Méfiez-vous des apparences, surtout quand la conversation concerne les ambitions du Kremlin. C’est, en substance, l’avertissement que donne Fabian Hoffmann, chercheur à l’Oslo Nuclear Project de l’Université d’Oslo et au Center for European Policy Analysis. Selon lui, le fait que la Russie subisse des pertes humaines et matérielles record en Ukraine ne signifie pas qu’une attaque contre l’Otan serait vouée à l’échec. Pour l’expert, Vladimir Poutine a un plan : une opération éclair, de haute intensité, susceptible d’escalader à très court terme vers une véritable guerre.
La cible ? Non pas la Finlande, comme le renforcement des bases militaires russes à sa frontière aurait pu le laisser penser, mais les pays baltes. L’objectif ? Non pas contrôler politiquement l’un de ces Etats, mais simplement « appuyer sur la gâchette pour semer le chaos » entre les membres de l’Alliance. L’ambition ultime : « tuer l’Otan ». Le maître du Kremlin pariant, selon Fabian Hoffmann, sur le scénario où les alliés du pays attaqué s’en chargeront « de leurs mains »… Entretien.
L’Express : De nombreux experts redoutent une attaque russe ciblée contre un pays de l’Otan, alors que Moscou renforce ses bases militaires à la frontière finlandaise. La Russie enregistre pourtant des pertes matérielles et humaines record en Ukraine. Vladimir Poutine aurait-il vraiment les capacités d’attaquer un pays de l’alliance atlantique ?
Fabian Hoffmann : Nous avons du mal à concilier d’un côté, l’agenda du Kremlin vis-à-vis de l’Otan, et de l’autre, la réalité de ses pertes en Ukraine. Il n’y a pourtant rien d’incompatible là-dedans ! C’est vrai, si l’on s’en tient aux objectifs politiques que Moscou s’était fixés au début du conflit, à savoir prendre le contrôle de Kiev et de l’ensemble du pays en quelques semaines, la Russie est clairement en train d’échouer. D’autant qu’elle enregistre de lourdes pertes sur à peu près tous les plans. Mais cela n’endommage pas nécessairement sa capacité à attaquer l’Otan. En fait, certains doutent de la faisabilité d’un tel scénario parce qu’ils imaginent qu’une guerre Russie-Otan ressemblerait à celle qui se déroule en Ukraine – ce que la Russie ne pourrait effectivement pas se permettre. Elle serait en réalité fondamentalement différente, au sens où elle ne demanderait pas les mêmes ressources et ne se déroulerait pas dans la même temporalité.
La France est sans doute l’un des seuls pays européens que Poutine respecte vraiment
Ça n’est d’ailleurs pas moi qui le dis, mais ce qui se lit dans la littérature militaire russe disponible ! Les différentes sources d’information dont nous disposons donnent à voir combien les responsables de Moscou sont déterminés à passer à l’attaque contre l’Otan, mais réalistes : ils savent qu’un combat prolongé contre l’organisation, même si les Etats-Unis la lâchent, serait perdu d’avance. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’Europe aurait de toute façon une supériorité matérielle, ne serait-ce que grâce aux capacités industrielles, économiques et financières qu’elle peut mobiliser. L’Allemagne à elle seule pourrait probablement surpasser la Russie si elle devait passer à une économie de guerre. Ajoutez la France, le Royaume-Uni, la Pologne, l’Espagne, l’Italie… Si tous ces pays se mettent à produire des biens militaires à grande échelle, il n’y a absolument aucun doute de la victoire de l’Otan, et même de l’Europe, dans une guerre d’usure. Moscou l’a compris depuis très longtemps, et a donc établi un plan en conséquence.
Quel est-il ?
Si Moscou passe à l’attaque contre l’Otan, il s’agira d’une opération rapide, de haute intensité, susceptible d’escalader à très court terme vers une véritable guerre. Car si la Russie est presque à court du matériel soviétique dont elle se sert contre l’Ukraine, et qui lui serait nécessaire pour une guerre d’usure, elle est cependant capable de générer suffisamment de moyens pour une attaque éclair contre un pays membre de l’Alliance… En d’autres termes : Poutine aurait juste ce qu’il faut pour inspirer aux décideurs de l’Otan que toute tentative d’opposition à Moscou sera extrêmement coûteuse et dangereuse en termes de potentiel d’escalade. Nul hasard si Vladimir Poutine agite régulièrement la menace d’un usage d’armes nucléaires… Les Russes essaieront donc de trouver le ou les points faibles de l’Otan, aussi bien en termes militaires que politiques, et capitaliseront dessus.
