On l’a souvent dit caractériel, brouillon, parfois autoritaire mais rarement dictatorial. Robert Tracinski, écrivain, chroniqueur au magazine libéral Discourse et auteur de la Tracinski Letter, n’hésite pas à franchir le pas dans « A Dictator on Day 100 », un essai publié sur le blog The Unpopulist, et qualifié de « meilleur résumé » de la situation par l’éminent professeur à Harvard, Steven Pinker.
Auprès de L’Express, l’Américain, par ailleurs membre de l’Atlas Society, une organisation promouvant le rationalisme et l’individualisme de la philosophe objectiviste Ayn Rand, persiste et signe : « Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump a adopté une approche objectivement dictatoriale ». Et ce, en attaquant le système de gouvernance américain sur, au moins, « quatre fronts » : les dépenses publiques, le pouvoir judiciaire et des tribunaux, et l’économie.
S’il prête à Donald Trump un « certain génie pour détecter les failles du système américain », « ce n’est pas encore une dictature aboutie, nuance-t-il. Mais il met en place l’appareil pour y parvenir en menant une sorte de blitzkrieg contre le système américain en seulement quelques mois ». Au passage, Robert Tracinski effleure les conséquences que pourrait charrier – notamment pour l’Europe – « l’admiration » du président américain pour les dirigeants autoritaires comme son homologue russe. « Pour lui, Poutine est un modèle […] Il n’a aucune intention de s’opposer à lui ». Décapant.
L’Express : Selon vous, les cent premiers jours de Donald Trump ont été le théâtre d’une « révolution politique ». Vous allez même jusqu’à affirmer que le président américain cherche à imposer une dictature « au sens exact et littéral ». Vous risquez d’en surprendre plus d’un…
Robert Tracinski : Ce n’est pas qu’une métaphore. Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump a adopté une approche objectivement dictatoriale. Il attaque le système de gouvernement américain sur quatre fronts. Le premier concerne sa prise de contrôle du système de traitement des paiements gouvernemental, ce qui lui donne un contrôle direct sur les dépenses publiques. Ce que l’on appelle dans le système américain « the power of the purse », le pouvoir de fixer les budgets et de décider de l’affectation de l’argent public, qui revient normalement au Congrès selon la Constitution. C’est précisément ce qui a motivé la création du DOGE, ce soi-disant Département de l’Efficacité Gouvernementale, présenté comme une commission visant à réduire les dépenses et le gaspillage. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Elon Musk affirme avoir économisé 150 milliards de dollars ; des rapports ayant examiné les données estiment que c’est bien moins. Et n’oubliez pas que le budget annuel des Etats-Unis dépasse les 6 000 milliards de dollars…
Trump a un certain génie pour trouver les failles du système américain
Robert Tracinski
Inefficace, donc, mais vraiment d’inspiration dictatoriale ?
S’il n’a pas réduit les dépenses, qu’a réellement fait le DOGE ? Elon Musk s’en est servi pour prendre le contrôle direct du système technique des paiements fédéraux, ce qui lui a permis de s’approprier le rôle du Congrès pour décider de ce qui serait financé ou non. Au point que de jeunes programmeurs travaillant pour le DOGE sont littéralement entrés dans les systèmes informatiques pour annuler manuellement des dépenses officiellement approuvées, sur l’aide internationale notamment. Et pour vous donner une idée encore plus précise de ce renversement : des membres du Congrès ont commencé à se plaindre de coupes budgétaires dans leurs circonscriptions, alors Elon Musk leur a donné son numéro de téléphone, leur expliquant qu’ils pouvaient l’appeler pour que leurs financements soient peut-être rétablis – et c’est plus probable si vous êtes républicain, et dans ses bonnes grâces.
C’est l’opposé du fonctionnement prévu par la Constitution, où l’exécutif est censé supplier le Congrès pour obtenir de l’argent. Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est le Congrès qui supplie l’exécutif pour obtenir des fonds. C’est important parce que tout le reste du pouvoir législatif découle du contrôle de l’argent. Si le Congrès ne contrôle plus la bourse, il est subordonné à l’exécutif.
