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Jonathan Guiffard : « Washington change de visage avec l’arrivée de trumpistes radicaux »

Jonathan Guiffard : « Washington change de visage avec l’arrivée de trumpistes radicaux »

Le deuxième mandat de Donald Trump a déjà des conséquences très concrètes sur la capitale américaine. Vendetta politique, licenciements en masse de fonctionnaires, implantation immobilière d’oligarques de la « tech » : les habitants de Washington voient leur ville se transformer sous leurs yeux, sous les coups de boutoir du président républicain. Dans une note récente, Jonathan Guiffard, expert associé de l’Institut Montaigne, décrit les conséquences géographiques et sociales de la révolution trumpienne en cours sur l’épicentre de la politique américaine.

« Donald Trump s’appuie sur l’idée que les élites politiques et économiques, présentes dans cette ville, décident du sort des Américains sans eux », explique ce bon connaisseur de l’appareil de renseignement américain et de sa territorialisation autour de la capitale. D’ici la fin de la présidence du milliardaire, Washington pourrait n’être plus la même.

L’Express : En quoi la façon dont les trumpistes investissent la capitale Washington en ce début de second mandat tranche-t-elle avec le premier ?

Jonathan Guiffard : Lorsque Trump prend le pouvoir, en 2017, c’est une surprise autant pour le pays que pour lui. Son administration, les équipes autour de lui, sont des républicains qui connaissent les réseaux de pouvoir à Washington. Cela donne une transition classique, au début. Ensuite, il y a eu beaucoup de changements et en fin de premier mandat il avait des gens bien plus en phase avec sa vision, mais avec beaucoup moins d’expérience.

Ce qui se passe aujourd’hui est un prolongement de cette fin de premier mandat. Aujourd’hui, autour de Trump, il n’y a plus que des trumpistes radicaux, résolus à saisir le pouvoir, ce qui explique cette dynamique d’assaut de la capitale américaine, qui change de visage. Les équipes de Trump se sont préparées pendant quatre ans, en particulier avec un think-tank ultraconservateur, Heritage Fondation, qui a plus ou moins forgé le contenu politique de ce second mandat.

Trump a souvent évoqué sa volonté « d’assécher le marais » en parlant de Washington. Quelle représentation les Américains se font de leur capitale fédérale ?

Déjà, elle a été construite sur un marécage, à une latitude particulièrement chaude et humide une grande partie de l’année – les Etats-Unis sont bien plus au Sud que la quasi-totalité de l’Europe. Son emplacement et son rôle ont fait l’objet de tractations sans fin entre les différents Etats de la jeune confédération née de l’indépendance pour y installer un gouvernement fédéral et rien d’autre. A la différence de Paris ou Londres, cités également économiques, c’est une capitale d’administrations et de fonctionnaires, pour l’essentiel.

Dans la construction fondamentalement libérale américaine, il faut toujours surveiller et contenir un pouvoir central aux tendances tyranniques. Washington cristallise ce rejet. Elle est au cœur du discours populiste anti-establishment de Donald Trump, qui s’appuie sur l’idée que les élites politiques et économiques, présentes dans cette ville, décident du sort des Américains sans eux. A cela s’ajoute un courant très conspirationniste qui considère que la région de Washington est le siège d’un Etat profond, pilotant un dispositif de sécurité et de renseignement très étendu, nourri à l’argent fédéral. Enfin, c’est une ville à 90 % démocrate qui défend les droits des étrangers, des LGBT, autant de groupes particulièrement visés par les trumpistes.

La galaxie Trump, sur ce second mandat, agrège des courants très divers. Tous veulent faire sentir leur influence à Washington. Qu’en est-il déjà des oligarques des industries numériques ?

Le trumpisme est une coalition d’intérêts, où l’on retrouve aussi bien des militants évangélistes du Tennessee que des figures de la Silicon Valley. Dans cette coalition, les oligarques du numérique sont ceux qui se mettent le plus en lumière, une stratégie qui vient autant d’eux que d’une administration Trump souhaitant mettre en avant des secteurs économiques modernes et en forme. Ils sont déjà très pragmatiques et se rendent bien compte que prendre Trump de front fait de vous une cible et risque de vous faire perdre des marchés.

Ensuite, ils ne veulent pas de régulation étatique, ce qui est à la source de leur idéologie. Ils ne sont pas franchement, non plus, pour la construction d’une société égalitaire, mais souhaitent plutôt qu’on appuie les personnes qui s’en sortent le mieux pour faire émerger les « meilleurs » de demain. Peter Thiel incarnait cela au premier mandat, Elon Musk et d’autres ont rallié ce discours-là dans la perspective du second.

Après un soutien actif à Trump en campagne, ils sont venus mettre un pied à Washington, car en étant plus près du pouvoir, on est plus susceptible de l’influencer. Comme il n’y a pas de relais intermédiaire avec ce président-ci, il faut être présent. D’autant qu’il est très influençable : souvent, la dernière personne qui lui parle va le convaincre. Même si ces gens bougent tout le temps, le fait qu’ils aient acheté des maisons dans la capitale est significatif.

Qu’en est-il des purs « Maga » et des courants religieux trumpistes ?

