L’Express

« En trente ans, je n’avais jamais vu ça… » : management, la grande fatigue française

« En trente ans, je n’avais jamais vu ça… » : management, la grande fatigue française

24 avril 2023. Quatre mois après l’ouverture des Assises du travail, Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard remettent leur rapport final au ministre du Travail, Olivier Dussopt. Issu d’une large concertation, ce document établit un diagnostic et propose 17 mesures pour améliorer la qualité de vie au travail. L’ambition affichée est belle : « gagner la bataille de la confiance par une révolution des pratiques managériales et en associant davantage les travailleurs ». Parmi leurs préconisations figure notamment « la création d’un rendez-vous annuel des acteurs du travail pour suivre périodiquement la mise en œuvre et l’enrichissement des recommandations ».

Deux ans plus tard – et une dissolution de l’Assemblée, survenue entre-temps, qui n’a rien facilité –, ces préconisations n’ont « pas suffisamment été suivies d’effet », regrettait récemment Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT, à l’origine d’une nouvelle initiative nommée « Places du travail », un espace de réflexion et de dialogue pour « parler plus et mieux du travail dans le débat public ».

Pendant ce temps, les travers du management à la française perdurent, comme le soulignait l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), le 28 mars, dans un rapport peu flatteur si on se compare à d’autres pays européens comme l’Allemagne ou la Suède notamment. L’Igas qui s’intéresse à la question managériale ? Une première.

« Le management est perçu comme une prérogative de l’entreprise, de l’organisation et des managers eux-mêmes. Ce n’est pas une politique publique à proprement parler. Mais malgré tout, on sait à présent – avec l’affaire France Télécom ou d’autres – que cela pouvait avoir une incidence très importante sur un certain nombre de facteurs, qu’ils soient sociaux, sociétaux ou liés aux résultats de l’entreprise. C’est pourquoi nous avons voulu établir un lien entre les politiques managériales et les politiques sociales », décrit à L’Express l’inspectrice générale des affaires sociales Fabienne Bartoli.

68 % des cadres souffrent du contrôle sur leur travail

D’autant que les enquêtes alertant sur une crise de santé mentale liée au travail en France se multiplient. En témoigne une étude scientifique internationale publiée en avril 2024 et menée par une équipe de chercheurs de l’Inserm et de l’Ecole des sciences de gestion de Montréal selon laquelle la France se distingue en Europe par un taux élevé de troubles psychologiques liés au travail, notamment la dépression. Le travail, « une terre hostile pour un tiers des Français », concluait début 2025 la grande enquête sur la santé mentale au travail, menée par l’Ifop.

Parmi les facteurs susceptibles de dégrader la santé mentale des salariés : des exigences trop élevées, l’instabilité, les changements organisationnels, le manque d’autonomie ou encore le contrôle sur son travail. Sur ce dernier aspect, 68 % des cadres déclarent en souffrir, soit 16 points de plus que la moyenne des salariés. Un constat préoccupant, loin d’être isolé.

L’Igas, dans son rapport, identifie plusieurs traits propres au modèle français. « C’est un management assez descendant, pyramidal, beaucoup plus que dans les autres pays européens étudiés (Italie, Allemagne, Irlande, Suède…), résume Fabienne Bartoli. Il arrive que certains responsables ignorent totalement le contenu du travail réalisé par leurs équipes. Pourtant, savoir si mon supérieur comprend ce que je fais est perçu comme un indicateur clé d’un bon management. »

Et pour cause : selon elle, c’est également un marqueur de bonne santé de l’entreprise : « Plusieurs études économétriques que nous citons en attestent. Par ailleurs, nous avons conduit une étude à partir de l’enquête conditions de travail menée par la direction statistiques du ministère du travail (Dares) avec le pôle sciences des données de l’Inspection générale des affaires sociales en mobilisant toutes les réponses des salariés et des employeurs : plus les salariés estiment que leur supérieur comprend leur travail, plus l’entreprise enregistre de bonnes performances, notamment en matière de rentabilité. »

A l’extrême verticalité, s’est ajouté l’enfer du reporting

Déjà, il y a près de cinquante ans, dans une étude sur les dimensions culturelles du management menée dans les différentes filiales d’IBM à travers le monde, le chercheur néerlandais Geert Hofstede relevait une caractéristique marquante du management à la française : une « forte distance hiérarchique ». L’auteur notait que, comparativement à leurs homologues allemandes ou britanniques, les entreprises françaises comptaient souvent un à deux niveaux hiérarchiques supplémentaires.