Mais ce n’est que le premier front. Trump a un certain génie pour trouver les failles du système américain. La question de l’immigration en est une. Sous prétexte de lutter contre l’immigration, il a revendiqué le droit d’arrêter et d’emprisonner, sans procédure régulière, toute personne catégorisée comme « immigré ». Il profite de vieux précédents juridiques qui remontent au Chinese Exclusion Act de la fin du XIXe siècle, qui a instauré un système judiciaire à deux vitesses, où les citoyens sont protégés par les droits énumérés dans la Constitution, mais pas les immigrés. Trump pousse simplement ce précédent à son extrême logique, en faisant arrêter les immigrés dans la rue et les expulsant vers des prisons au Salvador, sans aucune procédure légale. C’est un pouvoir très dangereux : sans procédure légale pour prouver qui est « immigré » ou non, n’importe qui pourrait être arrêté et expulsé à l’avenir. On voit le glissement vers l’apparence et le fonctionnement d’un Etat policier, où le président peut faire arrêter et détenir n’importe qui, sans contrôle judiciaire.
Comment peut-il ignorer les tribunaux ?
C’est le troisième front : sa tentative de saper le pouvoir des tribunaux. Comme je l’ai dit, Trump teste chaque limite, et dès qu’il trouve une faille, il s’y engouffre. La Cour suprême a statué que dans le cas des expulsions vers le Salvador, le vieux principe anglo-américain de l’habeas corpus s’applique, ce qui signifie qu’il faut justifier devant un tribunal de la raison pour laquelle une personne est détenue. Mais le Département de la Justice a utilisé des prétextes pour défier délibérément les tribunaux. Lorsque les juges se sont prononcés contre Trump dans ces affaires d’immigration, il a affirmé qu’il s’agissait d’une question de politique étrangère. Si quelqu’un est expulsé des Etats-Unis sans procédure judiciaire et que vous souhaitez le faire revenir, vous devez demander son retour au pays où il a été envoyé. Et il est très difficile pour les tribunaux de forcer le président à le faire.
Enfin, le quatrième front : l’imposition de contrôles économiques. La faille qu’il a exploitée ici réside dans le fait que depuis près d’un siècle, le Congrès a cédé au président américain de nombreux pouvoirs en matière de commerce et de tarifs douaniers. Trump en a profité pour fixer les tarifs à sa guise, ce qui lui donne un levier majeur sur l’économie. Parallèlement, il a placé des fidèles à la tête d’agences de régulation comme la Federal Trade Commission, qui peuvent bloquer ou approuver des fusions d’entreprises… Il a d’ailleurs convoqué Tim Cook, le patron d’Apple, à la Maison-Blanche pour négocier la levée de tarifs affectant les produits Apple – iPhones et ordinateurs portables – en échange de diverses demandes… Maintenant que j’y pense, cela montre un cinquième front dans la création d’une dictature, à savoir qu’il essaie de détruire la société civile et tout centre de richesse ou d’influence qui pourrait constituer un contre-pouvoir.
Mais y parvient-il ?
Il a menacé les universités, coupant leur financement pour la recherche scientifique, et maintenant il bloque l’admission des étudiants étrangers, et il utilise cela pour exiger que les universités rentrent dans le rang. Il menace aussi les médias. Il est en colère contre CBS News et en particulier son émission phare « 60 Minutes » pour avoir été trop critique envers son administration. Ses régulateurs menacent de bloquer une fusion entre la société mère de CBS News, Paramount, et la société de production Skydance, en retardant l’approbation de la Federal Communications Commission (FCC) – le chef de la FCC, Brendan Carr, est un allié de Trump. Le producteur de l’émission a fini par démissionner en signe de protestation, suivi de la directrice de CBS News… En bref : Trump cherche à se placer au centre du pouvoir en affaiblissant tous les contre-pouvoirs. Ce n’est pas encore une dictature aboutie, mais il met en place l’appareil pour y parvenir en menant une sorte de blitzkrieg contre le système américain en seulement quelques mois.
