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« La France est sclérosée, incapable d’investir dans le futur » : le plaidoyer libéral de l’économiste Phil Gramm

« La France est sclérosée, incapable d’investir dans le futur » : le plaidoyer libéral de l’économiste Phil Gramm

En France, le capitalisme et le libéralisme économique n’ont pas bonne presse. Le succès retentissant des travaux de Thomas Piketty, avec ses best-sellers Le Capital au XXIe siècle (Le Seuil, 2013) et Capital et idéologie (Le Seuil, 2019), en est peut-être l’illustration la plus éclatante. Gabriel Zucman, Emmanuel Saez, Michaël Zemmour ou encore Julia Cagé… Nombreux sont les économistes à émettre dans leurs ouvrages, travaux académiques, tribunes et apparitions médiatiques, une critique sans concession du libre marché, et à plaider en faveur d’une plus grande intervention de l’Etat dans l’économie, d’une hausse de la fiscalité et d’une plus ample redistribution des richesses.

Dans ce contexte, inutile de chercher, sur les étagères de votre libraire préférée, le dernier livre des économistes américains Phil Gramm et Donald J. Boudreaux. Dans The Triumph of Economic Freedom : Debunking the Seven Great Myths of American Capitalism (Rowman & Littlefield Publishers, 2025), les deux auteurs s’intéressent au véritable bilan du capitalisme et livrent une vibrante défense des libertés économiques. Dans ce grand entretien pour L’Express, Phil Gramm, qui fut sénateur (républicain) du Texas entre 1985 et 2002, s’attaque aux « idées reçues », « mythes » et « arguments fallacieux » du consensus anticapitaliste, et bouscule des idées bien ancrées dans le débat public, aux Etats-Unis comme en France.

L’occasion de remettre les pendules à l’heure en rappelant par exemple que les plus pauvres ont été les premiers bénéficiaires des progrès formidables de la révolution industrielle, de réfuter l’idée selon laquelle le capitalisme serait responsable de l’envol des inégalités, ou encore de démontrer que la mondialisation et le développement du commerce international n’ont rien à voir avec la prétendue « désindustrialisation » de l’Amérique, contrairement à ce que prétendent Trump et les protectionnistes de tous bords. Entretien.

L’Express : Votre livre dresse l’éloge du capitalisme, du libre-échange et de la liberté économique. On est loin des thèses défendues par les stars de l’économie en France, comme Thomas Piketty, Emmanuel Saez ou Gabriel Zucman… Qu’est-ce qui vous a décidé à écrire ce livre ?

Phil Gramm : En tant qu’économiste, j’étais persuadé qu’il était possible de convaincre mes interlocuteurs en avançant des faits et des arguments logiques. En devenant sénateur, j’ai malheureusement constaté que si les gens sont capables de reconnaître un certain nombre de faits, l’interprétation qu’ils en font va dépendre de leur vision du monde, elle-même façonnée par leur histoire personnelle, leur expérience, leur lecture du passé… Thomas Jefferson disait que des hommes de bonne foi peuvent diverger en partant de mêmes faits. Ces désaccords, le plus souvent, tiennent à des visions du monde radicalement différentes.

Notre livre est structuré par ce constat de départ. Nous nous sommes dit qu’il était absolument nécessaire de rétablir un certain nombre de faits sur le capitalisme, la liberté économique, le libre-échange… Nous examinons cinq périodes clés de l’histoire américaine afin de nous attaquer frontalement à ce que nous estimons être des idées reçues. Par exemple, l’idée que la révolution industrielle aurait enrichi les capitalistes au prix de l’appauvrissement des travailleurs, que le capitalisme est responsable de la Grande Dépression, que la crise financière de 2008 aurait été causée par la déréglementation, ou encore que la désindustrialisation serait la conséquence de la mondialisation et du commerce international…

Grâce à la révolution industrielle, en l’espace d’un siècle, le niveau de vie, les revenus et l’espérance de vie ont progressé à un rythme jamais vu.

