L’Express

Monique Canto-Sperber : « Les Français sont des libéraux qui s’ignorent »

Monique Canto-Sperber : « Les Français sont des libéraux qui s’ignorent »

Véritable âge d’or de la pensée libérale en France, le XIXe siècle a été marqué par l’éclat de certaines des plus belles plumes de ce courant philosophique, de Benjamin Constant à Alexis de Tocqueville, en passant par François Guizot et Frédéric Bastiat. Un peu moins de deux siècles plus tard, le libéralisme français fait pâle figure. Dans une époque d’ultra polarisation, l’opposition au libéralisme est même devenue l’un des rares consensus de notre vie politique. Ailleurs dans le monde, les nouvelles ne sont pas bien plus rassurantes. Donald Trump aux États-Unis, Viktor Orbàn en Hongrie, sans parler de Vladimir Poutine en Russie et Xi Jinping en Chine, les régimes illibéraux et autoritaires se répandent comme une traînée de poudre.

Une situation qui inquiète et interroge la philosophe Monique Canto-Sperber, présidente du think-tank GenerationLibre. Dans La liberté cherchant son peuple, Libéralisme populaire contre tentation populiste (Calmann Lévy), l’ancienne directrice de l’ENS ne ménage pas les libéraux français, qu’elle accuse de s’intéresser presque uniquement aux libertés économiques. Loin de se résigner, Monique Canto-Sperber ne voit pas de fatalité au désamour français pour le libéralisme. Elle en est même persuadée, nos compatriotes pourraient être beaucoup plus réceptifs aux idéaux libéraux, à condition de promouvoir un libéralisme « populaire » capable de résonner avec les préoccupations des classes moyennes et populaires. Entretien.

L’Express : Avec Trump aux États-Unis, Poutine en Russie, Xi Jinping en Chine, on se dit que le libéralisme a connu des jours meilleurs…

Monique Canto-Sperber : Oui, la situation est préoccupante. Les libéraux ont malheureusement baissé la garde depuis les années 1990. Ils ont été anesthésiés par l’illusion de la « fin de l’histoire » et n’ont pas vu ce qui était en train de se passer.

Depuis le XVIIe siècle, le libéralisme a résisté à toutes les remises en cause de ses principes.

Pourtant, depuis 2001 et la brutalisation du monde qui a suivi, il y a des raisons de s’alarmer de l’avenir du libéralisme. En 2018, dans La Fin des libertés, j’exprimais mon inquiétude devant la montée des mouvements populistes, césaristes, illibéraux, se répandant en Europe, mais aussi devant les pressions exercées en matière de liberté d’expression – le fameux « Vous n’avez pas le droit de dire cela ! » – les politiques de contrôle des individus de plus en plus intrusives, l’incapacité de nos démocraties à maintenir l’ordre public sans lequel il n’y a pas de libertés. Tous ces facteurs me paraissaient miner à la base les idéaux libéraux au point de compromettre leur avenir.

Depuis le XVIIe siècle, le libéralisme a résisté à toutes les remises en cause de ses principes. Il a même survécu aux totalitarismes du XXe siècle. À chaque fois, surtout après l’effondrement du communisme, il est revenu sur le devant de la scène. Les libéraux en furent confortés dans la conviction que, malgré les périodes sombres, le libéralisme pourrait toujours s’imposer comme la meilleure, voire la seule, pensée politique apte à proposer un modèle de gouvernement des sociétés démocratiques dans un monde sécularisé.

Cette conviction est aujourd’hui fragilisée. Les transformations de notre monde remettent sérieusement en cause l’avenir et la survie du libéralisme. D’abord, la mondialisation des risques, menaces terroristes, catastrophes climatiques et épidémies, crise migratoire de grande ampleur, ces menaces créent déjà des situations d’urgence dans lesquelles le recours à des mesures d’exception se banalise. On l’a vu en France, avec la lutte contre le terrorisme à partir de 2015 et avec la crise du Covid qui ont favorisé des pratiques de gouvernement de plus en plus resserrées, le parlementarisme étant considéré comme une gêne et plus du tout comme la seule façon de fonder la légitimité des décisions politiques. Face à des crises, la mise en place d’un état d’urgence est souvent inévitable, mais si les états d’urgence se prolongent ou se répètent, il sera difficile de revenir à des pratiques libérales de gouvernement, elles paraîtront hors-jeu tandis que les restrictions des libertés seront vues comme des solutions par défaut, immédiates et faciles à appliquer.

