« Quelque effort que fassent les provinciaux pour bien parler, il leur reste je ne sais quelle crasse dont ils ne sauraient se défaire. » Le grammairien du XVIIIe siècle Dominique Bouhours était sans doute jésuite, mais ses propos ne transpiraient pas toujours l’amour du prochain. Il est vrai qu’à son époque, il était de bon ton de se moquer de ceux qui avaient commis la grave erreur de ne pas naître dans la capitale et de ne pas parler le « bon français ». Cette attitude, hélas, n’a pas disparu.
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Le parisianisme n’a pourtant pas toujours eu cours. Longtemps, la diversité linguistique a été vue comme un signe de l’étendue du royaume et, partant, de la puissance du monarque. Le critère discriminant de l’érudition était alors la maîtrise du latin. Les autres sujets du roi, qu’ils recourent au français, au provençal ou au basque, étaient rangés dans le même sac puisque tous parlaient une langue « vulgaire », au sens d’ »ordinaire » (par opposition à la notion de langue savante).
C’est à partir du XIVe siècle, à mesure que se renforce le pouvoir central, que la langue du souverain est peu à peu parée de toutes les vertus, explique le linguiste Gilles Siouffi dans son étonnante histoire des langues pratiquées à Paris depuis l’Antiquité (1). Corollaire : les clichés contre les provinciaux se multiplient. On commence à moquer le picard, cette langue d’oïl qui eut si longtemps le front de concurrencer celle de sa majesté. Bientôt, les écrivains présentent les Gascons comme sympathiques, mais un peu simples ; les Bretons comme grossiers et ivrognes. « A partir de Louis XIV, les provinces sont décrites comme le négatif de la cour et de la civilisation et discréditées culturellement », complète l’historien Olivier Grenouilleau (2).
A de rares exceptions près, les élites de Bordeaux, de Toulouse ou de Marseille ne se rebellent pas contre ce mépris affiché sans vergogne. Parce que Paris et son appendice, Versailles, brillent de mille feux, partout, les nobles et les bourgeois de province adoptent d’eux-mêmes la langue de Paris. Rien n’est plus important, à leurs yeux, que d’imiter les manières de la cour et de se distinguer du peuple.
Hélas pour eux, leur origine provinciale continue de transpirer dans leur vocabulaire, leurs expressions, et surtout leurs prononciations, que stigmatisent les élites parisiennes. Car la coupure n’est pas seulement géographique, elle est aussi sociale. Ces bourgeois, décidément, ne pourront jamais s’élever au niveau des aristocrates de la capitale (souvenez-nous du Bourgeois gentilhomme). « Une vision hiérarchisée des usages linguistiques s’installe », relève Gilles Siouffi. En haut de l’échelle, le parler de la cour. Ensuite ceux de la ville, des bourgeois parisiens et des nobles de province. Tout en bas, celui du peuple. Ce n’est pas un hasard si le grammairien Vaugelas, au XVIIe siècle, définira le « bon usage » comme celui de « la partie la plus saine de la cour ».
On aurait pu penser que cette coupure allait disparaître avec l’Ancien Régime. Il n’en sera rien. La Révolution va même aggraver la situation. En raison des guerres de Vendée et de la puissance de l’Eglise en régions, le français est érigé en « langue de la liberté » (y compris sous la Terreur, passons…) alors que les autres langues de France sont désormais considérées comme des ennemies de la République. Les provinces ne sont donc plus seulement jugées inférieures par nature, mais hostiles aux idées nouvelles ! « La Révolution prétendait donner la parole au peuple. Linguistiquement, elle l’a donnée à la bourgeoisie parisienne », soulignait Alain Rey, le patron des Editions Le Robert.