Toutes ces idées, bien que fausses, demeurent très présentes dans le débat public. Dans chacun des sept chapitres, on identifie ces mythes et idées reçues et on essaye de les « débunker », arguments, faits et chiffres à l’appui.

Parmi ces mythes, il y a ce que vous appelez le « mythe fondateur » de l’anticapitalisme, qui prend racine dans toute une littérature critique de la révolution industrielle, ainsi que dans les théories marxistes…

Je partage avec Karl Marx l’idée que la révolution industrielle a marqué un tournant sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Elle a permis de créer plus de richesses que toutes les époques précédentes réunies, et Marx en avait parfaitement saisi la puissance. Mais là où nos vues divergent, et surtout où les faits le contredisent, c’est sur l’idée que cette révolution aurait enrichi uniquement les capitalistes en appauvrissant les travailleurs. Les données historiques, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et dans le reste du monde, invalident complètement cette thèse marxiste.

En réalité, la révolution industrielle a été une révolution des travailleurs grâce à laquelle, en l’espace d’un siècle, le niveau de vie, les revenus et l’espérance de vie ont progressé à un rythme jamais vu. Entre la chute de l’Empire romain [au Ve siècle] et 1800, les conditions de vie évoluaient très lentement et la pauvreté était considérée comme une fatalité.

Avec la révolution industrielle, la hausse du niveau de vie s’est faite avec une rapidité spectaculaire. Pendant la période victorienne, au Royaume-Uni, les salaires réels des ouvriers qualifiés du bâtiment ont augmenté de 113 % et ceux des ouvriers non qualifiés de 124 %. L’espérance de vie, entre 1841 et 1901, a connu une croissance de 20 % pour les hommes et de 24 % pour les femmes. Sur la même période, les taux d’alphabétisation sont passés de 64 à 97 %. On peut faire un constat similaire pendant le « Gilded Age » [l’âge d’or] aux Etats-Unis : entre 1865 et 1900, le PIB a triplé et le revenu par habitant a augmenté de 83 %. Selon Deirdre McCloskey [économiste américaine spécialiste de l’histoire du capitalisme], la révolution industrielle dans des pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Japon ou la Finlande a permis de multiplier par 30 le niveau de vie.

Aux Etats-Unis, même les populistes de la fin du XIXe siècle reconnaissaient les progrès accomplis, tout en affirmant, à la manière de Marx, que les bénéfices revenaient seulement aux capitalistes. Ceux qui défendent cette grille de lecture se concentrent sur l’existence de quelques milliers de millionnaires, tout en ignorant soigneusement les 77 millions d’Américains qui ont connu une amélioration fulgurante de leur qualité de vie, inédite dans l’histoire de l’humanité.

Il y a un « mythe », construit par toute une littérature très critique de la révolution industrielle, avec des auteurs comme Charles Dickens, qui consiste à idéaliser la vie rurale préindustrielle. Mais la réalité était bien différente, les gens souffraient de malnutrition chronique et l’espérance de vie était très basse. Avant 1800, 18 % des enfants mouraient avant l’âge d’un an en Angleterre. Ce n’est pas un hasard si les travailleurs ont fui la pauvreté rurale pour bénéficier d’opportunités meilleures en ville.

Une des critiques qui revient le plus à l’encontre du capitalisme, c’est qu’il serait responsable d’une augmentation historique des inégalités. C’est l’argument avancé par Thomas Piketty notamment…

Cette idée selon laquelle le capitalisme aurait engendré un envol sans précédent des inégalités est absolument fausse. Prenons d’abord le cas américain. Les statistiques officielles du Bureau du recensement sont profondément biaisées, parce qu’elles ne prennent pas en compte les deux tiers des transferts sociaux, comme les crédits d’impôt remboursables, les bons alimentaires, les aides au logement ou Medicaid, et elles ne tiennent pas compte non plus de la fiscalité.

Tout le monde connait Piketty, mais peu de gens l’ont véritablement lu.

