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« Comme je l’avais dit à Hitler… » : révélations sur Reinhard Gehlen, l’espion des nazis passé à la CIA

« Comme je l’avais dit à Hitler… » : révélations sur Reinhard Gehlen, l’espion des nazis passé à la CIA

« Une figure, presque un mythe ». Ainsi l’historien Johann Chapoutot qualifie-t-il Reinhard Gehlen (1902-1979), dans sa préface au livre que Clément Tibère consacre au premier chef du renseignement extérieur de la RFA, Reinhard Gehlen. L’espion du siècle ?, qui vient de paraître chez Perrin.

Comment ce général de la Wehrmacht, chef des services de renseignements militaires sur le front de l’Est durant la Seconde Guerre mondiale, est-il passé des services secrets des nazis à ceux de l’Allemagne de l’Ouest ? Comment est-il parvenu à dissimuler son histoire ? Quelles informations a-t-il livrées à la CIA, qui finança durant dix ans son officine de renseignement ? Pourquoi, durant la guerre d’Algérie, a-t-il rencontré le général Salan ? Coauteur du Dictionnaire du renseignement dirigé par Hugues Moutouh et Jérôme Poirot, Clément Tibère brosse un portrait saisissant de ce maître des illusions, dont on a rarement vu le visage. Une prouesse compte tenu de la complexité du personnage.

L’Express : Que manque-t-il donc à Reinhard Gehlen pour être « l’espion du siècle » ?

Clément Tibère : L’espion « de son siècle », de ce « siècle des excès », Gehlen l’est assurément. Né en 1902 et mort en 1979, il en aura connu toutes les tragédies. Deux guerres mondiales, quatre changements de régime, la guerre froide : il a tout vécu, de surcroît aux premières loges.

L’espion « du siècle », telle est bien la question. Si Gehlen a joué un rôle important dans la guerre nazie à l’Est, un rôle fondamental dans la mise à niveau des alliés occidentaux sur l’URSS, un rôle clé dans le rétablissement de la souveraineté allemande, il a aussi commis de graves contresens, des fautes même. Son anticommunisme obsessionnel l’a conduit à se méprendre sur la nature profonde du nazisme. Pour lui, le « monde nazi » (pour reprendre le titre du remarquable ouvrage publié en 2024 par Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin) était un régime politique traditionnel. Il en a perdu toute notion des limites, du bien et du mal.

Dans sa préface, l’historien Johann Chapoutot parle d’une « figure », presque un « mythe » de la RFA. Sur quoi repose ce mythe ?

Sa vie est rocambolesque. Elle le conduit du cœur de l’OKH (Oberkommando des Heeres, état-major de l’armée de terre) au service de la CIA puis de l’Allemagne de l’Ouest naissante. Son principal coup de génie a été d’emporter, en pleine déroute sur le front de l’Est, l’intégralité de son fonds d’archives sur l’URSS, de le cacher dans des caisses hermétiques, d’enterrer ce trésor dans les montagnes bavaroises, puis de se rendre aux Américains, sans armes, mais avec un bagage hors de prix. Alors oui, rien que cela, c’est mythique.

Plus fondamentalement, Gehlen est l’archétype du « cold warrior », du combattant de la guerre froide. Il a compris plus tôt que les autres le danger représenté par l’expansionnisme soviétique. Il a su analyser les techniques de guerre secrètes de cet empire redoutable. Il a su y répondre, aussi.

Mais surtout, ce qui fait de Gehlen un « mythe de la RFA », c’est qu’il a contribué à la réémergence de son pays dans le concert des puissances, moins de dix ans après la Stunde Null, l’heure zéro de l’effondrement. Adenauer a façonné un régime politique. Ehrard a pensé un modèle économique. De Mazières et Blank ont remonté une armée. Gehlen a donné à la RFA son service de renseignement.

Vous dites de sa vie qu’elle fut « plus exaltante qu’un roman ». Ne fut-il pas le premier à romancer celle-ci au point de la rendre indéchiffrable ?

Au-delà même de ce qu’il a (réellement) accompli, Gehlen est un metteur en scène redoutable. Il s’est volontairement nimbé de mystère, par sécurité et par calcul. Il a veillé à ce qu’aucune photographie de lui ne soit diffusée. Il a joué avec les médias pour y cultiver une image de moine-soldat efficace et sans états d’âme. Il savait impressionner tous ses partenaires de travail : silences, confidences, inaccessibilité. Constantin Melnik, conseiller du gouvernement français en matière de renseignement durant la guerre d’Algérie, raconte que, lors des réunions entre chefs de services occidentaux, Gehlen faisait du théâtre, arrivant avec des gardes du corps tout droit sortis des ex-commandos de l’Abwehr et lâchant ici et là, avec nonchalance, des phrases du type : « Comme je l’avais dit à Hitler… » Du grand art.

