Les cendres des bombardiers Tupolev-95 fumaient encore sur leurs aérodromes que, déjà, les appels à la vengeance montaient sur les réseaux sociaux et les médias d’Etat russes. Partout, un terme est répété comme un mantra : l’Ukraine a osé s’attaquer à la « triade nucléaire » russe.
La raison ? Les Tu-95 réduits en cendres par les drones de l’opération « Toile d’araignée » ne sont pas seulement responsables des bombardements quotidiens des villes ukrainiennes. Ils sont aussi les porteurs de l’arme nucléaire. Et même si la dizaine d’appareils détruits ne remet pas en cause la dissuasion russe, toucher à l’arme atomique, c’est attenter à la fierté de la Russie.
Il existe en effet une forme de « fierté nucléaire » qui remonte « à l’époque soviétique, confirme Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe, à Moscou. L’arme atomique, c’est la quintessence de la démonstration de force et un motif de fierté, car il évoque une forme de parité avec les Etats-Unis. »
Un attribut que Vladimir Poutine aime manier, tant il incarne sa posture « d’homme fort ». Ainsi avait-il réuni en mars 2018 l’intégralité du Parlement russe pour annoncer le développement d’armes nucléaires de nouvelle génération. « Personne ne nous a écoutés, déclare-t-il alors triomphalement, en référence à un Occident qu’il décrit comme sourd et aveugle aux intérêts russes. Ecoutez-nous, maintenant. » Comme si les armes nucléaires russes étaient la condition sine qua non du respect qui lui est dû. De la même façon, lorsqu’il avait annoncé, en février 2022, le lancement de « l’opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, il avait menacé tout pays se mettant en travers de son chemin de « conséquences encore jamais vues ».
Instiller la peur atomique
Depuis, ses seconds couteaux lui ont tous emboîté le pas. La rhétorique de la menace nucléaire est devenue omniprésente en Russie, portée par des propagandistes comme Vladimir Soloviev ou Dimitri Kissilev, mais aussi par l’ancien président Dimitri Medvedev, tous prompts à menacer Kiev, Paris, Londres, Berlin et Washington d’anéantissements à coups de bombes atomiques.
Mais, plus surprenant, des experts sérieux des relations internationales se font, en Russie, les avocats de frappes nucléaires sur l’Ukraine ou ses alliés. Parmi eux, Dimitri Trénine, pourtant ancien directeur du centre Carnegie de Moscou, et Sergueï Karaganov, proche des cercles du pouvoir et membre du très sérieux Conseil russe des Affaires étrangères. En juin 2023, ce dernier avait publié une tribune appelant à une frappe nucléaire sur une ville européenne. Censée « ramener à la raison » les Occidentaux, cette attaque, assurait alors Karaganov, ne provoquerait aucune réponse américaine : « Personne, croit savoir l’expert, ne sacrifiera Boston pour Poznan. »
Cette rhétorique laisse des traces dans le débat public. En novembre dernier, selon un sondage de l’institut indépendant Levada, seulement 60 % des Russes disaient ne pas croire à la possibilité d’un usage de l’arme nucléaire par leur président. Un nombre en constante baisse depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. Certes, l’idée que l’arme nucléaire ne doit et ne peut être utilisée reste dominante, observe le sociologue Alexeï Levinson, auteur de l’étude. Mais, ajoute-t-il, « l’idée apparaît que l’arme atomique n’est pas l’arme absolue, qu’il existe des moyens de s’en protéger. En d’autres termes, qu’il est possible de survivre à une guerre atomique, et même de la gagner, et que nous devons être vainqueurs. C’est l’idéologie naturelle des militaires ». Et, ajoute-t-il, « la militarisation de nos vies, d’abord rampante et aujourd’hui galopante, signifie également que ce discours se répand dans d’autres sphères de la société ».
Débats au Kremlin
Au sujet de l’emploi de l’arme nucléaire, « deux groupes émergent, observe Igor Delanoë. L’un pense qu’il faut préparer l’opinion publique et les soutiens de la Russie à l’utilisation de l’arme atomique. L’idée sous-jacente est de réinstiller, chez les pays qui soutiennent l’Ukraine, la peur face à l’arme atomique, que son emploi est devenu trop théorique et que c’est pour cette raison que les pays occidentaux repoussent sans arrêt les lignes rouges de la Russie ».
Le second groupe, poursuit-il, « estime que toucher à l’arme nucléaire provoquerait l’effondrement du soutien – passif ou affirmé – des pays non-occidentaux vis-à-vis de la Russie. Pour l’instant, cela reste des discussions d’experts, mais elles reflètent peut-être des débats internes aux cercles du pouvoir. Le rapport de forces, aujourd’hui, demeure en faveur des seconds. »
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Publish date : 2025-06-10 17:15:00
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