Une autre transformation, préoccupante pour l’avenir du libéralisme, a trait aux clivages internes de plus en plus marqués au sein de nos sociétés, où la mobilité sociale semble enrayée. Clivages entre diplômés et non diplômés, entre ceux qui sont partout chez eux et ceux qui sont rivés à un mode de vie ou un territoire – les « nowhere » et les « everywhere » du sociologue David Goodhart – mais aussi entre les progressistes et les réactionnaires. Nos sociétés sont mouvantes, aucun de ces clivages n’est substantiel, mais de nombreuses données, des sondages à l’étude sociologique des électorats, montrent tout de même un partage entre ceux qui peuvent bénéficier de la société d’aujourd’hui et ceux qui ont le sentiment d’être rivés à leur condition. Ce sont souvent des membres des classes moyennes paupérisées, qui expriment un sentiment d’impuissance ou de dépossession sociale.

Enfin, la troisième transformation est la multiplication des atteintes à la vie privée, l’intrusion dans les manières de vivre des personnes et l’imposition subreptice de comportements de référence, sans parler des atteintes à la liberté d’expression, comme s’il n’était plus admissible que d’autres expriment des opinions différentes de celles actuellement jugées acceptables.

Ces transformations créent une nouvelle donne, avec des éléments d’irréversible. Là où nous en sommes aujourd’hui, est-il encore concevable de revenir à l’évidence d’une vie privée inviolable ? Est-il encore concevable, face aux crises qui s’annoncent, de restaurer tous les droits du parlementarisme ? Est-il encore possible dans des économies aussi financiarisées que les nôtres de rétablir une réelle fluidité sociale où le travail et la productivité soient réellement rétribués ? Ce n’est plus sûr. Ce sont les conditions mêmes qui ont rendu possible le libéralisme qui s’effritent et font douter de son avenir.

D’où l’appel aux libéraux. Ils doivent se préparer à montrer de manière obstinée que le libéralisme peut, en respectant ses principes, gérer les situations de crise, assurer la sécurité et préserver l’ordre public. Ils doivent défendre pied à pied la vie privée et les libertés, et surtout montrer que des politiques publiques d’inspiration libérale peuvent remédier au sentiment de dépossession d’une partie de la population. Les libéraux devraient proposer une vision politique différenciante, exaltante, capable de rallier un vaste électorat fondé sur la promotion d’une société ordonnée avec plus de liberté et de responsabilité.

Pourtant, on n’a pas l’impression que les idées libérales soient particulièrement plébiscitées par les Français…

Mais c’est dû au fait qu’elles sont méconnues et caricaturées, parfois même par leurs défenseurs. Les libéraux français d’aujourd’hui tendent à se limiter à défendre la liberté économique et à dénoncer l’excès de normes. Ce sont des causes majeures pour le libéralisme, mais il ne s’y réduit pas. La pensée libérale est plus riche, elle traite de beaucoup de sujets, à 360 degrés. Elle peut inspirer des politiques sociales soucieuses de promouvoir la responsabilité individuelle et défendre des propositions fortes en matière d’éducation et de transmission culturelle, elle donne aussi des outils pour penser l’ordre international et remédier la montée de la violence dans les sociétés d’aujourd’hui. D’où sa pertinence pour aujourd’hui, car elle recoupe les préoccupations des Français.

Les libéraux français d’aujourd’hui tendent à se limiter à défendre la liberté économique et à dénoncer l’excès de normes.