Cet homme ne doit-il pas s’évaluer d’abord à la lumière de sa géographie personnelle : il vient, comme vous l’écrivez, « des marches d’une Allemagne mutilée par la Première Guerre mondiale ».

Gehlen est un fils de l’Est. Il a grandi à Breslau. Il a connu la perte des territoires de Poméranie et de Silésie après 1918. Il a fait ses classes militaires dans les garnisons de la région. Il a même participé à quelques coups de main contre cette Pologne voisine et honnie. Il a l’angoisse des sentinelles du Limes. Il est marqué par ce qu’on appelle en Allemagne la « conscience de l’Est ». Son nationalisme et son anticommunisme, qui ont chez lui une dimension viscérale, partent de là.

Sa connaissance de l’Est a joué un rôle majeur dans sa carrière. Explique-t-elle qu’il soit nommé en 1942 « chef du service des armées étrangères de l’Est » ?

Elle l’explique en partie. Il n’est cependant pas le seul spécialiste de l’URSS dans les rangs de l’armée allemande. Non, il a deux caractéristiques qui font la différence. Premièrement, il a la confiance de ses chefs Franz Halder, le chef d’état-major, et Adolf Heusinger, le chef des opérations. Deuxièmement, il est un excellent organisateur. Or le service dont il hérite, la Fremde Heere Ost, ou FHO, la section des « armées étrangères de l’Est » est dans un état pitoyable et ses lacunes en termes de renseignement ont considérablement faussé la conduite des opérations d’invasion de l’URSS. Gehlen a pour mission, avant toute chose, de remettre de l’ordre dans tout cela.

Quel fut son rôle exact dans la campagne de Russie ?

Il y a deux phases pour Gehlen dans son passage sur le front de l’Est. Il a d’abord contribué à l’élaboration des plans d’invasion et à leur première phase d’exécution, notamment sur le plan logistique. Ensuite, il a pris la tête de l’organisme chargé d’évaluer l’ordre de bataille soviétique, cette fameuse FHO. Il l’a réorganisée de fond en comble, en la dotant de ses propres « capteurs » de renseignement, de ses propres « sources » – ce dont, étonnamment, elle ne disposait pas. Il a ensuite élargi son champ d’action, qu’il a fait passer du renseignement militaire stricto sensu (nombre d’unités, armement, positionnement de ces unités) au renseignement stratégique et politique.

Jusqu’à quel point fut-il nazi ? Vous soulignez un paradoxe chez lui : « Doté d’une intelligence pénétrante, il semble pourtant – délibérément ou non – se méprendre sur l’essence même du nazisme », écrivez-vous.

Gehlen n’a jamais adhéré au NSDAP [NDLR : parti nazi]. Comme la plupart des officiers, il s’en méfiait même au départ. Mais Gehlen était un nationaliste exacerbé et il s’est parfaitement accommodé – comme encore une fois la plupart des officiers – des ambitions stratégiques du Führer. Il a très probablement préféré ne pas voir ce qui pouvait le gêner. Il a jeté le voile sur la vraie nature du régime.

Critique des décisions stratégiques de Hitler, proche de certains conspirateurs, il échappe toutefois à la purge après l’échec de l’opération Walkyrie. Pourquoi ?

Le chef de la FHO savait beaucoup de choses et était proche de beaucoup de gens. Il n’a cependant jamais participé à des actions de résistance. Il n’a dénoncé personne, mais n’a jamais pris le parti de personne non plus. Il est de surcroît tombé malade dans les semaines qui ont précédé et suivi la tentative de putsch. Maladie réelle ?

Dans quelques conditions est-il passé au service des Américains juste après la guerre ? Quelles informations leur a-t-il communiquées ?

Dans les dernières semaines de guerre, avec deux camarades, Hermann Bauch et Gerhard Wessel, Gehlen a organisé la mise à l’abri des archives de son service. Ce matériau avait une valeur inestimable, à un point tel que les Soviétiques recherchaient ces documents avec férocité. Gehlen a fait son calcul : qui était capable « d’acheter » ce formidable pactole ? Les Français ? Trop faibles. Les Britanniques ? Ils l’auraient remis aux Soviétiques.