Autrement dit, elles ne comptabilisent pas, dans leurs statistiques censées mesurer les inégalités, ce que les plus modestes reçoivent par la redistribution, et ce que les plus riches donnent à l’Etat. Tout le monde conclut de ces calculs que les 20 % les plus riches gagnent plus de 16 fois ce que perçoivent les 20 % les plus pauvres, en passant totalement sous silence le fait que les personnes du quintile supérieur paient, en moyenne, 40 % de leurs revenus en impôts fédéraux, d’Etat et locaux. Or, si on rééquilibre le calcul en intégrant les impôts et les prestations, les 20 % les plus riches ne gagnent pas 16 fois plus, mais 4 fois plus que les 20 % les plus pauvres. Maintenant, on peut estimer que cette inégalité reste inacceptable. Mais la réalité, c’est qu’en 2017, aux Etats-Unis, une personne faisant partie des 20 % les plus pauvres gagnait en moyenne, avant transferts, 7 000 dollars environ. Après les transferts et impôts, cette même personne gagnait en réalité 48 800 dollars.

Maintenant, venons-en à Thomas Piketty. Son livre est partout dans le débat intellectuel, tout le monde connait son nom, mais peu de gens l’ont véritablement lu. Ses conclusions reposent, selon moi, sur les mêmes distorsions : il ne tient pas compte des transferts publics dans les revenus les plus modestes et il ignore l’impact des impôts sur les hauts revenus. Cela réduit de 90 % le revenu du quintile inférieur et augmente artificiellement les revenus des plus riches de 39 % ! Cela permet d’aboutir à des conclusions spectaculaires, comme l’idée selon laquelle Warren Buffett paierait très peu d’impôts. C’est vendeur, mais c’est faux.

Un article paru récemment en Une du Wall Street Journal sur les quatorze plus grandes fortunes du monde illustre bien cette confusion. Dans l’article, il n’est jamais question de ce que ces personnes « gagnent », mais de ce qu’elles « prennent » ou « obtiennent », comme si la richesse n’était pas liée à une activité productive. Or, nous vivons dans une économie mondialisée où, lorsqu’on invente un produit, il peut être acheté par des milliards de consommateurs en un temps record. Elon Musk, par exemple, est devenu l’homme le plus riche du monde non pas en volant des richesses, mais en en créant ! J’en fais l’expérience personnellement. J’habite à la campagne, et grâce à sa technologie satellite, j’ai aujourd’hui une connexion Internet deux fois plus rapide pour un tiers du prix de ce que je payais auparavant. Suis-je perdant simplement parce que je contribue à l’enrichir ? Non ! Il a créé de la valeur pour moi et pour tous les utilisateurs de Starlink.

On peut dresser un constat similaire avec Bill Gates, qui possède 0,53 % de Microsoft. La majorité des parts sont détenues par des millions d’Américains via leurs fonds de retraite, leurs comptes épargne-études ou leurs assurances-vie. Chaque professeur d’université aux Etats-Unis qui cotise à un plan de retraite TIAA-CREF possède une part de Microsoft. Alors, suis-je contrarié que Bill Gates soit riche ? Au contraire : il m’a permis de m’enrichir moi aussi.

Les droits de douane sont des taxes cachées sur les consommateurs. Ce sont eux qui en paient le prix, toujours. Je pense que les Américains ont compris qu’ils allaient être directement touchés. C’est ce qui a contraint Donald Trump à infléchir sa politique, et à sortir d’une guerre commerciale qu’il avait lui-même engagée. Il n’y a pas meilleure preuve de l’inefficacité du protectionnisme que l’échec de la première augmentation des droits de douanes de Donald Trump en 2018 : la production manufacturière a baissé de 2,2 %, le prix des biens concernés a augmenté, les emplois ont été transférés des industries efficaces et compétitives à des industries moins compétitives… Bref, les barrières douanières n’ont pas eu les effets escomptés sur l’emploi, au prix de l’appauvrissement de la nation et d’une moindre efficacité économique.

