L’Express

Dominique Reynié : « En Europe, la droitisation ne fait que commencer »

Dominique Reynié : « En Europe, la droitisation ne fait que commencer »

Dominique Reynié est professeur à Sciences Po et directeur général de la Fondation pour l’innovation politique. Pour L’Express, il analyse la percée fulgurante des populistes et de l’extrême droite lors des derniers scrutins européens. Selon lui, si les tendances se confirment, ce qui devrait être le cas tant les raisons qui nourrissent ce vote perdurent, « de nouvelles bascules nationales en faveur de ces forces protestataires de droite, populistes et parfois d’extrême droite » sont à prévoir lors des prochaines échéances électorales.

L’Express : Lors des scrutins du dimanche 18 mai, les populistes de droite ou d’extrême droite ont obtenu des scores élevés au Portugal, en Pologne et en Roumanie. Mais au fait, comment faut-il appeler ces partis ?

Dominique Reynié : Notre champ lexical, nos catégories d’analyse, ont du mal à saisir une réalité profondément recomposée. Il existe une poussée de l’extrême droite en Europe, représentée notamment par une fraction de l’AfD en Allemagne (devenue la première ou deuxième force politique en fonction des sondages), mais ce n’est pas le phénomène principal. Je préfère parler de populisme de droite. Le programme de l’extrême droite contient la remise en question des mécanismes démocratiques. De leur côté, les populistes – on peut les croire ou non – affirment vouloir faire triompher la démocratie, c’est-à-dire la volonté populaire contre des élites qui cherchent à l’étouffer ou la manipuler. Leurs électeurs n’ont pas envie de renverser la démocratie. Ils sont très ­majoritairement attachés à l’Europe, à la démocratie, à la liberté de la presse, à la liberté d’opinion, d’après l’étude que nous avons réalisée en avril 2024 à la Fondapol auprès de 30 000 personnes, dans 28 pays européens. Résultat, les chefs populistes ne s’aventurent pas trop désormais du côté des réformes institutionnelles – cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas dangereux.

Quand on voit ce type de partis progresser si vite, comme Chega au Portugal, c’est parce que des électeurs ont quitté un parti pour les rejoindre. Ce n’est pas une génération spontanée de millions de fascistes… Même chose en Allemagne. Il n’y a pas, du jour au lendemain, 25 % d’électeurs d’extrême droite. Ils viennent de la CDU-CSU, mais aussi de la gauche. Partout en Europe, on observe la destruction des clivages politiques classiques.

Que demandent les électeurs de ces partis ?

L’élément commun, c’est la protestation. Ils suivent celui qui, à leurs yeux, apparaît capable de « hacker » le système. Les électeurs ne les créditent pas de compétences supérieures aux formations classiques, mais ne les considèrent pas non plus comme incompétents. Le « privilège de la compétence » n’existe plus pour les partis de gouvernement. Ce que les électeurs ne supportent pas, c’est l’absence de frontières et de protection contre un monde jugé dangereux. Or, il y a une raison d’être propre aux populistes, qui est de prendre en charge les déclassés que génèrent les phases de transition historique, les perdants. Surtout, ces partis protestataires sont portés par des thèmes devenus centraux : l’immigration, l’islamisme, voire l’islam… Ils ont réussi à incarner la droite et à attirer les classes populaires parce qu’ils se sont souciés de répondre aux inquiétudes liées à ce que j’appelle le patrimoine matériel (Marine Le Pen et la retraite à 60 ans, par exemple), et immatériel, c’est-à-dire tout ce qui touche au style de vie : la question du foulard, de l’abaya ou la ­nostalgie d’une France moins conflictuelle. C’est leur moteur principal.

Les électeurs expriment une angoisse, une colère. Ils font l’expérience d’une ­déstabilisation existentielle, liée également au retour d’antagonismes religieux, alimentés par le conflit israélo-palestinien. Tout cela bouleverse nos systèmes politiques. Or les gouvernants se montrent incapables de prendre au sérieux ces préoccupations de plus en plus éloquentes d’électeurs de droite comme de gauche. Elles ont été stigmatisées, considérées comme inappropriées.

Les populistes de droite se trouvent en première ou deuxième position dans nombre de pays européens. Est-ce un moment de bascule ?

Ils se situent à un niveau que nous n’avons jamais connu dans l’histoire des démocraties européennes. De façon purement arithmétique, les eurodéputés populistes de droite représentent la première force au Parlement européen – même s’ils n’arrivent pas à s’entendre entre eux. Si vous ajoutez à cela la vigueur de la droite classique au sein du Parti populaire européen (PPE), c’est du jamais vu. Donc oui, le basculement a commencé.