En attaquant un pays de l’Otan, Poutine mettrait les alliés de ce dernier face à un dilemme terrible
Parmi les sept Etats qui se trouvent géographiquement en première ligne, on trouve la Roumanie, la Pologne, les pays baltes, la Finlande et la Norvège. Mais le maillon le plus faible, ce sont les pays baltes, en raison du faible volume de forces qu’ils peuvent mobiliser, de leur manque de profondeur stratégique et de la proximité des capitales et autres centres de population avec la frontière russe. Le plus probable est donc qu’ils frappent là-bas en priorité, et non en Finlande qui, à l’inverse, peut mobiliser de nombreuses troupes, dispose d’une grande profondeur stratégique et dont les principaux centres de population sont situés à l’intérieur des terres.
Mais quel serait l’intérêt politique de Vladimir Poutine à attaquer l’Otan ?
Il ne s’agirait pas de contrôler politiquement un ou des pays baltes, du moins pas au départ. Mais simplement d’appuyer sur la gâchette pour semer le chaos entre les pays membres de l’organisation. Vladimir Poutine fait un pari : celui que certains pays d’Europe occidentale et peut-être, selon comment les choses tournent avec Donald Trump, les Etats-Unis, refuseront de venir en aide à leurs alliés d’Europe de l’Est. Or si cela se produit, l’Otan est morte. Voilà l’objectif ultime de Vladimir Poutine : tuer l’Otan. Imaginez un monde où l’article 5 de l’Otan n’est plus appliqué. Si la Russie parvient à montrer que ce principe clé de défense mutuelle ne tient plus, ce sera la première étape pour établir la domination régionale en Europe dont Poutine rêve.
Quelle est la probabilité que les Etats membres de l’Otan délaissent ce principe de défense mutuelle ?
C’est du moins possible, car en attaquant un pays de l’Otan, Poutine mettrait les alliés de ce dernier face à un dilemme terrible : soit ils viennent en aide à l’État attaqué, dans ce cas, Moscou utilisera ses armes conventionnelles à longue portée contre eux, comme des missiles de croisière balistiques. Puis, si les pays membres de l’Otan commencent à déplacer des troupes vers l’Est, Poutine pourrait passer au cran supérieur : l’arme nucléaire. L’autre scénario étant qu’ils ne bougent pas. Dans ce cas ils seront épargnés, mais tueront l’Otan de leurs mains. Poutine mise sur ce scénario. Notamment car il pressent que les Allemands et d’autres suivront probablement les Etats-Unis qui, sous Trump, veulent éviter de s’engager dans des conflits.
Au passage, la France est sans doute l’un des seuls pays européens que Poutine respecte vraiment car il n’est pas certain que vous suiviez les Etats-Unis s’ils refusaient de s’impliquer. Est-ce que poser un tel dilemme suffira pour briser l’Otan ? On ne peut pas le certifier. Mais nous avons vu que Poutine est tout à fait prêt à prendre d’énormes risques et à poursuivre ses objectifs coûte que coûte, comme il l’a fait en Ukraine. La situation est trop explosive pour que l’Otan ne prenne pas ce scénario très, très au sérieux. Surtout, encore une fois, quand les Russes eux-mêmes ont théorisé ce que je décris.
Vous mentionnez la possibilité que Vladimir Poutine utilise des armes nucléaires. N’est-ce pas pousser un peu loin le catastrophisme, sachant qu’il ne l’a encore jamais fait dans sa guerre contre l’Ukraine ?
Le rapport coût-bénéfice n’était pas suffisamment intéressant pour qu’il le fasse en Ukraine. S’il en faisait l’usage, il ferait face à d’énormes réactions internationales. La Chine et l’Inde se détourneraient probablement de Moscou. Donc du point de vue de Vladimir Poutine, cela n’en vaut pas la peine. Mais le calcul serait très différent dans le cadre d’une guerre contre l’Otan. Poutine sait qu’il ne gagnerait pas un tel combat sur le long terme, même si les Etats-Unis lâchaient l’organisation. Il faudrait donc que la Russie se sorte elle-même, et vite, de sa propre guerre. Qu’elle actionne un levier signifiant aux pays de l’Otan qu’ils ne doivent pas venir en aide à leur allié sous peine d’une escalade. Or la meilleure façon de le faire est de menacer d’utiliser l’arme nucléaire.