Dans le livre, vous vous montrez très favorable au libre-échange. On imagine que vous n’êtes pas satisfaits de la politique commerciale et tarifaire de Donald Trump…

Les droits de douane sont des taxes cachées sur les consommateurs. Ce sont eux qui en paient le prix, toujours. Je pense que les Américains ont compris qu’ils allaient être directement touchés. C’est ce qui a contraint Donald Trump à infléchir sa politique, et à sortir d’une guerre commerciale qu’il avait lui-même engagée. Il n’y a pas meilleure preuve de l’inefficacité du protectionnisme que l’échec de la première augmentation des droits de douanes de Donald Trump en 2018 : la production manufacturière a baissé de 2,2 %, le prix des biens concernés a augmenté, les emplois ont été transférés des industries efficaces et compétitives à des industries moins compétitives… Bref, les barrières douanières n’ont pas eu les effets escomptés sur l’emploi, au prix de l’appauvrissement de la nation et d’une moindre efficacité économique.

Grâce au libre-échange post-Seconde Guerre mondiale, le nombre de gens vivant dans une pauvreté extrême a été réduit de 84 %.

Le commerce, c’est avant tout une affaire de liberté. Quand j’étais au Sénat, j’ouvrais systématiquement chaque débat sur le commerce en disant que les barrières tarifaires, par nature, profitent toujours à une minorité aux dépens de la majorité. Prenons l’exemple du sucre, dont les importations sont plafonnées. Le résultat, c’est que 350 millions de consommateurs américains paient le double du prix mondial, simplement parce que l’Etat protège les intérêts de 4300 producteurs. C’est cela, le protectionnisme : prendre de la nourriture dans l’assiette des plus pauvres pour servir une poignée de privilégiés.

Autre exemple frappant, Trump dénonce, à juste titre, les droits de douane européens ou japonais de 10 % sur les voitures américaines. Mais il faut savoir que les Etats-Unis imposent eux-mêmes un tarif de 25 % sur les pick-up et les gros SUV fabriqués à l’étranger. La vraie réciprocité dans le commerce, c’est que chacun supprime ses propres droits de douane : le consommateur, qu’il soit américain, européen ou japonais, sera le grand gagnant. Le libre-échange profite à la majorité et, là encore, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Grâce au libre-échange post-Seconde Guerre mondiale, le nombre de gens vivant dans une pauvreté extrême a été réduit de 84 %, et depuis 1947 (NDLR : date à laquelle l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce a été signé), le revenu par habitant aux Etats-Unis a augmenté de 350 %.

Donald Trump dit vouloir remédier au déficit commercial américain, qu’il voit comme un véritable problème…

Il faut sortir de cette obsession d’un « solde équilibré ». L’idée selon laquelle si j’achète quelque chose chez vous, alors vous devez acheter quelque chose chez moi, est absurde. J’habite à la campagne, et je fais mes courses chez Walmart depuis vingt-trois ans. J’y ai probablement dépensé plus de 100 000 dollars. De son côté, Walmart ne m’a jamais rien acheté. Notre balance commerciale est totalement déséquilibrée ! Est-ce que je me sens lésé pour autant ? Bien sûr que non, et si je l’étais, j’irais chez un concurrent. Si j’achète chez Walmart, c’est que j’y trouve mon compte.

Cette idée selon laquelle les déficits commerciaux seraient problématiques est totalement erronée. On oublie que, pendant tout le XIXe siècle, les Etats-Unis ont connu des déficits chroniques, car ils attiraient des investissements venus du monde entier. Ce capital étranger, d’abord britannique, néerlandais, puis international, a largement contribué à construire la puissance américaine.

Il faut aussi se rappeler qu’investir aux Etats-Unis suppose d’acheter des dollars, ce qui renforce la monnaie, fait baisser le coût des importations et rend les exportations plus coûteuses. Les déficits commerciaux sont donc la contrepartie logique d’un afflux d’investissements. Le président Trump se réjouit quand des capitaux étrangers affluent, mais déplore les déficits qui en découlent, alors que les deux vont de pair.

