Au téléphone, Bernard Lehideux, fidèle d’entre les fidèles de François Bayrou, s’emporte : « On a été négligents. On s’est dit : ‘Ça n’a aucune importance.’ On ne pensait pas qu’il allait traîner le nom de Lecanuet dans ses histoires à la con ! » « Il » ? Yves Pozzo di Borgo, sénateur centriste pendant treize ans. En catimini, cet ancien parlementaire a transformé l’Institut Jean Lecanuet, laboratoire d’idées du centrisme… en plateforme de propagande poutinienne. Problème : tous les caciques du MoDem, jusqu’au ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot et au Premier ministre François Bayrou, figurent toujours dans le comité de parrainage de l’association, selon son site Internet. « L’Institut Jean Lecanuet n’est malheureusement plus, dans sa gouvernance actuelle, un organisme promouvant les idées du centre, de la démocratie et de l’idée européenne. J’ai demandé, comme de nombreuses autres figures du centre, qu’il soit mis fin à l’usage de mon nom dans son comité de parrainage », commente aujourd’hui Jean-Noël Barrot. L’entourage de François Bayrou affirme également que le Premier ministre ne veut plus être associé à ce qui a pu un temps passer pour le « think tank » de son parti.
Pour se convaincre de la dérive de l’association, il fallait se rendre à l’hôtel de l’Industrie, dans le VIe arrondissement de Paris, le 26 mai dernier. L’institut Jean Lecanuet y organise un colloque sur « L’Europe et les Brics », autour de cette question : « L’Union européenne va-t-elle sortir de l’histoire ? » Derrière la façade européiste, une rhétorique poutinienne. Alexandre Orlov, ancien ambassadeur de Russie à Paris, fait partie des intervenants. Un public acquis d’une petite centaine de personnes l’écoute prédire la fin de l’Union européenne. « La France au sein de l’Union européenne me rappelle tristement l’Union soviétique », tance-t-il, avant de filer sa métaphore. « Des médiocres gouvernent l’Europe. Les présidents élus sont censés obéir à la Commission européenne. Sa présidente, c’est M. Brejnev », poursuit-il, comparant Ursula Von der Leyen à l’ancien dirigeant de l’URSS. Dans le reste de son intervention, Orlov regrette la « guerre fratricide » qui oppose « l’Europe, la Russie, mais aussi l’Amérique », sans avoir un mot pour l’Ukraine.
« Colloque intello »
Rosine Ghawji, fondatrice des Working Mothers for Donald Trump, se réjouit également des « valeurs communes », entre le président américain et Vladimir Poutine. « Deux chrétiens, deux patriotes, qui se respectent entre eux », assure-t-elle. « On a forcé l’Ukraine à choisir entre la Russie et l’Europe de l’Est, alors que le vrai message était le dialogue […] On aurait dû en faire un pont entre l’Europe et la Russie », ponctue Henri Malosse, ancien président du Comité économique et social européen, désormais proche d’Identité et démocratie, le groupe du RN au Parlement européen. Il a déjà épinglé dans la presse pour sa proximité avec des opérations d’influence russe, comme l’organisation d’une conférence au Sénat de Victor Medvedtchouk, l’homme fort de Poutine en Ukraine. Le journaliste Régis Le Sommier, directeur d’Omerta, un média prorusse, conspue la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, dans l’acclamation générale.
Un conseiller régional centriste, présent dans la salle, en est resté consterné : « Je n’avais entendu que le titre de la conférence. On m’a dit’Europe et Brics’, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un colloque intello. Mais il a fallu qu’Orlov parle cinq minutes pour que je comprenne où j’avais mis les pieds. C’était un traquenard. Leur technique, c’est d’utiliser un nom et des réseaux a priori bien sous tous rapports pour induire en erreur, et faire passer des idées. » Comble du subterfuge, sur Internet, l’invitation au colloque se double d’une déclaration dite Schuman 2, pour « la paix », signée par plusieurs responsables, comme Henri Malosse ou l’ex-commissaire européen slovaque Jan Figel. Le texte propose, sans le dire explicitement… de supprimer l’Otan, et de placer l’Union européenne sous la protection de la Russie. « Quelle serait la meilleure garantie de sécurité pour tous, que de responsabiliser la Russie dans un système de sécurité commune ? », interrogent ainsi les rédacteurs.
