalorisation des droits de l’opposition, basée sur le modèle britannique, afin qu’elle puisse contrôler l’action du gouvernement.

A quel moment peut-on demander une commission d’enquête parlementaire ?

Il y a trois voies menant à cette initiative. La première est le droit de tirage. Un groupe minoritaire ou d’opposition a droit, s’il le souhaite, à une commission d’enquête dont il définit le thème lors de chaque session ordinaire. Le bureau de l’Assemblée ou du Sénat doit examiner que le thème respecte bien la séparation des pouvoirs, en d’autres termes, qu’il n’y ait pas de remise en cause du président de la République ou que cela n’empiète pas sur une affaire judiciaire en cours.

L’autre voie possible est que la commission soit créée à la demande de la Chambre elle-même. Cette demande émane généralement d’une résolution, qui vient souvent de la conférence des présidents. Un vote est ensuite effectué en séance pour concrétiser la création de cette commission d’enquête. Naguère, cette voie était la plus empruntée.

Enfin, il y a un dispositif qui a été remis au goût du jour par l’affaire Benalla, alors qu’il était auparavant désuet : la possibilité pour une commission permanente de se constituer en commission d’enquête. Cela s’est passé notamment dans les deux commissions des lois du Sénat et de l’Assemblée au moment de l’affaire Benalla.

Dimanche 18 mai, Yaël Braun-Pivet a jugé sur France 3 qu’il y avait « peut-être un peu trop » de commissions d’enquête parlementaires. Est-on arrivé à un point de saturation ?

Objectivement, non. Y a-t-il beaucoup de commissions ? La réponse est oui, mais pour des raisons arithmétiques. Quand Nicolas Sarkozy met en place la réforme de 2008, la vie politique est bipolarisée. Aujourd’hui, l’Assemblée nationale compte 11 groupes et le seul qui n’est pas déclaré minoritaire ou d’opposition est Ensemble pour la République (EPR). Les autres groupes ont donc tous le droit à une commission d’enquête. Par définition, cela multiplie ainsi les possibilités.

Est-ce qu’il y en a trop ? Non. Pourquoi considérerions-nous qu’il y en trop étant donné que si les parlementaires les investissent c’est qu’ils trouvent qu’il y a des sujets qu’il faut investiguer. C’est un véritable levier en terme d’expertise. Si j’étais président d’un groupe d’opposition, la première chose que je dirais à mon groupe est : « Sur quelle commission d’enquête allons-nous nous investir cette année ? »

La présidente de l’Assemblée nationale évoque également l’instrumentalisation politique de certaines commissions d’enquête. Faut-il s’en inquiéter ?

Ce phénomène existe très clairement. Paul Vannier avait envie d’en découdre avec François Bayrou. Mais la commission en elle-même ne porte pas sur Bétharram ou sur le Premier ministre, mais sur un sujet beaucoup plus large. Et surtout, elle est contrôlée. Elle est composée à la proportionnelle des groupes parlementaires : cela signifie que l’opposition peut en définir la thématique, mais pas en imposer les conclusions. Il est donc abusif de dire que la commission dite Bétharram est une commission LFI. Les rapports, eux, doivent être adoptés par une majorité au sein de la commission, et donc comprendre la majorité. Ce sont des droits à l’opposition, mais des droits sous contrainte. Il ne faut pas confondre deux choses : la commission d’enquête, c’est-à-dire l’instrument parlementaire qui permet de produire un rapport qui est souvent intéressant, et la communication qui est faite autour.

Cette communication détourne-t-elle l’attention du fond de ces travaux ?

Il peut y avoir, en effet, de la part de certains rapporteurs, une instrumentalisation politico-médiatique qui est de leur fait. Mais elle est également très liée à la manière dont les médias s’intéressent à ces commissions d’enquête. Parlerons-nous autant du rapport de cette commission que nous avons parlé de l’audition de François Bayrou ? Probablement pas, puisque ce qui intéresse souvent le plus dans ces commissions est le politico-politicien, ce qu’il y a de plus croustillant, beaucoup plus que le fond. Si je suis rapporteur et que j’ai envie que l’on parle de mon sujet, n’ai-je pas plutôt intérêt à arriver sur un plateau de télévision en mettant en avant ce qui va buzzer ? Nous sommes responsables de ce à quoi nous nous intéressons et de ce que nous commentons. Entre la perception des commissions d’enquête, la communication qu’il fait autour et le fondement de ces instruments, il y a quand même tout un hiatus.

Faut-il craindre que la méfiance envers ces commissions d’enquête ne fragilise ce levier d’investigation ?

Ce qui est inquiétant, c’est que l’on a envie de jeter le bébé avec l’eau du bain. En matière de contrôle parlementaire, nous avons l’un des Parlements les plus faibles du monde occidental. Par rapport à la chambre des représentants, au Sénat américain, ou au Bundestag, nous avons un Parlement qui n’a aucune capacité de construire réellement un contrôle des politiques publiques. Le seul instrument à peu près fonctionnel est la commission d’enquête. Donc en crachant sur ces commissions, en disant qu’elles sont instrumentalisées politiquement, ce qui est en partie vrai pour les raisons que nous avons évoquées, nous risquons de jeter le seul instrument qui fonctionne.



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Author : Aurore Maubian

Publish date : 2025-05-25 07:00:00

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