Pour les protectionnistes, la mondialisation et le libre-échange sont les principaux responsables de la désindustrialisation dans les pays occidentaux. Qu’en pensez-vous ?

C’est une autre idée reçue à laquelle nous nous attaquons dans ce livre : le libre-échange aurait désindustrialisé les Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. C’est absolument faux, car la production manufacturière est en hausse. En valeur, nous produisons aujourd’hui plus de biens manufacturés qu’à n’importe quelle autre époque de notre histoire. Depuis 1975, date à laquelle les Etats-Unis ont connu leur dernier excédent commercial, la production manufacturière a augmenté de 173 %. En 2011, un ouvrier dans une usine produisait plus en une heure qu’un ouvrier en 1946 en une journée.

La désindustrialisation ne s’explique pas par la mondialisation, mais par l’automatisation.

Ce qui est vrai, c’est que le nombre d’emplois dans ce secteur a baissé. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, 39 % des emplois non agricoles étaient dans l’industrie, contre 8,1 % en 2024. Mais ça ne s’explique pas par les traités de libre-échange et la mondialisation, mais par l’automatisation, la mécanisation et l’informatisation. Une étude publiée en 2017 par les économistes Michael Hicks et Srikant Devaraj montre que 88 % des emplois détruits dans le secteur manufacturier sont attribuables à la hausse de la productivité, et que l’impact de l’automatisation sur les emplois manufacturiers était 7,3 fois plus important que celui des importations.

Ce phénomène s’observe dans tous les pays développés, et désormais dans les pays émergents. C’est le même processus qu’a connu l’agriculture au XXe siècle. En 1900, 40 % des Américains travaillaient dans les champs. En 2000, ils n’étaient plus que 2 %, tout en produisant beaucoup plus. Personne ne parle pour autant d’un « déclin » de l’agriculture américaine.

Pourquoi donc parler d’un déclin dans l’industrie, alors que les emplois dans les services sont aujourd’hui mieux rémunérés ? En réalité, l’obsession sur le secteur manufacturier est politique et électoraliste : dans les Etats clés, ce sont les ouvriers industriels qui font basculer les scrutins à l’élection présidentielle. Sauf que les droits de douane nuisent gravement à la croissance, augmentent les prix et réduisent l’efficacité économique. Heureusement pour nous, les Américains sont culturellement très hostiles aux tarifs douaniers depuis que les Britanniques ont commencé à les leur imposer en 1733…

A droite comme à gauche, le combat en faveur des libertés économiques ne semble plus du tout être une priorité. Historiquement, les républicains étaient plutôt libéraux et pro libre-échange. Ce n’est pas le cas de la frange MAGA, qui domine le parti depuis 2016…

Oui, ça m’inquiète beaucoup. Les Etats-Unis sont en train de vivre une transition politique majeure. Les classes populaires prennent conscience que l’Etat ne sert pas leurs intérêts, que ses actions leur sont souvent nuisibles, et qu’au contraire, l’expansion des libertés économiques leur est bénéfique. Elles en ont aussi assez que le gouvernement leur dise quoi penser et comment se comporter. Ce ras-le-bol explique qu’elles se tournent massivement vers le Parti républicain.

Mais à mon sens, le parti a une très mauvaise lecture de ce basculement. Vous avez raison de dire que de nombreux républicains, qui ne sont pas forcément majoritaires mais sont les plus bruyants et les plus actifs, ne sont pas libéraux et essayent de concurrencer les démocrates sur le terrain de la démagogie des aides publiques. Leur idée est la suivante : puisque les démocrates cherchent à acheter le vote des classes populaires avec de l’argent public par des politiques sociales généreuses, les républicains devraient faire la même chose.