« Grenouilleur »
Etrange itinéraire que celui de l’Institut Lecanuet, longtemps connu pour être au camp centriste ce qu’est la fondation Jean-Jaurès pour le parti socialiste : une boîte à idées et une association d’hommage aux glorieux anciens. En octobre 2022, sept mois après l’invasion de l’Ukraine, François Bayrou a très discrètement rapatrié une partie de ses actifs ; il a fait racheter France Forum, la revue politique cofondée par Jean Lecanuet, moyennant 80 000 euros, attestent plusieurs sources au Modem. Mais sans jamais réussir à remettre la main sur l’Institut, confisqué par Yves Pozzo di Borgo. De quoi exaspérer ceux qui se rappellent que l’ex-sénateur fut jadis nommé inspecteur de l’Education nationale, en 1996, grâce au soutien de l’actuel chef du gouvernement, alors ministre. « Bayrou a été d’une très grande naïveté, estime Pierre Albertini, ancien maire de Rouen et député UDF. Il pensait qu’en lui accordant une faveur il allait obtenir son soutien éternel… Mais comme souvent, l’inverse s’est produit : une ingratitude claire, pour mieux se distinguer de son protecteur. »
Au milieu de l’imbroglio, Yves Pozzo di Borgo, 77 ans, dont plus de quarante ans dans les différents partis du centre, ou plutôt « Pozzo » comme le nomment tous les caciques de l’ex-UDF. Une figure qui suscite, selon les interlocuteurs, un soupir d’affection ou des yeux levés au ciel. Un « grenouilleur » qui excelle « dans les combines d’appareil », pointe François Froment-Meurice, ex-eurodéputé, désormais trésorier de l’amicale du Mouvement républicain et populaire. « Sa spécialité a toujours été de savoir s’attirer les bonnes grâces des uns et des autres, pour exercer ensuite un pouvoir destructeur », cingle cet avocat.
Myriade d’associations
Depuis plusieurs années, « Pozzo » défend l’annexion de la Crimée et relaie la propagande russe sur les réseaux sociaux. En mai 2023, il a notamment diffusé un faux article du Parisien sur X, faisant croire à des désertions massives d’Ukrainiens. Le 19 février, il défendait encore l’idée que Poutine aurait été forcé à envahir l’Ukraine en raison de l’attitude des Occidentaux. « Si on avait fait appliquer les accords de Minsk, les terrains que Poutine a été obligé de conquérir seraient restés à l’Ukraine », déclarait-il sur X. Entre 2021 et 2024, il a fait l’objet d’une enquête du Parquet national financier (PNF) pour des financements venus de Russie, qui ont représenté 85 % du chiffre d’affaires de sa société de conseil. Cette enquête a été classée sans suite. Contacté, Yves Pozzo di Borgo a qualifié un de nos précédents articles de « stupide » et a refusé de nous répondre.
Yves Pozzo di Borgo le 6 août 2016 au Sénat
Pour comprendre comment l’ancien sénateur a pu devenir incontournable dans la galaxie centriste, il faut se replonger dans l’atmosphère de la fin des années 1980. Une myriade d’organisations gravitent autour de l’UDF, dont l’association des amis du centre démocrate (AACD), fondée par les réseaux de Jean Lecanuet. Le maire de Rouen et ex-candidat à la présidentielle vient de quitter la présidence de l’UDF, il fait figure de sage. Lorsque le parti centriste acquiert un nouveau siège, au 133 bis rue de l’Université, dans le VIIe arrondissement de Paris, l’AACD obtient des parts. A la mort de Lecanuet, en 1993, Yves Pozzo di Borgo s’implique dans l’AACD, jusqu’à en devenir un des dirigeants, puis le président. « Il en a ensuite refusé l’entrée à des collaborateurs plus proches de Lecanuet qu’il ne l’a jamais été », affirme Bernard Lehideux. Il ajoute l’appellation « Institut Jean Lecanuet » au nom de son association, puis commence à organiser des événements. En parallèle, l’AACD récupère les parts des fondateurs de la revue France Forum, devenant en 2000 majoritaire de la société qui la distribue, l’Union française.
