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« Des pirates sans scrupule » : Alpha Blue Ocean, le fonds vautour qui plane sur l’industrie européenne

« Des pirates sans scrupule » : Alpha Blue Ocean, le fonds vautour qui plane sur l’industrie européenne


Hugo Brugière est un jeune homme pressé. Poigne énergique, sourire Colgate, plates excuses : il est arrivé avec près d’une demi-heure de retard au rendez-vous qu’il nous avait fixé. Un petit pépin de scooter, un virage trop vite négocié dans un parking parisien et, hop, un dérapage mal contrôlé. L’ascension éclair et le pouvoir peuvent parfois griser. En une poignée d’années, ce trentenaire s’est frayé une place de choix dans le club discret des repreneurs d’entreprises zombies. Cybergun, le spécialiste français des armes d’entraînement, l’équipementier aéronautique Valantur, un chantier naval de plaisance dans le Var, des start-up dans la santé comme Neovacs ou Pharnext, une autre dans l’énergie, Boostheat. Hugo Brugière pèse aujourd’hui 350 millions d’euros de chiffre d’affaires et fait vivre près de 2 400 salariés dans l’Hexagone. Un Bernard Tapie en culottes courtes.

Ses détracteurs ne s’y sont pas trompés, le rebaptisant « Bernie Tapard ». Lui se gondole, la critique glisse sur sa veste de sportif du dimanche. Le redressement d’entreprise est une course de longue haleine et on ne gagne pas toujours à la fin. En 2022, l’ambitieux volait au secours de la famille Verney-Carron et prenait le contrôle de la société du même nom, dernier fabricant d’armes, notamment de fusils de chasse, en France. Mais la restructuration de l’entreprise bicentenaire s’est révélée plus compliquée, et surtout beaucoup plus coûteuse, que prévu : la société a été placée en redressement judiciaire en début d’année. Son sort devrait être scellé dans les prochains jours. Hugo Brugière se montre confiant, alors que deux candidats sont sur les rangs. « La société va éviter la faillite, c’est la seule chose qui compte. » Toujours garder la face et courir ventre à terre vers un autre projet.

Pour financer cette boulimie d’acquisitions, ce serial repreneur est devenu le plus gros consommateur en France d’un produit financier hautement risqué – les obligations convertibles en actions avec bons de souscription d’actions ou Ocabsa – commercialisé par un fonds d’investissement, Alpha Blue Ocean (ABO) installé à Dubaï et à Nassau, aux Bahamas. Sa simple évocation fait dresser les cheveux des gendarmes de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Les banquiers de la place parisienne, eux, détournent le regard, petite moue de dédain. La technique financière n’est pas neuve mais Alpha Blue Ocean l’a peaufinée, du grand art. En échange d’une somme d’argent versée par ABO, l’entreprise émet des obligations convertibles en actions. Des titres que le fonds convertit ensuite à un cours décoté et vend dans la foulée sur le marché, empochant au passage la différence.

Problème : plus il y a d’émissions, plus le capital de l’entreprise est dilué, plus le cours de Bourse chute et plus les actionnaires historiques sont rincés. « Evidemment, c’est très risqué et dangereux. Mais comment voulez-vous faire quand toutes les banques vous ferment leurs portes ? Les Ocabsa, c’est un peu comme le sang des licornes dans Harry Potter, ça permet de survivre mais le prix à payer est terrible », conclut Hugo Brugière, qui a levé au total 200 millions d’euros grâce à ce tour de passe-passe. L’AMF n’a guère apprécié. Après une plainte déposée par un petit actionnaire qui a perdu gros dans l’affaire, le Parquet national financier a même lancé une enquête pour une sombre affaire de rétrocommissions qu’il aurait touchées dans le cadre de ses contrats signés avec ABO. « Ils peuvent toujours chercher, je n’ai rien fait d’autre que de sauver des jobs », plastronne-t-il.

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« Les Ocabsa, c’est un peu comme le sang des licornes dans Harry Potter« 

Aux manettes d’Alpha Blue Ocean, deux Français, trentenaires. Pierre Vannineuse, le financier, magicien des chiffres. Et Hugo Pingray, le stratège, champion de poker. Le premier imagine les contrats, sélectionne les cibles au bord de la piscine de sa villa d’Old Fort Bay, l’une des communautés privées les plus sélects de Nassau. Le second met en musique les contrats, suit les ordres de vente, claquemuré dans son bureau climatisé d’une grande tour du Dubai International Financial Center, l’une des plus grandes zones franches des Emirats où toute la planète finance se côtoie. L’avantage local : l’impôt sur les sociétés est inexistant. Quant à Nassau, l’opacité des transactions financières tranche singulièrement avec la transparence des eaux caribéennes.