Le problème, c’est que ça ne peut pas fonctionner. D’abord parce que cela se fait toujours en dépensant l’argent des autres. Mais surtout parce que les Américains sensibles à ces discours préféreront toujours l’original à la copie. Si les gens veulent plus d’Etat, alors ils préféreront voter démocrate. Les républicains qui veulent suivre cette stratégie se fourvoient.

Prenons l’exemple du débat sur la réforme de l’aide sociale, notamment Medicaid. Notre Etat-providence a besoin d’une réforme structurelle. Pourtant, certains élus républicains disent : « Oui, mais certains de mes électeurs bénéficient de Medicaid ». Je crois sincèrement qu’ils se trompent. Les électeurs préfèrent occuper un emploi qui leur permette de s’offrir une couverture privée, comme Blue Cross Blue Shield, plutôt que de dépendre d’un programme public.

Cela me désole de voir le parti de Reagan plaider désormais pour l’expansion de l’Etat, en pensant que cela pourrait être politiquement payant, ou pire, souhaitable sur le fond… C’est une grave erreur de cap politique.

Pour beaucoup de gens en France, les Etats-Unis font figure de repoussoir absolu. Le pays est souvent présenté comme un enfer du capitalisme sauvage. Dans votre livre, vous défendez la thèse inverse… Le rêve américain n’est donc pas mort ?

Non, le rêve américain n’est pas mort. Aussi imparfait soit-il, le système américain continue d’offrir plus de libertés et d’opportunités que n’importe quel autre modèle dans le monde. En prime, cette liberté produit de la croissance, et notre économie progresse plus vite que celle des autres pays développés. Elle permet une véritable mobilité sociale et donne à chaque individu la possibilité de s’élever.

L’Amérique a toujours été une terre d’opportunités, et elle l’est toujours. Les données sont très claires à ce sujet. Aujourd’hui, deux tiers des Américains ont un niveau de vie qui, il y a cinquante ans, les aurait placés dans les 20 % les plus riches. L’écrasante majorité des familles américaines ont connu le rêve américain. Parmi les enfants nés dans un foyer appartenant au quintile inférieur entre 1967 et 1971, 93 % vivaient, à l’âge adulte entre 2000 et 2008, dans des ménages ayant un revenu supérieur à celui de leurs parents. Cela n’est possible que dans un pays qui connaît une croissance économique importante et soutenue. Aux Etats-Unis, entre 1967 et 2017, les gens au revenu médian ont vu leur pouvoir d’achat réel progresser de 40,3 %.

L’écrasante majorité des familles américaines a connu le rêve américain.

Dans ma famille, aucun de mes parents n’a terminé le lycée. Mon frère était le premier, dans toute la famille élargie, à décrocher un diplôme de fin d’études secondaires. Parce que je suis né aux États-Unis, personne ne m’a jamais dit que je ne pourrai pas faire telle ou telle chose à cause de mes origines sociales. Tout a toujours dépendu de moi. Alors bien sûr, c’est mieux de naître brillant, beau et riche. Mais naître « ordinaire » et pauvre n’est pas un obstacle insurmontable aux Etats-Unis.

Je ne dis pas que tout va bien dans le meilleur des mondes. La guerre commerciale est un désastre qui se terminera mal pour tout le monde. La surenchère démagogique, entre démocrates et républicains, dans l’instrumentalisation des aides publiques à des fins politiques, est une chose terrible également. Mais il ne faut pas perdre espoir.

Quand je suis arrivé à Washington, nous sortions de neuf années d’inflation à 9,2 %, la croissance était à la traîne, nous traversions une double récession, les taux d’intérêt atteignaient 21,5 %, l’inflation dépassait 13 %, et l’U.R.S.S. gagnait du terrain dans le monde entier. Quand j’ai quitté Washington, nous avions un budget excédentaire, l’Union soviétique avait disparu, l’inflation était sous contrôle et l’économie croissait de 4,5 % par an. Bien sûr, je n’ai pas accompli tout cela seul, j’étais un petit rouage de la machine, mais ensemble, nous avons transformé l’Amérique en 1981. Et je suis convaincu que nous pouvons recommencer.