Lors des deux mandats George W. Bush, il y avait plein de Texans, pour beaucoup venus du pétrole, aux affaires à Washington. On retrouve ce même phénomène aujourd’hui, avec les Floridiens, alors que Trump passe beaucoup de temps dans sa résidence de Mar-a-Lago, à Palm Beach, près de Miami. Il a développé des réseaux d’affaires assez larges. La Floride est aussi un Etat devenu très conservateur, avec des réseaux religieux, essentiellement protestants évangélistes, liés au pouvoir. Ces mêmes réseaux existent dans tout le sud américain (Texas, Louisiane, Tennessee…). Le fait que Trump a réchappé de peu à une tentative d’assassinat, tout en étant blessé, a renforcé son image messianique à leurs yeux. Un autre courant religieux s’est ajouté, celui des catholiques traditionnels, plutôt issus du centre et du Midwest américain. Tous estiment que Trump va revivifier le christianisme et les valeurs conservatrices associées.

Comment le Washington libéral réagit à cet assaut contre lui ?

Il y a une sorte de dépression collective et de sidération dans la population. Le Parti démocrate a du mal à se reconstruire pour l’instant, même si quelques figures ont lancé des initiatives contre le démantèlement de l’administration porté par Elon Musk. Ils s’en prennent moins à Trump, car il a remporté beaucoup plus de votes que la candidate démocrate Kamala Harris. Du côté des groupes de réflexion, certains cherchent à plaire au pouvoir ou tout du moins de ne pas être trop vocaux contre Trump, pour éviter des représailles. Trump et son administration ont un boulevard pour agir et sont dans une logique de vengeance. A titre d’exemple, les firmes d’avocats ayant travaillé dans des dossiers visant Trump sont ciblées.

De dizaines de milliers d’employés fédéraux ont été limogés du jour au lendemain…

Le fait d’être ciblés directement est vécu de manière très humiliante, d’autant que ces fonctionnaires travaillent pour l’ensemble des Américains. Ces licenciés aux profils très similaires se tournent vers les entreprises de la région de Washington, mais elles-mêmes se voient fermer leurs contrats fédéraux. Résultat, le marché du travail est saturé et beaucoup de gens se retrouvent sans filet, alors qu’ils ont souvent des prêts immobiliers, une vie de famille et qu’il leur est difficile de partir. Cela déstabilise le tissu social de Washington, où tout le monde connaît des gens qui ont perdu ou risque de perdre leur travail.

Qu’en est-il des cabinets de lobbyistes et des entreprises travaillant directement auprès des institutions fédérales ?

Une bataille d’influence est en cours. La « rue K », collée à la Maison-Blanche, est historiquement connue pour être celle des lobbies. De nouvelles firmes, de nouveaux avocats s’y installent, alors que d’autres se font directement cibler par la Maison-Blanche. Dans la région de Washington, en Virginie et dans le Maryland, il y a un tissu de plusieurs milliers d’entreprises structurées autour de dizaines de grands fournisseurs de service au gouvernement fédéral, et ce depuis longtemps. Ces entreprises sont soutenues par le privé, mais aussi par de l’argent fédéral voté par le Congrès. Malgré ses intentions, il va être difficile pour Trump de changer du jour au lendemain cette culture administrativo-politique.

Justement, quel impact mesure-t-on sur cette zone autour de Washington, où se trouvent de grandes institutions de défense et leur écosystème ?

En plus du Pentagone, il y a l’ensemble des services de renseignement, la CIA, la NSA, des institutions qui ont grossi avec la guerre froide puis la guerre contre le terrorisme. Trump aime la force, les armées, et voudrait que ces agences lui obéissent au doigt et à l’œil. Sa vengeance personnelle vise surtout les enquêteurs du FBI qui ont démontré l’influence russe sur le processus électoral américain, en sa faveur.

Le phénomène de dégraissement de l’Etat concerne les agences de renseignement et l’armée. Trump veut aussi les orienter sur des priorités qui n’étaient pas les leurs auparavant, comme le narcotrafic et les migrants. Il veut aussi casser le système autour de la désinformation et a fermé le bureau qui s’occupait de ces menaces au sein du département d’Etat, le Global Engagement Center. On assiste à une reprise en main particulièrement forte des agences et une remise en cause de la séparation entre les outils du renseignement et le politique. Alors qu’il n’était pas connu comme étant anti-Trump, le directeur de la NSA a par exemple été remercié.

A quand faut-il remonter pour retrouver des tels bouleversements dans la géographie du pouvoir à Washington ?

A ce point, je ne vois pas. Dans les années 1960, au moment de la lutte pour les droits civiques, il y a eu un afflux de populations noires dans la capitale, changeant structurellement le tissu social mais pas vraiment le pouvoir. Il faut sûrement remonter au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : la géographie du pouvoir avait grandement changé, car l’effort industriel et technologique se concentrait autour de Washington, avec une moindre connotation négative. Mais cela avait déjà entraîné un appel à la vigilance contre le « complexe militaro industriel » par le président Eisenhower.



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Author : Clément Daniez

Publish date : 2025-06-09 10:00:00

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