L’attitude de la IIIe République est plus ambiguë. Au tournant du XIXe et du XXe siècle, certains républicains estiment que l’amour des « petites patries » peut favoriser l’attachement à la « grande nation ». Mais pas question d’exalter tout ce qui pourrait s’apparenter à des « nationalités latentes » ! Les identités régionales ne sont-elles pas valorisées par les nostalgiques de la monarchie ? Aussi la même vision hiérarchisée demeure-t-elle. Les langues minoritaires restent présentées comme de simples « patois » qu’il est hors de question d’enseigner à l’école publique. Les Corses sont décrits comme des « sauvages » et les Méridionaux comme une « race inférieure » qui affaiblit la France du Nord. C’est l’époque où l’on rit de Bécassine et de Tartarin de Tarascon et où les frères Goncourt, arbitres autoproclamés du bon goût parisien, osent écrire : « En province, la pluie est une distraction. » Est ainsi promue « une vision ethnocentriste de la France, centrée sur Paris, sa culture et sa langue spécifiques », écrit l’historien et géographe Jean-Jacques Monnier, dans son Histoire de la centralisation française (3).
A la différence du sort réservé aux peuples colonisés, Paris condescend tout de même à considérer les provinciaux comme des citoyens. Mais il y a à cela une condition impérative : l’acquisition du français, vu comme le moyen d’apporter à ces populations décidément arriérées les lumières de la seule civilisation qui vaille : celle de Paris. Car c’est là une règle bien établie : le mépris des langues masque toujours celui des locuteurs. « On passe de Paris/Province à langue/patois, puis à l’homme civilisé face au plouc, à l’attardé (provincial) », souligne le musicien et chanteur occitan Claude Sicre (4).
Ces temps, hélas, ne sont pas vraiment révolus. La francisation a progressé ? Certes, mais les moqueries et les discriminations se sont simplement transportées sur d’autres terrains, notamment celui des accents. En 2025, les postes à forte visibilité restent quasiment interdits à ceux qui ne s’expriment pas avec les intonations de la bourgeoisie francilienne. Une autre manière pour Paris de maintenir sa domination.
RETROUVEZ DES VIDÉOS CONSACRÉES AU FRANÇAIS ET AUX LANGUES DE FRANCE SUR MA CHAÎNE YOUTUBE
(1) Paris-Babel, histoire linguistique d’une ville-monde, par Gilles-Siouffi. Actes Sud.
(2) Nos petites patries. Identités régionales et Etat central en France, des origines à nos jours, par Olivier Grenouilleau. Gallimard.
(3) Une histoire de la centralisation française, par Jean-Jacques Monnier. Editions l’Harmattan.
(4) Notre Occitanie, par Hervé Di Rosa et Claude Sicre, In fine éditions, 10 €.
DU CÔTE DE LA LANGUE FRANÇAISE
« Y a-t-il des cours de français dans les écoles de journalisme ? »
Telle est la question impertinente, mais pas forcément illégitime, posée par cet auditeur de Radio France ulcéré par les tournures et les liaisons fantaisistes entendues à l’antenne. Le médiateur de la radio publique lui répond ici de manière détaillée.
Les ministres de la Francophonie s’engagent à « encadrer » les géants du numérique
Craignant une « homogénéisation culturelle » et une « uniformisation linguistique », les ministres de la Culture de la francophonie ont adopté une déclaration commune dans laquelle ils s’engagent à légiférer ou à agir par règlement afin d’assurer l’accès au contenu en français sur les plateformes de diffusion en ligne. Un enjeu majeur : alors que 77 % des Québécois écoutaient de la musique francophone en 2004, ce chiffre est tombé à 8 % sur Spotify aujourd’hui, en raison notamment de la promotion des titres anglo-saxons par les algorithmes de ces plateformes.
Faut-il nommer Boualem Sansal ambassadeur de la francophonie ?
Oui, répondent dans cette tribune les députés Xavier Breton (LR) et Constance Le Grip (Ensemble pour la République). Selon eux, le gouvernement doit procéder à cette nomination afin de soutenir l’écrivain incarcéré en Algérie, car devenir ambassadeur de la francophonie lui permettrait de bénéficier d’une protection diplomatique.