Et puis les libéraux ont rarement mis en avant la puissance d’émancipation du libéralisme. Par exemple, pourquoi ne rappelle-t-on pas que depuis le XIXe siècle et l’émergence du socialisme, ce courant a voulu traiter de la question sociale. Les libéraux anglais, John Stuart Mill, Thomas Hobhouse, l’ont fait. En France aussi, l’histoire de la gauche a été marquée par un courant libéral que Charles Renouvier, penseur néo-kantien français, a nommé « socialisme libéral », qu’on pourrait suivre de Proudhon à Michel Rocard. On trouve le même souci chez les libéraux américains, allemands, italiens surtout, avec Carlo Rosselli. J’ai publié il y a plus de vingt ans un recueil des textes des auteurs clés de ces courants. On retrouve chez tous une grande attention aux conditions concrètes d’existence et la volonté de redonner aux plus pauvres une capacité de choix, une autonomie, un espace de responsabilité.

Dans notre pays, dont la tradition politique fut longtemps étatiste et même bonapartiste, insister sur la nécessité des libertés économiques et l’autonomie de la société civile est essentiel. Mais en se limitant à cela, le libéralisme s’adresse surtout aux nantis et aux plus diplômés. C’est pourquoi les questions des bas salaires, de l’exigence en matière d’éducation, mais aussi d’innovation sociale et économique sont pour moi primordiales, sans parler de l’ordre public et de la liberté politique.

D’où votre proposition de « libéralisme populaire ». Qu’est-ce que vous entendez par là ?

C’est un libéralisme qui puisse s’adresser à tous les groupes sociaux, aux plus favorisés comme aux plus modestes. C’est un libéralisme qui montre que les initiatives économiques décentralisées, l’allègement des normes, la responsabilité financière ne concernent pas seulement les nantis, mais contribuent à l’amélioration des conditions de vie des plus modestes en promouvant leur autonomie et leur responsabilité.

Le défi politique du libéralisme est de parvenir à conquérir un électorat qui est aujourd’hui capté par les mouvements populistes, lesquels ne s’intéressent pas toujours à l’amélioration de leurs conditions de vie, mais sont d’abord soucieux de se légitimer politiquement en prétendant exprimer la volonté populaire.

Les Français seraient donc plus libéraux que ce que l’on pense ?

Oui, ils hésiteraient sans doute à se dire « libéraux » en tant que tels, mais de nombreuses enquêtes montrent qu’ils adhèrent pour une majorité d’entre eux à des causes libérales. Ils préfèrent la responsabilité à l’assistance, sont attachés à la justice même s’ils déplorent l’excès de normes, ils défendent la liberté d’expression et veulent vivre comme ils l’entendent, même si leurs modes de vie sont jugés rétrogrades et dépassés, ils n’aiment ni les abus de pouvoir ni le désordre public, enfin ils sont attachés à la valeur de l’éducation et de la transmission. Ce qu’ils veulent surtout, c’est retrouver une forme d’initiative dans leur vie concrète et avoir la conviction qu’ils participent aux décisions politiques qui décident de leur vie. Les Français sont des libéraux qui s’ignorent.

Oui, mais ils sont également addicts à la dépense publique…

C’est une objection que l’on entend souvent. Les Français seraient libéraux pour eux, mais à condition que l’État s’occupe de tout. Ils voudraient que la société leur laisse la liberté de prendre des risques, à condition qu’ils n’aient pas à en assumer les conséquences grâce à la garantie de l’État.

Ce n’est peut-être pas toujours faux, mais des exemples récents montrent que c’est loin d’être toujours le cas, comme en témoignent la protestation de nombreux agriculteurs contre la proposition d’un salaire minimum paysan ou d’un prix plancher du lait.

Vous avez beaucoup écrit sur la liberté d’expression. Aujourd’hui, vous vous inquiétez des menaces sur le droit à la vie privée. Pourquoi ?

La défense de la vie privée est au cœur du libéralisme. Je me réclame de Benjamin Constant, de Tocqueville et de ce que Raymond Aron désignait comme la liberté libérale, « laissez-moi libre », pour ce qui ne concerne que moi et ne fait tort ni à autrui ni à l’ordre public. Cette liberté qui persiste à la base de la liberté sociale est au fondement de la liberté de conscience, elle est aussi une ressource de résistance à toutes les tyrannies.

Les Français sont des libéraux qui s’ignorent.

C’est pourquoi elle doit être préservée comme un bien précieux, à l’abri des intrusions et injonctions de la société ou de l’État. Face au fascisme ou à la terreur communiste, elle s’est manifestée surtout chez les plus modestes qui se sont révoltés contre l’oppression au nom de leurs convictions morales, de leur conscience religieuse ou du refus des abus de pouvoir.