Ces derniers temps, on retrouve leur trace dans pas mal de dossiers. Celui d’Europlasma, dont les Français ont découvert l’existence lors de la dernière interview télévisée du chef de l’Etat. Le patron de l’entreprise, Jérôme Garnache-Creuillot a alors interpellé Emmanuel Macron au sujet du financement de l’économie de guerre. C‘est par le biais d’un montage peaufiné par ABO que cette entreprise française a pu racheter récemment les Fonderies de Bretagne avec l’ambition d’en faire le leader de la fabrication d’obus. Toujours grâce à ABO qu’elle a mis la main sur Valdunes, le spécialiste tricolore des roues et d’essieux de train, et sur les Forges de Tarbes, l’unique fabricant des obus des canons Caesar. On suit leur piste dans des start-up de la santé, comme Safe Orthopaedics, des sociétés de marketing digital ou de matériaux de construction écolos. Depuis sa création en 2017, Alpha Blue Ocean a proposé ses services et ses millions à plus d’une soixantaine d’entreprises dans l’Union européenne, en Norvège et jusqu’au Canada. Dans le foot, avec le club d’Alicante, les compagnies pétrolières, les éditeurs de logiciels… Le seul point commun de toutes ces sociétés est d’avoir eu, un jour, un besoin urgent d’argent frais.

Le mépris de la place parisienne

En moins d’une décennie, le duo est devenu incontournable sur ce type de produits financiers. « L’establishment parisien de la finance les méprise. Ils sont vus comme des pirates sans scrupule qui ne servent que leurs propres intérêts et n’ont aucune velléité à assurer la pérennité des entreprises auxquelles ils proposent leurs services », tacle un banquier. Eux s’en moquent. De toute façon, ils ne mettent quasiment jamais les pieds à Paris. En décembre dernier, l’AMF les a condamnés à une amende de 4 millions d’euros pour manipulation de cours de la société Auplata, une compagnie minière en Guyane. Ils ont fait appel de la décision. Lors de l’audition, leur avocat, Frank Martin Laprade, associé au cabinet Jeantet, leur a même conseillé de ne pas se déplacer. « Les produits qu’ils proposent sont tout à fait légaux, assure ce dernier. Et si les cours des sociétés auxquelles ils prêtent de l’argent s’effondrent, c’est la faute du marché, pas la leur. »

Le terrain de chasse favori d’ABO ? Euronext Growth, une Bourse spécialement dédiée aux start-up et aux PME. Contraintes réglementaires allégées, montagnes russes assurées. Une place financière où la volatilité des cours est spectaculaire, l’horizon de détention dépassant à peine la semaine, voire la journée. Alors, lorsque ABO cède ses paquets d’actions sur ce marché, c’est le casino. Les chefs d’entreprise qui ont fait appel à eux doivent avoir le cœur accroché, surtout s’ils possèdent la majorité des titres de leur société. Quand le cours de l’action s’effondre, ce qui est le cas la plupart du temps, beaucoup ont le sentiment de voir le travail d’une vie partir en fumée. « Ce qui est problématique avec ABO, c’est qu’ils vendent du rêve en taisant les risques de ce type d’opérations à leur client. Beaucoup de patrons étranglés se sont fait prendre », décrypte un fin connaisseur du marché. « Les 12 millions d’euros que j’avais mis au départ dans Cybergun ne valent plus rien aujourd’hui, reconnaît Hugo Brugière, mais c’est le jeu. »

D’autres ont tout perdu dans l’affaire. Derrière le bronzage, on devine les traits tirés. De sa fortune passée, il ne reste à Michael Willems que quelques miettes. Comptes bancaires bloqués. La belle villa en Espagne soldée. L’homme d’affaires vit retranché derrière les hauts murs de sa grande propriété, dans une banlieue huppée de Bruxelles. Mercedes 4×4 devant l’entrée, pelouse du parc drue et verte comme celle d’un terrain de golf. Des vases remplis de rhododendrons mauves égaient la table basse du salon d’été. Récemment, ce quadragénaire et sa femme ont embauché un agent de sécurité jour et nuit, un ancien parachutiste belge. Le couple a peur. « D’ici un mois, on aura perdu tout ce que vous avez sous les yeux », souffle-t-il. Michael Willems est le fondateur de Pharmasimple, un site de vente en ligne de parapharmacie et de compléments alimentaires créé en 2012. Les débuts sont prometteurs, il s’introduit sur Euronext en 2015, le chiffre d’affaires s’emballe, jusqu’à 44 millions d’euros en 2021, l’année du Covid. Mais il faut investir toujours plus pour maintenir les parts de marché dans le secteur hyperconcurrentiel de l’e-commerce.

