Et soudain, l’armée russe passe à l’attaque en s’emparant de la ville estonienne de Narva. Pour la première fois, elle franchit la frontière d’un territoire protégé par l’Otan. Le pari du Kremlin ? Semer la zizanie au sein de l’Alliance atlantique et prouver au monde entier que l’article 5 de l’Otan, qui garantit une défense collective, est obsolète. Ce scénario catastrophe, Carla Masala le situe en 2028. Dans La guerre d’après (Grasset), l’expert militaire allemand, directeur du Center for Intelligence and Security Studies (CISS) au sein de l’université de la Bundeswehr (l’armée fédérale), imagine, en se basant sur des « war games », une agression russe qui débouche sur une victoire stratégique majeure pour le régime de Vladimir Poutine. Tout juste paru en Allemagne, cet implacable essai de géopolitique-fiction y fait un tabac et est déjà traduit en plusieurs langues.
A L’Express, Carlo Masala explique pourquoi ce scénario est hélas bien trop crédible, confirmant les craintes d’analystes et de hauts responsables militaires sur le fait que Poutine songe déjà au coup d’après. Pour lui, « Poutine a une patience stratégique à toute épreuve ». Face à cette menace, Carlo Masala plaide pour que les pays européens ne cèdent pas au chantage nucléaire de la Russie et renforcent leur dissuasion, à l’image d’une armée allemande qui envisage aujourd’hui de faire appel à une nouvelle forme de conscription.
L’Express : Vous imaginez que les troupes russes s’emparent de la ville estonienne de Narva en 2028. A quel point ce scénario est-il réaliste ? La menace d’une attaque russe contre un pays de l’Otan est-elle vraiment sérieuse ?
Carlo Masala : Ce qui est certain, c’est que si la Russie veut tester l’unité politique de l’Otan, elle cherchera un point faible. Ce point faible peut être Narva en Estonie, l’île de Spitzberg en mer de Groenland ou alors l’Arctique. Il s’agira en tout cas d’une attaque contre un territoire limité, avec l’idée que l’Otan ne sera pas disposée à le défendre du fait de ses divisions politiques. C’est un scénario bien plus réaliste qu’une attaque de la Russie contre un pays de l’Otan dans son ensemble, comme par exemple une invasion de la Pologne afin de s’emparer de Varsovie.
Si nous prenons Poutine et ses acolytes au sérieux, alors cette menace est réelle. Le 17 décembre 2021, Poutine a envoyé ses exigences à Washington et Bruxelles pour ne pas déclencher une guerre en Ukraine. Il a été très clair en affirmant vouloir réviser l’architecture de sécurité européenne. L’objectif de la Russie, c’est de semer la discorde au sein de l’Union européenne, pousser les Américains hors du continent et faire croire que l’Europe est trop faible pour résister à la pression russe, qu’elle soit économique, politique ou militaire. Si nous ne sommes pas unis dans nos efforts pour dissuader la Russie, cette attaque est donc un scénario crédible dans les années à venir…
Selon des analystes sérieux, dont vous faites partie, Poutine souhaiterait ainsi faire passer un « stress test » à l’Otan, avec l’objectif de démontrer que l’article 5, pilier de l’organisation atlantique, n’est plus valide et donc que l’alliance a perdu tout son sens…
Rappelez-vous la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler en 1936. La logique est la même. L’Allemagne nazie voulait tester la France et le Royaume-Uni, et voir comme ces dernières réagiraient en cas de violation du traité de Versailles. Si les Français et les Britanniques avaient réagi, les Allemands se seraient immédiatement retirés. Mais face l’absence de réaction forte, la Wehrmacht est restée en Rhénanie.
Un « stress test » similaire pourrait se produire avec l’Otan. Et, si j’étais Poutine, je douterais sérieusement que l’Otan résiste à un tel test. Les gouvernements portugais, espagnol ou italien, voire allemand et français, seraient-ils vraiment disposés à une confrontation militaire majeure, avec de surcroît un risque nucléaire, afin de libérer un petit bout de terre en Estonie ? D’autant plus que Narva a une population majoritairement russophone et qu’en Ukraine déjà, Poutine a utilisé le prétexte de la protection de la minorité russophone pour justifier son attaque.
Vous imaginez que cette attaque a lieu en 2028, soit un an après l’élection présidentielle française qui, dans votre scénario, est marquée par la victoire du Rassemblement national. Quelle est l’importance de la France, seule puissance nucléaire au sein de l’UE ?
La France joue un rôle central. La Russie ne peut être dissuadée que si vous disposez de moyens conventionnels, mais également de l’arme nucléaire en arrière-plan. Or nous n’avons que la France et le Royaume-Uni en Europe. Comme l’arsenal nucléaire britannique dépend fortement des États-Unis, le seul arsenal nucléaire véritablement indépendant dont nous disposons est celui de la France. Et si la France changeait de cap politique par rapport à la Russie, cela affaiblirait considérablement tous les autres pays européens.