Nous devons préserver cette capacité de résistance, elle est la meilleure ressource que nous ayons aujourd’hui pour rester libres, dans un monde de plus en plus algorithmisé, mécanisé, automatisé. C’est la garantie que nous gardons la capacité de choisir et de dire non, que nous ne laissons pas asservir. C’est pourquoi la liberté de conscience et la vie privée restent des valeurs clés du libéralisme.

Pourquoi pensez-vous qu’elle est particulièrement menacée aujourd’hui ?

On observe que les réseaux sociaux incitent à des formes d’exhibitionnisme et encouragent à chercher à tout savoir de la vie des autres, la vie privée est donnée si souvent en spectacle qu’elle perd progressivement son sens. De même, lorsqu’on entend « vous n’avez pas le droit de penser ça », qu’on prétend « déconstruire » la personnalité d’un individu ou qu’on pratique une politique du soupçon reprochant à une personne son inconscient raciste alors même que son comportement est irréprochable, c’est sa liberté de conscience qu’on conteste.

On voit progresser une conception populiste et illibérale de la démocratie, qui voit dans l’État de droit un frein à l’exercice de la souveraineté populaire… Ça vous inquiète ?

On observe aujourd’hui une fascination de la puissance, et donc une disposition à la soumission. Cela a toujours existé, et s’exprime de façon désinhibée aujourd’hui. C’est un combat vieux de plusieurs siècles contre la démocratie libérale, on rejette alors ce qu’elle incarne comme puissance d’auto-organisation des sociétés capable d’assurer la coexistence des libertés, au profit d’un idéal du pouvoir qui décide seul du bien des sociétés en exigeant leur soumission. C’est pourquoi les libéraux doivent être constamment aux aguets pour veiller aux libertés.

La défense de la liberté d’expression est aujourd’hui perçue par beaucoup de gens comme une thématique réservée à l’extrême droite. N’est-ce pas un des signes les plus flagrants de la défaite intellectuelle et culturelle des libéraux ?

Il y a une sorte de préemption de la liberté d’expression aussi bien par les progressistes militants que par ceux qui prétendent parler au nom du peuple. Les premiers veulent décider de ce que l’on peut dire ou de ce qu’il faut taire, les seconds, sous prétexte qu’on « ne peut plus rien dire », veulent être les seuls à parler sans trop se soucier d’écouter les autres ou de débattre.

Cela étant dit, quand la droite s’inquiète de la liberté d’expression, c’est un peu fondé. La loi ne pénalise pas les opinions hostiles à l’immigration, mais aucun journal « mainstream » ne les publierait, elles ne sont exprimées que par des politiques.

Pourtant, les idées d’extrême droite bénéficient de beaucoup plus d’espaces d’expression qu’il y a 10-15 ans, non ?

Oui, on peut donc considérer qu’un rééquilibrage est en cours, mais cela n’a guère favorisé le débat éclairé entre des points de vue contradictoires, élément pourtant central en démocratie. Chaque camp cherche à s’approprier l’hégémonie sur la parole publique, disqualifiant d’emblée toute opinion opposée. C’est là la manifestation d’une forme de pessimisme nihiliste qui considère qu’il n’y a aucun intérêt à discuter avec quelqu’un qui n’est pas d’accord avec soi.

C’est si différent de ma culture où l’on trouve passionnant de rencontrer un contradicteur et de débattre. Dans son éditorial du 4 avril 2018, l’éditeur de The Atlantic annonçait le renvoi d’un contributeur qu’il avait pourtant recruté plusieurs semaines plus tôt pour son esprit transgressif, et cela à cause du point de vue qu’il avait défendu, plutôt réservé sur l’avortement. La raison donnée par l’éditeur : « Certaines idées ne méritent pas d’être discutées ». Tout est dit…

Monique Canto-Sperber interviendra le 19 juin 2025 aux Diversités d’été, événement dont L’Express est partenaire, à l’Assemblée nationale, sur le thème « Débattre. Pour que vive la démocratie ! ».



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-05-29 15:44:00

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