Jouez avec la langue française
Figures de style, questions d’orthographe, ponctuation… Ce cahier de vacances pour adultes centré sur la langue française vous offrira l’occasion de progresser en français.
Jouez avec les mots. 150 jeux et quiz, par Isabelle Collin. Editions Le Monde et Le Robert.
Lire sur la Sorgue, un festival littéraire pas comme les autres
Rapprocher du livre les publics qui en sont le plus éloignés. Tel est l’objectif du festival « Lire sur la Sorgue », qui se tient du 28 au 31 mai à l’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse). En présence d’écrivains, bien sûr, mais aussi d’acteurs engagés dans les résidences sénior, des foyers médicalisés, des maisons d’arrêt…
DU CÔTÉ DES LANGUES DE FRANCE
Euskaraldia, le basque au grand jour
Encourager la pratique publique de la langue basque : voilà l’excellente idée de l’opération Euskaraldia. Le principe : prononcer, toujours, un premier mot en euskara dans un commerce, une administration ou dans la rue, et poursuivre la conversation dans cette langue si la personne la comprend. Une manière de renverser les réflexes habituels consistant à parler systématiquement français.
La démocratie peut-elle concilier unité et diversité ?
Oui, répond Pierre Klein dans cet ouvrage à la fois très clair et intelligent, en s’appuyant sur les exemples allemand, suisse, italien, belge, espagnol ou britannique. Des modèles plus efficaces selon lui que le système centralisé français, qui entraîne uniformité et destruction des identités régionales.
La République à l’épreuve de la démocratie, par Pierre Klein. I. D. l’Edition.
Quand le parisianisme écrase la France
Cet ouvrage n’est pas à proprement parler linguistique, mais il traite d’un sujet voisin. Francis Brochet, correspondant des journaux de l’Est du groupe Ebra dans la capitale, y dénonce l’inégalité Paris-province qui, selon lui, s’aggrave en raison des choix des élites et alimente les votes extrêmes. Un ouvrage qui se veut non pas un manifeste contre Paris, mais un plaidoyer pour une France plus équilibrée.
Quand le parisianisme écrase la France, par Francis Brochet. Editions de l’Aube.
Retrouvons-nous au Forom des langues du monde de Toulouse le 1er juin
Le 32e Forom de langues du monde se déroulera place Saint-Sernin, à Toulouse, le 1er juin de 10 heures à 19 heures, à l’initiative de Claude Sicre et du carrefour culturel Arnaud-Bernard. Un événement unique en France destiné à célébrer la diversité culturelle à travers une centaine de stands tenus par des locuteurs natifs, dans un esprit festif et sans hiérarchie aucune (« Pas de sous-langue, pas de sous-homme ! », telle est la philosophie). J’y interviendrai à deux reprises, à 14 h 30 et à 16 heures.
A ECOUTER
Michel Pastoureau et les mystères de la licorne
L’historien Michel Pastoureau, spécialiste (notamment) de l’histoire des animaux et de la symbolique occidentale, décrit ici les raisons pour lesquelles l’Europe a longtemps cru en l’existence de la licorne. Un animal imaginaire dont même l’appellation résulte d’une erreur puisque le latin unicornis, avait logiquement abouti à « unicorne » avant de devenir une icorne, puis l’icorne, et enfin de donner naissance à « la licorne » !
A REGARDER
Bécassine, ou la Bretagne vue par les Parisiens
Une bonne maladroite qui multiplie les bêtises : voilà l’idée qui a abouti à la naissance de Bécassine, il y a tout juste cent vingt ans. Sachant que, dans l’esprit de la journaliste qui a créé le personnage, Jacqueline Rivière – éduquée à la maison de la Légion d’honneur de Saint-Denis – il était logique que celle-ci fût bretonne, conformément aux clichés circulant sur cette région. Une vision négative qui conduira un commando breton à décapiter la statue du personnage au musée Grévin, comme le rappelle ce très intéressant reportage de France 3.
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Author : Michel Feltin-Palas
Publish date : 2025-05-27 04:15:00
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