Aucun autre homme d’un rang comparable à Gehlen n’a pu s’imposer auprès des Alliés

Restaient les Américains, seule autre superpuissance en devenir. Il a donc choisi de se rendre à l’US Army. A partir de là, il lui a fallu plus d’un an pour convaincre Washington de la valeur de ce qu’il proposait. Captif dans une emprise secrète près du Potomac, il a dû produire études, rapports, analyses pour lever les réticences des Américains. Il a dû aussi leur garantir qu’il serait en mesure de reconstituer, dans la profondeur du territoire soviétique, les sources d’information déployées durant la guerre.

Son cas n’est pas isolé. Quelle fut la proportion d’espions nazis à rallier les Alliés ?

En réalité, beaucoup ont essayé, mais peu ont réussi. Le chef du renseignement extérieur de la SS (SD-Ausland), le SS-Brigadeführer Walter Schellenberg, a tenté de se rapprocher du camp occidental, via la Suède et le Congrès juif mondial. Toutefois son lien avec Himmler le rendait par trop infréquentable. D’autres individus, très interlopes, se sont reconvertis dans le commerce de rumeurs et vendaient leurs informations à plusieurs pays différents en même temps. Leurs aventures se sont souvent mal finies. D’autres enfin, des reîtres comme le SS Otto Skorzeny, un des responsables du commando qui avait libéré Mussolini de sa captivité au Gran Sasso, ont fait commerce de leur savoir-faire opérationnel, notamment au profit des pays du Moyen-Orient. Cependant, aucun autre homme d’un rang comparable à Gehlen n’a pu s’imposer auprès des Alliés.

Comment s’est-il rendu indispensable au point d’inciter Adenauer à faire de lui le premier chef du renseignement extérieur de la RFA ?

Gehlen a su nouer un lien de confiance très fort avec les Américains, qui l’ont en retour soutenu auprès du gouvernement ouest-allemand dans l’espoir secret de garder un relais privilégié au cœur de la RFA. D’ailleurs, des relations très denses entre le BND [NDLR : le service fédéral de renseignement allemand] et les services US se sont maintenues jusqu’à nos jours, y compris aux dépens de l’Europe, comme on l’a vu lors de l’affaire des écoutes de la NSA.

Ensuite, le savoir-faire de notre général a fait le reste. Accès de première main en Allemagne de l’Est, au moins jusqu’à la fin des années 1950 ; solides analyses de politique étrangère ; services rendus en matière de politique intérieure avec l’espionnage – pourtant interdit par la Constitution – des personnalités de la gauche.

Gehlen disposait enfin d’une courroie de transmission puissante auprès d’Adenauer en la personne de l’âme damnée du chancelier, le Dr Hans Globke, directeur de la chancellerie fédérale. Cet homme, nationaliste conservateur, a trouvé en Gehlen une sorte d’alter ego dans le monde de l’espionnage.

A-t-il continué à travailler avec des anciens nazis ?

Après-guerre, Gehlen a allègrement ouvert son service à une pléthore de cadres issus de tous les services du Reich défunt, et bien sûr des anciens nazis en nombre, ce qui va affaiblir et la sécurité et la crédibilité du BND. L’affaire la plus célèbre est celle de Heinz Felfe, ancien SS et agent infiltré, que Gehlen a nommé… chef du contre-espionnage soviétique (!) et qui va causer des dégâts considérables au BND avant de se faire arrêter. Gehlen ne se relèvera pas ce scandale qui surpasse les meilleurs romans d’espionnage… A la différence près qu’il s’agit de la vérité.

Vous dites que Gehlen aurait entretenu des contacts avec le général Salan, le chef de l’OAS, dès 1961. Dans quel but ?

Gehlen a joué une partie très trouble lors de la guerre d’Algérie. D’un côté, il a permis aux services français d’opérer en Allemagne pour éliminer les réseaux d’approvisionnement en armes du FLN. De l’autre, il a aidé ce même FLN à élaborer des plans de sabotage destinés à priver d’eau Paris ! Qu’il rencontre Salan n’a donc rien de surprenant : toujours avoir plusieurs fers au feu et, qui sait, ménager un potentiel chef d’Etat !

Quelle est la postérité de Gehlen dans le monde du renseignement ?

Sa postérité est énorme. D’abord en Allemagne, car il reste le fondateur des services secrets de la RFA. Ensuite dans le monde occidental, car il a été l’un des « cold warriors » les plus acharnés. Enfin dans l’histoire du renseignement, car il incarne, par ses très mauvais côtés, les dérives idéologiques et opérationnelles qui peuvent menacer ces appareils essentiels mais terriblement explosifs.

Johann Chapoutot vous dépeint comme » un homme des marches de l’Hexagone ». Est-ce pour cette raison que vous avez eu envie d’écrire cette biographie ?

La ligne bleue des Vosges : n’en parler jamais ; y penser toujours.



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Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-06-01 16:00:00

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