Quel regard portez-vous sur la France de 2025, et sur son modèle économique et social ?

J’ai apprécié chacun de mes voyages en France, les Français sont des gens formidables. Mais je suis plus sévère sur le système politique et économique français, qui est incapable d’accepter la destruction créatrice. Lorsqu’un nouvel outil, un produit innovant ou une méthode plus efficace apparaît, celui qui l’a inventé y gagne, et la société dans son ensemble aussi. Mais il faut également accepter qu’il y a toujours des perdants à chaque innovation, à chaque progrès. Quand l’automobile a été inventée, ceux qui fabriquaient des calèches ont disparu. Aux Etats-Unis, on accepte ce cycle de destruction créatrice. L’Europe et la France ont beaucoup plus de mal.

Je travaille aujourd’hui dans le capital-investissement. Dans ce secteur, nous faisons tous le même constat lorsque nous rachetons des entreprises européennes : beaucoup ont bien trop de salariés, et il est quasiment impossible de les licencier sans verser d’indemnités de départ colossales.

En voulant à tout prix préserver le passé, la France gaspille des ressources précieuses qui pourraient être investies dans l’avenir. Ce conservatisme économique et social l’empêche de parier sur le futur. Cela nécessiterait un certain nombre d’ajustements sur le plan fiscal et budgétaire. Quand on observe objectivement le fonctionnement des grandes économies, on constate que les pays qui se limitent à garantir un Etat de droit et à laisser les individus libres et responsables de mener leur vie sont les pays qui fonctionnent le mieux.

La liberté, ça marche ! C’est ce que m’a appris mon expérience en tant qu’économiste et en tant que politique ayant passé vingt-cinq ans dans les rouages de l’Etat. Le gouvernement est, par nature, inefficace, parce qu’en dépensant l’argent des autres, il n’a pas les bonnes incitations. Lorsqu’une entreprise privée soumise à la loi du marché produit des biens et des services qui n’intéressent pas les consommateurs, c’est son argent qu’elle perd. Elle est incitée à corriger ses erreurs aussi rapidement que possible ou à changer de secteur d’activité.

Lorsque les planificateurs de politiques industrielles et les partisans des tarifs douaniers au cœur de l’Etat commettent des erreurs, ils ne perdent pas leur argent, mais celui du contribuable. Ils sont donc incités à dissimuler ces erreurs en accordant encore plus de subventions et de protections tarifaires. Surtout, c’est l’argument de Friedrich Hayek, les planificateurs n’ont jamais accès à toutes les informations qui circulent dans le monde économique et que se partagent tous les différents acteurs d’un marché. Dans ce cadre, le marché est infiniment plus efficace car il permet d’agréger et de diffuser ces informations.

La France est un pays magnifique, mais sclérosé. Certains groupes minoritaires, menacés par le progrès et les innovations de la destruction créatrice, possèdent un pouvoir de nuisance démesuré et exigent que l’Etat les protège, alors même que leur activité n’est plus bénéfique au reste de la société. Mais l’Etat ne peut pas protéger quelques-uns sans faire peser un coût immense sur tous les autres.

J’aimerais que le système français laisse davantage de place à la liberté individuelle et au libre marché. Les Français ont besoin de plus de libertés économiques, car c’est le fondement de toutes les autres libertés. Si vous n’êtes pas libres de bénéficier du fruit de votre travail, alors les autres libertés s’amenuisent aussi. Mais je reste persuadé qu’il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir des idées. C’est pour cette raison que j’ai écrit un livre, pour essayer de démontrer l’intérêt des libertés économiques. Pendant longtemps, le monde était dominé par une aristocratie qui vivait littéralement du travail des autres. Les Lumières, puis la révolution industrielle, ont tout balayé pour créer le système dont nous bénéficions aujourd’hui.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-05-26 17:08:00

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