Comment a-t-il réussi à mener un « blitzkrieg » sous les yeux des Américains et des contre-pouvoirs ?
Tout s’est passé beaucoup plus vite que la plupart d’entre nous ne l’avaient anticipé, surtout compte tenu de son premier mandat. Trump n’est pas quelqu’un de très précis. Il n’a pas la discipline personnelle pour s’attarder sur les détails. Donc, lors de son premier mandat, il a fait beaucoup de déclarations audacieuses mais n’a souvent pas donné suite. Cette fois, il s’est entouré d’une équipe de conservateurs autoritaires qui, eux, avaient un plan détaillé. Ils s’y sont pris de manière très méthodique et l’ont fait en un éclair. Donc à court terme, beaucoup de gens ont été pris au dépourvu. Et quand on est sous le choc, on réagit forcément lentement.
Donald Trump a pourtant été désavoué par les tribunaux sur ses tarifs. Cela ne contredit-il pas votre thèse ?
Heureusement, certains aspects du système américain remplissent encore leur rôle. Ironiquement, nombre des juges qui ont statué contre Trump viennent de la Federalist Society, un groupe juridique conservateur influent depuis l’ère Reagan, et ont été nommés par Trump lui-même ! Mais cette organisation défend une vision du conservatisme intellectuel, se voyant comme œuvrant à la mise en œuvre de certains principes constitutionnels, alors que le mouvement conservateur sous Trump est plus populiste, anti-intellectuel, et centré sur un culte de la personnalité. Des études montrent, par exemple, que les juges nommés par les Républicains, souvent issus de la Federalist Society, statuent contre Trump à peu près aussi souvent que les juges nommés par les démocrates, parce que les violations juridiques et constitutionnelles sont flagrantes. Voilà donc une partie du système qui fonctionne bien.
Mais d’autres ne fonctionnent pas comme prévu. Le Congrès est censé défendre son pouvoir face à l’exécutif. Mais Trump a un contrôle total sur le parti républicain au Congrès. Les voix dissidentes parmi les républicains ont été marginalisées il y a des années. Même si les républicains n’ont qu’une très faible majorité, c’est suffisant pour bloquer toute législation qui contrôlerait Trump. Par exemple, ils ont bloqué une loi qui aurait repris le pouvoir de fixer les tarifs… Et même les démocrates ont été trop choqués et pris au dépourvu pour organiser une résistance forte.
Même les dictateurs craignent l’opinion publique. Si elle se retourne contre Trump…
Robert Tracinski
Comment interprétez-vous le départ d’Elon Musk de l’administration Trump ?
Cela ne me surprend pas, ni ne me rend plus optimiste. Trump avait besoin de Musk pour créer le DOGE. Contrairement au président américain, Musk a un bagage en technologie, il sait analyser un système et comprendre ce qui le fait fonctionner. C’est ainsi qu’il a compris qu’il pouvait prendre le contrôle des paiements gouvernementaux. Mais maintenant, le DOGE peut fonctionner sans lui ! Son départ s’explique aussi par le fait que deux personnalités narcissiques, qui veulent toutes deux être au centre du pouvoir et de l’attention, ne peuvent pas coexister longtemps. Je suis seulement surpris que la séparation se soit faite sans plus d’éclats. Musk a été en partie poussé dehors par l’entourage de Trump, mais il devait aussi gérer les difficultés de ses propres entreprises comme Tesla. Mais le vrai problème, c’est que la structure autoritaire qu’il a créée demeure : Trump continue d’affirmer son pouvoir de contrôler totalement les dépenses publiques sans avoir à rendre de comptes au Congrès.
L’histoire américaine n’a-t-elle pas déjà connu des périodes de forte centralisation du pouvoir exécutif comparables à ce que l’on observe sous Donald Trump ?