Tombé dans l’oubli
La fracture avec François Bayrou intervient après la présidentielle de 2007, quand Yves Pozzo di Borgo opte pour le Nouveau Centre d’Hervé Morin et l’alliance avec Nicolas Sarkozy. Voilà plusieurs mois que le sénateur soutient en interne une ligne plus droitière que celle du patron du MoDem. Cette fois, la séparation prend un tour très matériel. Le cossu siège de l’UDF – devenu celui du MoDem – est une copropriété. La moitié appartient au parti. L’autre, à l’association des amis du centre démocrate, dirigée par Pozzo di Borgo. Il accepte de laisser la totalité de l’immeuble au MoDem. En échange, il obtient un autre immeuble, la « petite maison » aux volets verts, QG de la campagne de 2007, situé à la même adresse. « Elle valait dans les 3 millions d’euros, assure-t-on dans l’entourage de François Bayrou. Il l’a revendue ensuite ». Le divorce entre les deux hommes est acté : Pozzo di Borgo ne sera jamais adhérent du MoDem.
Le président du parti centriste et Pozzo di Borgo restent pourtant associés au sein de la revue France Forum, il arrive aussi que François Bayrou et les siens participent à des manifestations de l’Institut Jean Lecanuet. Par exemple, en 2016, un dîner-colloque organisé au Sénat autour de Valéry Giscard d’Estaing. « C’est probablement là qu’il a obtenu notre accord pour que l’on figure à son comité de parrainage », imagine Pierre Méhaignerie, ancien garde des Sceaux passé par l’UDF. Jusqu’ici, les politiques interrogés par L’Express et figurant sur la page n’avaient pas demandé à en être retirés. Beaucoup avaient même oublié y être. Je pensais l’institut tombé dans l’oubli, mais c’est ennuyeux s’il continue », reconnaît Jean Arthuis, ancien sénateur UDI.
« Ce n’est pas la doxa »
Par ailleurs, selon des documents comptables d’octobre 2022 que L’Express a pu consulter, l’association des amis du centre démocrate d’Yves Pozzo di Borgo… restée associée à France Forum, la revue du MoDem, dont elle dispose de 20 % des parts – même si le parti affirme aujourd’hui en être entièrement propriétaire. Malgré la vente, l’ex-sénateur continue de la promouvoir sur le site de l’Institut Lecanuet. « Pozzo refuse de retirer la mention de France Forum du site de l’Institut Lecanuet, soupire-t-on à la direction du MoDem. Nous avons tenté de négocier avec lui, mais il nous réclame plus d’argent. » Des négociations à ce sujet se poursuivent depuis trois ans.
En février dernier, sur X, Yves Pozzo di Borgo parlait au passé de ses années à l’Institut Lecanuet. Comme s’il avait décidé tardivement de réactiver cette institution, laissée presque à l’abandon depuis 2022. Selon plusieurs participants, Yves Pozzo di Borgo s’active depuis mars pour organiser le colloque du 26 mai. Il a tenté… de le faire accueillir au Sénat. « Mais on le lui a refusé, parce que ce que nous disons n’est pas la doxa », regrette auprès de L’Express le sénateur Alain Houpert (LR), allié de « Pozzo ».
« On ne peut pas continuer à laisser le nom de Lecanuet être utilisé ainsi, tempête Pierre Méhaignerie. Nous allons y mettre un terme. » Des réunions de centristes historiques sont prévues. « Cette fois-ci, on va taper du poing sur la table, et vite », assure l’ancien ministre. Vite à quel point ? « Oh très rapidement ! jure-t-il. Dans les trois mois ! »
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Author : Alexandra Saviana
Publish date : 2025-06-03 17:36:00
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