Le Kremlin commencerait sans doute par des frappes nucléaires de signalisation dans des zones secondaires, puis poursuivrait en ciblant des infrastructures militaires de l’Otan. Et si celle-ci ne cédait toujours pas, Poutine pourrait même aller jusqu’à des frappes nucléaires contre nos populations civiles européennes. D’autant plus explosif que l’Otan devrait répondre pour établir un rapport de force. Ce qui impliquerait sans doute, à son tour, des frappes nucléaires contre la Russie. La spirale destructrice serait alors lancée. Si la situation atteint ce stade, il faudrait trouver comment en sortir au plus vite, avant que cette guerre n’implique une annihilation nucléaire à grande échelle des deux côtés.
Mais si l’Otan et la Russie entrent dans cette spirale d’échanges de missiles, serait-il encore possible de la stopper ?
Oui. Les récents échanges entre le Pakistan et l’Inde sont la preuve que deux Etats ayant échangé des missiles conventionnels contre des cibles importantes, même dotés de l’arme nucléaire, ont tout de même pu désescalader avant que cela ne tourne vraiment mal. Dans un scénario Otan-Russie, personne n’a intérêt à rendre le monde radioactif. La communauté internationale, notamment la Chine, exercerait probablement des pressions pour stopper les échanges de missiles. Mais comme je le dis souvent : avec Vladimir Poutine, il faut toujours envisager le pire scénario. Il est capable de tout. Il a attaqué l’Ukraine et nous devons être prêts à ce qu’il attaque l’Otan. Et si cela le prend, il peut appuyer sur le bouton nucléaire. Ne pas se préparer à cette éventualité, c’est prendre le risque d’être incapables de réagir le moment venu.
Vous n’avez pas mentionné de scénario où l’Otan parviendrait à stopper la Russie à ses frontières… Parce que c’est impossible ?
Si Poutine décide d’attaquer l’Otan, il sera difficile de l’arrêter à la frontière. Tout simplement parce que nous n’avons pas assez de troupes postées à nos frontières pour le moment. Officiellement, l’Otan maintient qu’elle défendra chaque centimètre de ses territoires. Mais notre dotation en termes d’effectifs dit autre chose. A savoir : « Nous laisserons les Russes venir et essaierons de les arrêter autant que possible. Mais si cela échoue, nous lancerons une contre-attaque. » Mais si nous voulons pouvoir nous défendre en cas de guerre, et peut-être avoir une chance de tuer le scénario d’une attaque russe dans l’œuf, il nous faut développer rapidement une défense avancée. Et je pense que dans le timing actuel, nous sommes en position de faiblesse. Tout dépendra de la vitesse à laquelle les combats en Ukraine ralentiront ou cesseront.
De quelle temporalité parlons-nous ?
Quelques mois, peut-être une année… Les services de renseignements danois tablent sur une attaque russe dans les six mois suivant l’arrêt ou le ralentissement des combats. Je crois qu’ils n’ont pas tort. A cette échéance, les Russes seraient capables de reconstituer leurs effectifs suffisamment pour mener une offensive localisée. Dans les deux ans, ils auront certainement la capacité de lancer une attaque régionale contre plusieurs Etats baltes membres de l’Otan. Et dans les cinq à sept ans, ils pourraient avoir assez pour une guerre à grande échelle, et plus longue, contre l’Otan. En clair : il faut surveiller l’évolution des combats en Ukraine. S’ils perdent en intensité, la Russie pourrait en profiter. D’où le fait qu’il faille aussi renforcer le soutien à l’Ukraine malgré les menaces qui pèsent sur l’Otan… Les Ukrainiens sont seuls maîtres de leurs choix : continuer à tenir ou s’arrêter. Dans tous les cas, nous devons avoir conscience que ce sont eux, littéralement, qui nous donnent du temps pour nous préparer. Tant que l’Ukraine choisit de continuer à résister, ça n’est pas seulement souhaitable sur le plan moral et en termes de droit international, mais aussi en termes de stratégie pour l’Europe. Saisissons cette chance.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-06-02 16:00:00
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