Certains populistes ont connu des ascensions fulgurantes, tels le Roumain George Simeon, André Ventura au Portugal, l’AfD en Allemagne et Giorgia Meloni en Italie. Comment l’expliquez-vous ?

L’une des clés est la numérisation de l’espace public. Dorénavant, à condition d’être organisé, d’avoir un peu d’argent, un slogan et quelques soutiens, n’importe quel individu a une capacité inouïe d’émerger dans un espace public transnational. Mais ces populistes exploitent aussi un vide. Au risque de vous surprendre, j’inclurais Emmanuel Macron dans cette logique. Le fait qu’un ancien secrétaire général adjoint de l’Elysée, à peine nommé ministre, devienne président de la République en 2017, ne peut s’expliquer que par un délitement de tout ce qui faisait la régulation du système politique. C’est la même chose pour Donald Trump. Il est venu de nulle part parce que les partis, les structures, les institutions se défont. Le phénomène des droites populistes protestataires existe depuis trente ans en Europe, mais la différence, aujourd’hui, c’est que ceux qui émergent non seulement restent en place, mais ils gagnent en puissance, et commencent à prendre le pouvoir.

Le retour de Trump à la Maison-Blanche accélère-t-il leur montée en puissance ?

Il faut d’abord rappeler que le populisme a commencé bien avant cela en Europe et que Trump s’en est inspiré. Il a notamment repris cette idée de reprendre le contrôle (« Take back control »), qui était au cœur de la campagne du Brexit. Cela dit, les Etats-Unis étant la première démocratie du monde, son retour triomphant a créé un effet d’encouragement chez des populistes européens, notamment face à l’hostilité manifeste de l’UE à leur égard. Le vice-président américain J. D. Vance a joué sur cette corde lors de son discours à la conférence de Munich sur la sécurité, en février. En substance : « Nous, les Américains, allons vous aider, vous, les Européens protestataires, à faire entendre votre colère, légitime. » Ce discours leur a donné de la force. Trump a aussi une façon d’affirmer la puissance de sa volonté avec ses déclarations tonitruantes, qui enthousiasment les populistes. Ils ont une fascination pour celui qui donne au monde une image de l’Occident à laquelle ils aspirent. Ils sentent qu’ils ont l’opportunité de s’inscrire dans son sillage et de bénéficier de sa protection. C’est assez paradoxal car nombre de populistes européens se sont longtemps caractérisés par un rejet des Etats-Unis…

Ajoutons à cela, dans certains pays, une autre forme de convergence : une forme de pensée réactionnaire, une tentative de ­restauration de la culture chrétienne et conservatrice. On cherche à compenser la faiblesse des frontières par une réaffirmation de valeurs longtemps endormies, qui servent de référence, de point de ralliement. C’est une réaction à ce qui est perçu comme une désoccidentalisation du monde.

Sur l’échelle du trumpisme en Europe, on observe toutefois des degrés d’adhésion différents…

En Roumanie, en Pologne, dans les pays Baltes, en Finlande ou en Suède, la pression russe est tellement intense qu’elle détermine le champ politique. Les populistes peuvent avoir de l’admiration pour Trump, mais quand celui-ci apparaît comme très conciliant avec Poutine, le lien avec lui se complique… C’est frappant aussi au Danemark depuis que le président américain menace de s’emparer du Groenland. En réalité, je n’observe pas, en Europe, de populistes vraiment trumpistes. Ils restent prudents. Même ceux qui se sont montrés un temps très alignés ont corrigé le tir. C’est le cas de Giorgia Meloni, mais aussi du RN. En 2016, Marine Le Pen avait fait des déclarations enthousiastes sur Trump, elle avait essayé de le rencontrer dans sa tour à New York – sans succès. Mais cette année, elle ne s’est pas rendue à la cérémonie d’investiture du républicain à Washington. Et Jordan Bardella a annulé sa participation à la conférence annuelle du mouvement conservateur aux Etats-Unis.

Le trumpisme oblige quand même à choisir entre une adhésion à l’idée européenne ou un rejet. Or les électeurs européens éprouvent aujourd’hui une immense solitude et ne se considèrent pas comme assez forts pour résister de façon isolée aux redoutables pressions du monde présent. La grande peur des Européens, c’est de n’être plus capables de se défendre eux-mêmes, dans un monde où les Etats-Unis ont l’air de nous laisser tomber, tandis que la Russie et la Chine sont plus ­agressives que jamais depuis 1945, le tout sur fond de menace islamiste. C’est cette angoisse-là que doivent traiter les populistes. Et c’est pourquoi l’on ne trouve plus chez eux de prise de distance saillante vis-à-vis de l’UE.