En 2021, Willems tente de revendre sa société à Intermarché, la transaction capote dans la dernière ligne droite. L’argent manque, il faut payer les fournisseurs, C’est là que le tandem Vannineuse-Pingray apparaît, comme par magie. Oui, ils peuvent apporter 10 millions d’euros très vite. Le contrat est bouclé en quelques semaines, le temps presse. Mais au dernier moment, les deux financiers exigent une petite garantie : un prêt de titres, le temps de l’opération. Willems apporte dans la corbeille l’équivalent de 7,5 millions d’euros d’actions de sa société Pharmasimple, soit 27 % du capital de l’entreprise. L’encre du contrat est à peine sèche que le cours de Bourse dévisse, avant même que les premières obligations soient converties en actions. Le patron soupçonne aujourd’hui ABO d’avoir cédé momentanément ses titres apportés en garantie, ce qui est illégal. Quand il les récupère, ils ne valent plus rien.

Une pyramide Ponzi ?

Un premier voyage de Willems aux Bahamas pour tenter d’y voir clair, un deuxième, puis un troisième… A chaque fois, le tourbillon de l’argent facile, les virées en yacht sur des îles désertes. Les dîners où l’on croise les héritiers de Glencore, Bacardi et même une fois Sam Bankman-Fried, le fondateur de FTX, la plateforme crypto, aujourd’hui en prison aux Etats-Unis. Paradis artificiels. Fuite en avant. Les contrats avec ABO s’enchaînent – 200 millions d’euros. « J’aurai dû tout couper plus tôt mais j’étais tiraillé entre une société aux abois et des gens qui me promettaient la lune », confesse aujourd’hui le patron. La société a fait faillite en 2023 et les relations entre le Belge et ses anciens financeurs ont tourné vinaigre. ABO accuse le patron d’avoir pioché dans la caisse pour près de 30 millions d’euros. Willems, lui, a porté plainte contre le fonds et ses fondateurs en Belgique, à Dubaï et aux Bahamas pour escroquerie et abus de confiance. En France aussi, puisque l’entreprise y est cotée : le dossier vient d’atterrir au pôle financier du tribunal de Paris pour y être instruit par les équipes du juge Tournaire.

Une bataille juridique qui en rappelle une autre, en Norvège, cette fois, quelques années plus tôt. Alf Martin Johansen, lui, a réussi à sauver sa start-up de logiciels, mais il a aussi connu le vent glacé du boulet. Même technique : promesses, garanties, effondrement boursier. « J’ai rompu le contrat avec ABO parce que mes auditeurs ne parvenaient à obtenir des garanties nécessaires sur l’origine des fonds avancés par eux », explique cet ingénieur. Il faut dire qu’ABO n’est pas soumis aux mêmes règles de transparence que les banques traditionnelles. Un autre entrepreneur contacté qui, lui, préfère garder l’anonymat, s’interroge sur le montant réel de la trésorerie du fonds : « Leur modèle ne fonctionne que s’ils vendent toujours plus d’actions, ils n’ont pas les reins suffisamment solides pour tenir leurs promesses. »

Ni Pierre Vannineuse, ni Hugo Pingray n’ont donné suite aux sollicitations de L’Express. C’est Olivia Blanchard, la responsable de la « compliance » du fonds d’investissement, qui a répondu à nos questions par écrit. La jeune femme est par ailleurs l’une des fondatrices de l’Association des acteurs de la finance responsable à Paris. La baisse des cours observées dans les entreprises financées par ABO ? « Le reflet de difficultés bien antérieures à notre intervention. La responsabilité de l’utilisation de cette méthode et de la gestion des conséquences, telles que la dilution du capital, incombe entièrement au management de l’entreprise. » L’origine des fonds ? « Elle est systématiquement vérifiée chaque fois qu’ABO ouvre une ligne dans une banque régulée. » Le montant de la trésorerie ? « En tant que société privée, nous ne publions pas de données financières sur ce sujet. »

Derrière toute cette affaire, une question presque philosophique émerge. Jusqu’où faut-il aller pour maintenir à flot des entreprises au bord de la faillite ? Surtout lorsque l’Etat et les acteurs plus traditionnels ne veulent pas mettre au pot, tant les risques sont grands. Dans le cas des Fonderies de Bretagne, ni les services du ministère de l’Industrie, ni ceux de la Direction générale de l’armement, n’ont émis la moindre remarque sur Europlasma et ses financements exotiques. Sans doute trop contents d’éviter un drame social et une nouvelle polémique, tout en vantant la réindustrialisation à la française. Sous le soleil brûlant des paradis fiscaux, Alpha Blue Ocean coule des jours heureux.



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Author : Béatrice Mathieu

Publish date : 2025-05-27 15:55:00

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