Il existe certes des précédents historiques, mais ils ont été exceptionnels. Le cas le plus proche est celui de la présidence de Franklin Roosevelt pendant la Grande Dépression. À l’époque, il a exercé un pouvoir important sur l’économie via le National Recovery Act (une loi visant à stimuler la reprise économique en réorganisant l’industrie américaine : NDLR). Roosevelt a aussi utilisé la Federal Communications Commission pour empêcher les grands journaux d’acheter des stations de radio, car il considérait que les journaux critiquaient sa politique – tandis que les stations de radio étaient plus favorables. Il faut aussi noter que l’apogée du pouvoir de Roosevelt a eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale, en situation d’urgence nationale. Il a donc été plus facile de revenir en arrière une fois l’urgence terminée. Aujourd’hui, Trump revendique des pouvoirs similaires alors que nous ne sommes ni en guerre, ni en crise majeure, mais dans une période de paix et de prospérité pour les Etats-Unis…
Trump considère les dictateurs comme ses potes. Pour lui, Poutine est un modèle, c’est la personne qu’il veut devenir !
Robert Tracinski
Si Donald Trump cherche effectivement, comme vous le soutenez, à instaurer un régime autoritaire, l’Europe a-t-elle une carte à jouer pour s’affirmer face à lui ?
J’aimerais secouer les Européens pour les alerter sur la situation. L’Europe est habituée à l’idée que les Etats-Unis seront toujours là pour garantir la paix et la sécurité, comme nous l’avons fait depuis la Seconde Guerre mondiale. J’ai honte de devoir le dire, mais avec ce président américain, il faut oublier cette idée pour l’instant. Trump a une admiration pour les dirigeants autoritaires comme Poutine, il considère les dictateurs comme ses potes. Pour lui, Poutine est un modèle, c’est la personne qu’il veut devenir ! Et il n’est pas le seul. Certains conservateurs américains partagent cette fascination pour le président russe. Ils le voient comme un défenseur du christianisme traditionnel pour avoir adopté des lois hostiles aux droits des homosexuels. Donc Trump peut parfois exprimer de l’agacement envers Poutine, mais il n’a aucune intention de s’opposer à lui. L’Europe n’est pas préparée à cette nouvelle réalité : elle n’a pas assez investi dans sa défense et dépend encore beaucoup trop de l’Amérique pour le renseignement et la technologie. Mais l’Europe a assurément les moyens – technologiques, scientifiques et économiques – et la population pour s’affirmer comme grande puissance démocratique.
Selon vous, la dictature que Trump tente de mettre en place n’est pas encore « mûre ». Quel pourrait être le point de bascule ?
Ma capacité à prédire l’avenir est limitée. J’espérais, comme beaucoup, que le chaos caractéristique du premier mandat de Trump ralentirait la mise en œuvre de ses promesses pour le second. Mais tout s’est accéléré bien plus vite que prévu. Du côté du Congrès, je n’attends pas de changements majeurs avant les prochaines élections en 2026. Le point crucial à surveiller sera la capacité du président américain à continuer de défier les tribunaux. Et il faudra observer la capacité de la presse et des universités à résister à la pression de Trump.
Cela dit, je reste optimiste. Même les dictateurs craignent l’opinion publique. Si elle se retourne contre Trump, cela pourrait encourager d’autres acteurs politiques – car en Amérique, le pouvoir est très décentralisé – à s’opposer à ses tentatives dictatoriales. Par exemple, l’élection du gouverneur de Virginie, plus tard cette année, sert souvent de baromètre politique. Il est très probable que l’on assiste à un basculement en faveur des démocrates et à une opposition à Trump, ce qui renforcerait la résistance au niveau des Etats.
Surtout, gardons un œil sur l’immigration, un domaine où l’opinion publique accorde encore 50 % d’approbation à Trump. Je parie qu’à mesure que les conséquences réelles de ces politiques se feront sentir – il y a eu récemment une histoire d’une femme très appréciée localement, arrêtée par la police de l’immigration dans une petite ville qui avait voté pour Trump – le public prendra conscience de la réalité de ce qu’il a soutenu. L’Amérique a fait de mauvaises choses par le passé, l’esclavage et la ségrégation, et nous en avons toujours honte après coup, ce qui finit par conduire à une période de réforme. J’espère que nous atteindrons ce point plus tôt que tard.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-06-08 15:00:00
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