En fin de compte, le modèle populiste européen ne serait-il pas plus proche d’une Giorgia Meloni que d’un Donald Trump ?

Oui, c’est un vrai modèle. Elle a opéré dans son pays quelque chose qui apparaît comme la prochaine étape : la fusion des droites, tout en acceptant l’UE. Même si, en parallèle, elle affirme plus fermement sa dimension de populiste de droite sur l’immigration ou le financement des associations islamistes. Le cas italien est plutôt unique. En Allemagne, Friedrich Merz a fait le choix de ne pas discuter avec l’AfD. Aux Pays-Bas, Geert Wilders n’est pas le leader de la coalition au pouvoir malgré son succès aux législatives de 2023. En France, la question se pose entièrement.

Giorgia Meloni peut-elle accomplir au niveau européen ce qu’elle a réussi en Italie, la fusion des droites ?

Les populistes de droite sont la principale force politique au Parlement européen et on ne peut rien faire sans eux. La cogestion entre le PPE et les sociaux-démocrates, c’est fini. Beaucoup d’éléments sont déjà négociés par la droite avec les groupes et les députés populistes. Meloni est pour l’instant la mieux placée pour travailler à la réorganisation européenne des droites. Je vois mal comment l’UE pourrait rester gouvernée par une culture sociale-démocrate et écologiste.

L’arrivée au pouvoir au Royaume-Uni de Reform UK, de l’AfD en Allemagne, de Chega au Portugal et du RN en France vous semble-t-elle inéluctable ?

Les tendances observées donnent à penser que c’est inéluctable, oui. L’incapacité en Allemagne, au Royaume-Uni, au Portugal, en France et partout ailleurs à les inverser semble actée, à court et moyen terme. Car les raisons qui nourrissent ce vote se maintiennent. Si l’on y ajoute le prix de l’énergie et le vieillissement démographique, tout cela me paraît conduire à de nouvelles bascules nationales en faveur de ces forces protestataires de droite, populistes et parfois d’extrême droite. Cela ne veut pas dire que Marine Le Pen ou Jordan Bardella arriveront nécessairement au pouvoir, mais je vois mal comment la France pourrait échapper, lors des futurs grands scrutins, à une droitisation supplémentaire.

Dans les sondages, la percée des populistes de droite chez les jeunes est frappante. Comment l’expliquez-vous ?

Le phénomène est plus ancien qu’on ne le croit. Cela fait en réalité un moment que les jeunes sont nombreux à contribuer aux résultats du FN puis du RN. Et même si dans cette catégorie d’âge, l’abstention est très répandue, le vote populiste de droite est vraiment le choix numéro un des jeunes à faible niveau de scolarisation. D’où le choix par Marine Le Pen de Jordan Bardella, pour l’accompagner et peut-être maintenant lui succéder.

Mais l’expansion électorale commence à toucher les strates les plus âgées de la population, et elle monte aussi en catégorie sociale. C’est un effet à mon avis de la candidature Zemmour en 2022, qui attiré sur lui des électeurs d’une droite CSP+, passés ensuite au vote RN. Reste à voir si une candidature LR a les moyens de les faire revenir ou si le RN est capable d’avoir un électorat qui ressemblerait à ce qu’on disait autrefois du gaullisme : le métro parisien à 18 heures.

N’assiste-t-on pas aussi à un rejet des coalitions paralysées, comme en Allemagne, sous Olaf Scholz, en Pologne, en Roumanie et même France ?

Si, absolument. C’est d’ailleurs un aspect problématique : la défiance totale à l’égard des élites politiques que l’on pourrait qualifier de modérées, peut s’accompagner d’une sorte de rejet des programmes jugés trop centristes. En France, en particulier, il est possible que le « en même temps » du macronisme ait scellé pour un temps le sort de ces tentatives de réunir des forces assez différentes, dont le résultat est de ne plus faire grand-chose de très lisible.

On observe une demande de repères, de décisions et de choix forts. Cela peut d’ailleurs poser un problème au RN, qui n’est pas toujours très clair ou cohérent dans son discours, ni très affirmé dans ses propositions, et qui à force d’être institutionnalisé peut aussi se trouver en grande difficulté. Ce que je crois certain, c’est la droitisation du paysage politique.



Source link : https://www.lexpress.fr/monde/dominique-reynie-en-europe-la-droitisation-ne-fait-que-commencer-DXURWGCBHRHODKZD4MUZOFGLRE/

Author : Eric Chol, Charles Haquet, Cyrille Pluyette

Publish date : 2025-05-29 15:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express