Un point que nuance Xavier Philippe, professeur de sociologie à l’EM Normandie. Selon lui, le véritable problème ne réside pas tant dans la verticalité du management – une spécificité française bien connue – que dans l’ajout, par-dessus, des travers du modèle anglo-saxon. « Un management hiérarchique comporte certaines limites, bien sûr. Mais si on l’assume comme tel, on peut identifier les points de tension, les analyser et, selon les cas, les traiter ou non. Le problème aujourd’hui, c’est que nous essayons de conserver une forme de spécificité française, alors même que nous avons importé depuis vingt-cinq ou trente ans des modèles de gestion venus d’ailleurs, qui sont fondamentalement différents. Et cela crée des injonctions paradoxales », analyse-t-il.

Autrement dit, le management à la française combinerait le pire des deux modèles. Une lecture partagée par Bruno Mettling, président du cabinet de conseil Topics : « Dans une structure déjà très hiérarchique, on assiste à une réduction supplémentaire de l’autonomie et de la marge de manœuvre laissée au management de proximité en multipliant les dispositifs de contrôle et de reporting. »

Le manque d’autonomie : voilà l’autre grand point noir du management à la française. D’après le rapport de l’Igas, la proportion d’organisations accordant peu d’autonomie est supérieure de 6,5 points à la moyenne européenne. L’écart grimpe même à 16 points lorsqu’on compare la France à l’Allemagne, souvent citée en exemple pour son approche en la matière. Une carence d’autant plus problématique qu’on touche là au cœur même de la motivation au travail, avance Frédéric Fréry, professeur à l’ESCP : « Pouvoir décider, savoir ce qu’on fait et comprendre pourquoi on le fait, c’est extrêmement important pour rester motivé. Si vous voulez rendre quelqu’un malheureux, retirez-lui son libre arbitre. »

Une autonomie davantage présente dans les discours que dans les faits, déplore Xavier Philippe : « Il s’agit souvent d’une autonomie de façade – une autonomie de fait, et non une autonomie de moyens. On proclame « Tu es chef de projet » sans pour autant fournir les moyens de mener à bien la mission. » L’autonomie devient alors un statut mais pas un réel processus d’émancipation dans le travail. Cette illusion d’autonomie nourrit ce que le professeur de sociologie qualifie de « bureaucratie douce » : « Il n’y a pas une éthique de contremaître, mais une éthique du contrôleur », explique-t-il.

Manque de reconnaissance

A ce manque d’autonomie, s’ajoute le sentiment largement partagé d’un manque de reconnaissance du travail accompli (retours d’expérience, nouvelles responsabilités, droit à l’erreur, etc.). Tous les pays étudiés par l’Igas dans son rapport en font pourtant l’un des deux critères majeurs dans la définition d’un bon management, à côté de « la forte implication des travailleurs dans les processus ». Une reconnaissance « beaucoup plus faible » en France que dans les autres pays étudiés, conclut le rapport.

Pour Xavier Philippe, l’une des explications se trouve dans les manières d’évaluation, qui ne permettent pas toujours de reconnaître la qualité réelle des tâches effectuées. L’expert regrette l’absence de prise en compte de « la dimension esthétique du travail » soit le sentiment personnel d’avoir bien fait son travail. « Cette dimension est totalement absente dans les organisations, que ce soit dans les processus de fabrication ou dans les outils d’évaluation », constate le chercheur. Comment l’expliquer ? Plusieurs facteurs entrent en jeu, selon lui : d’abord, l’urgence permanente : les tâches s’enchaînent à un rythme soutenu, sans laisser le temps de faire une pause, de mesurer ou d’apprécier ce que l’on a accompli. Ensuite, la généralisation de la normalisation et de la standardisation : aujourd’hui, un travail est considéré comme « bien fait » non pas en fonction du ressenti de celui qui l’a réalisé, mais au regard de critères extérieurs, de normes et de standards impersonnels.

Autre anomalie française : la manière dont sont sélectionnés les managers. « Notre système éducatif a tendance à placer les individus très haut, très tôt. Le système des grandes écoles positionne ainsi des jeunes de 23 ans à la tête d’équipes, ce qui reste exceptionnel dans de nombreux pays. Ailleurs, on passe d’abord par un bachelor, on acquiert de l’expérience, puis on envisage éventuellement un master », observe Frédéric Fréry. Lequel juge par ailleurs paradoxal de sélectionner des candidats sur la base de compétences intellectuelles individuelles, alors que leur fonction consistera en pratique à assumer la responsabilité d’un collectif.

A cela s’ajoute cette mauvaise habitude selon laquelle attribuer un poste managérial constitue automatiquement une promotion. Un non-sens, regrette le chercheur : « Ce n’est pas parce qu’il a été un excellent commercial qu’il sera un bon directeur des ventes ; les compétences techniques ne suffisent pas à garantir la réussite managériale. » Frédéric Fréry, également enseignant à CentraleSupélec, relève une autre singularité révélatrice : « A l’école Centrale, les études sont financées par l’Etat ; à l’ESCP, ce sont les étudiants qui paient. Cela illustre bien que, dans l’imaginaire collectif français, tout ce qui est technique, tout ce qui relève de l’ingénierie, est nettement plus valorisé que les formations au management. Or former au management est essentiel. » Un paradoxe d’autant plus ironique que, sur les 10 premières places du classement 2024 des masters en management du Financial Times, six sont trustées par des écoles françaises.

L’encadrement a tiré l’absentéisme à la hausse

Si les causes de ce dysfonctionnement du management à la française sont donc multiples, prenons garde à ne pas faire de raccourci. Il serait faux et injuste de considérer que derrière chacun des quelque 3 millions de managers du pays se cache nécessairement un management malveillant. « Certains comportements peuvent effectivement sembler toxiques, reconnaît Xavier Philippe, mais il faut aussi comprendre que les managers eux-mêmes évoluent souvent dans des environnements de travail profondément délétères. » Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon le Datascope 2025 d’AXA France, les cadres (près de 7 millions en France) connaissent la détérioration de l’absentéisme la plus importante (+ 9 % en un an), portée par la hausse de la fréquence de leurs arrêts de travail. Sur cinq ans, leur absentéisme a progressé de 50 %. Les cadres de moins de 40 ans connaissent une hausse particulièrement marquée cette année (+ 13 %). « En 2024, pour la première fois, ce sont les encadrants qui ont tiré les chiffres de l’absentéisme vers le haut, la bascule qui est en train de s’opérer est vraiment spectaculaire, alerte Bruno Mettling, ex-DRH d’Orange. En trente ans de suivi du marché du travail, je n’avais jamais assisté à un tel phénomène ! »

Face à cette situation, nombreux sont les experts qui estiment que la question managériale dépasse le seul manager. Pour Mahé Bossu, consultante chez Flexity et auteure de Halte au manager bashing (Pearson, 2023), « vouloir faire évoluer les pratiques managériales exige d’assurer une certaine cohérence entre ce que nous demandons aux managers et ce que l’histoire de l’entreprise les a amenés à être, sans quoi cette transformation managériale ne deviendrait qu’une injonction de plus pour des managers à bout de souffle. Cela suppose de questionner l’ensemble de la grande machine dans laquelle le manager n’est finalement qu’un rouage », plaide-t-elle.

Des managers mal dans leurs baskets, c’est pour l’entreprise le risque de perdre pied avec le terrain. « C’est par le manager que passent le projet, l’enjeu de la transformation, le sens. Il est à la fois la voix et le visage de l’entreprise auprès de son équipe, mais aussi l’ambassadeur de l’équipe auprès de sa hiérarchie. Il joue ce rôle d’interface, ce double rôle clé », insiste Bruno Mettling, l’ancien DRH d’Orange connu pour avoir ramené un climat apaisé dans l’entreprise de télécommunications après des années noires. A ce propos, note-t-il, les baromètres d’entreprise actuels montrent que, malgré la pression croissante, la relation individuelle entre le manager et son équipe demeure solide. Selon lui, ce qui s’effondre aujourd’hui, c’est surtout la confiance des managers dans la stratégie de leur entreprise, dans l’organisation elle-même et dans leur capacité à disposer des moyens nécessaires pour faire correctement leur travail. « On ne peut pas parler en permanence de transformation, de complexité, d’accélération, et ne pas faire de cette interface un maillon absolument central du fonctionnement et des relations dans l’entreprise. » Or, en France, c’est précisément ce maillon central que l’on est en train de fragiliser à un niveau qui devient très préoccupant, alerte-t-il. D’ailleurs, fait notable et spécifique à la France selon l’Igas : « la qualité des relations se détériore avec l’éloignement hiérarchique ».

Alors que, selon différentes études, environ 20 % des cadres ne veulent pas manager (un désintérêt particulièrement prononcé chez les 35-49 ans, tandis que les jeunes entrants sont eux davantage tentés par l’expérience), Jean Pralong, enseignant-chercheur en gestion des ressources humaines à l’EM Normandie, alertait récemment dans L’Express sur les conséquences de la perte de prestige de la fonction d’encadrant : « Si les cadres se détournent du management, c’est aussi parce que leur idéal d’accomplissement professionnel est ailleurs. »

Selon les données de Jean Pralong, les jeunes dont les parents ne sont pas cadres valorisent encore les fonctions de management, les associant à « la stabilité et à la reconnaissance sociale ». En revanche, ceux issus de familles de cadres ou de dirigeants montrent un intérêt moindre pour ces fonctions : « devenir experts reconnus, entrepreneurs créatifs ou leaders influents sur les grands sujets sociétaux ou environnementaux constituent désormais leur projet ». « Ce que je vois chez mes élèves, c’est surtout un gros contingent de consultants, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’auront pas une fonction managériale », estime pour sa part Frédéric Fréry.

Libérer de la bande passante pour les managers

Comment dès lors sortir de cette impasse ? D’abord, poser un diagnostic. « Le management, c’est quelque chose qui devrait être une priorité, mais qui jusqu’à présent n’a pas été considéré comme un sujet de discussion collective, pas même à l’intérieur des entreprises », constate Fabienne Bartoli, coauteure du rapport de l’Igas. Selon elle, on a laissé perdurer des pratiques managériales verticales, probablement parce qu’on considérait cela comme une prérogative exclusive du top management, une responsabilité exclusive, non partageable. Pour y remédier, l’Igas appelle à « réintroduire les pratiques managériales dans le dialogue au sein de l’entreprise ». Cette promotion des politiques managériales pourrait prendre la forme d’un programme national de soutien à l’innovation managériale et à la qualité de vie au travail, mais aussi renforcer l’accompagnement des managers dans un contexte où ils subissent d’importantes pressions, ou encore les inclure dans les négociations de branches.

De son côté, Bruno Mettling voit dans l’essor de l’intelligence artificielle un levier prometteur pour soulager les managers. « On observe l’émergence d’outils d’IA conçus pour automatiser les tâches les plus répétitives, celles à faible valeur ajoutée, afin de libérer de la bande passante pour les managers. C’est une avancée concrète. » L’ancien DRH appelle enfin les directions à se remettre en question « lorsque la performance n’est pas au rendez-vous », plutôt que de simplement augmenter les objectifs sans jamais questionner le système lui-même. Frédéric Fréry, lui, préconise une forme d’introspection nationale : « J’ai rarement entendu des pays étrangers affirmer que le management à la française était mauvais ou remettre en question la capacité des Français à diriger des entreprises. Ce discours, on l’entend surtout en France. En raison de notre longue histoire et de nos traditions philosophiques, le management y est souvent perçu comme quelque chose de peu noble, voire de pas très sérieux. »

Quant au problème de la reconnaissance, pas d’intelligence artificielle en vue, mais une étude publiée en mai dans la revue Work & Stress, menée par des chercheurs de l’UEA (Royaume-Uni), de l’Université de Chypre et de l’Université Aristote de Thessalonique (Grèce) livre un enseignement éclairant : être apprécié par ses collègues peut aider les employés à faire face aux expériences négatives au travail. « L’importance de la reconnaissance pour atténuer les sentiments d’amertume ne peut être sous-estimée. En l’absence de reconnaissance, les tâches déraisonnables nourrissent un sentiment d’amertume qui déborde sur la vie privée, rendant plus difficile la déconnexion mentale et la récupération après le travail. » A méditer chaque matin avant de pousser la porte de l’open space…



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Author : Laurent Berbon

Publish date : 2025-06-09 16:00:00

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