Le général Karsten Breuer, chef d’état-major allemand, a publiquement averti que la Russie pourrait attaquer l’Otan dans quelques années…
Presque tous les services secrets en Europe ont envisagé un scénario similaire au mien. Et pratiquement tous les ministres de la Défense en Europe ont averti contre le risque d’une attaque russe.
A l’heure actuelle, il n’y a aucun avantage pour la Russie à utiliser des armes nucléaires tactiques.
Il y a donc aujourd’hui un sentiment largement partagé que les Russes se réarment massivement, et qu’ils pourraient être prêts à attaquer un pays de l’Otan vers 2029-2030 si la politique russe reste centrée sur cette nouvelle ambition impériale. Mais si j’étais Poutine, sachant que tout le monde se concentre sur 2029 ou 2030, je passerais à l’attaque plus tôt…
Après trois ans de guerre en Ukraine, l’armée russe n’est même pas capable de prendre Kharkiv, pourtant près de la frontière. Selon The Economist, près d’un million de soldats russes ont été tués ou blessés depuis le début du conflit. Est-ce vraiment crédible de penser que Poutine puisse songer à une attaque contre l’Otan ?
C’est un bon argument. Mais nous parlons d’une action limitée visant à s’emparer non d’un pays comme l’Ukraine, mais d’une ville comme Narva où vous avez déjà des personnes qui sont de votre côté. Cela ne nécessite pas cent mille soldats, plutôt entre cinq et huit mille. Nous savons aussi que la Russie se prépare pour la suite. Elle produit des chars de manière intensive, et ceux-ci ne sont pas utilisés en Ukraine. Elle fabrique environ 800 missiles balistiques par an, qui eux non plus ne servent pas en Ukraine.
Si la Russie déclarait la guerre à l’Otan, ce conflit serait très différent de celui qu’elle mène actuellement en Ukraine. Elle pourrait s’appuyer sur des missiles balistiques visant des grandes villes européennes. Tous les pays européens, sans exception, n’ont pas une défense aérienne suffisante pour se prémunir de telles attaques. La Russie pourrait ainsi cibler notre population en frappant non pas Paris ou Berlin, mais Marseille et Francfort. Ce sont des grandes villes qui ne peuvent pas être protégées, car ni les Français ni les Allemands ne disposent de moyens suffisants. Cela permettrait d’instaurer un climat de peur dans les opinions publiques européennes pour que leurs gouvernements ne ripostent pas.
Le général Andreï Mordvitchev, nouveau commandant en chef des forces terrestres russes, qui vient d’être nommé par Poutine, est un vétéran du conflit ukrainien. Sa mission est d’apporter l’expérience de ce type de conflit pour préparer la guerre d’après. L’armée russe n’a certes pas réussi à conquérir la majeure partie du territoire ukrainien, mais après cette guerre, elle sera la seule grande armée sur le continent européen à être aguerrie au combat et à avoir connu un conflit à grande échelle. La France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne n’ont qu’une expérience de guerres limitées en Afghanistan ou au Mali. Mais aucune de ces armées n’a, depuis quatre-vingts ans, connu une guerre de grande ampleur.
Vous avez terminé l’écriture de votre livre juste au début du deuxième mandat de Donald Trump. Depuis, le président américain n’a-t-il pas évolué sur la question de la Russie ? On a l’impression que Poutine l’agace de plus en plus…
Vous ne trouverez aucune déclaration de Donald Trump accusant uniquement la Russie d’être responsable de cette guerre. Si le président américain s’en prend à la Russie, il fustigera aussi automatiquement Volodymyr Zelensky et l’Ukraine. Alors oui, il est agacé par Poutine, car il pensait que ce problème serait facile à régler. La Russie s’est clairement jouée de lui. Mais au lieu de se montrer plus ferme envers Poutine, Trump va faire marche arrière.
Nous avons déjà des indices. Trump a déclaré que Poutine et Zelensky devaient se rencontrer car selon lui ils savent mieux que quiconque comment résoudre le problème, ce qui signifie en substance qu’il veut se retirer. Ce qui prime à ses yeux, c’est d’entretenir de bonnes relations économiques avec la Russie. Trump ne s’intéresse pas au conflit en soi. Il considère que c’est simplement un problème à résoudre afin d’améliorer les liens entre les Etats-Unis et la Russie. Donc, en réalité, il n’a pas beaucoup changé depuis le début de son second mandat.
Pourquoi faut-il cesser de considérer le régime de Vladimir Poutine comme étant irrationnel ?
Nous sous-estimons les Russes. Poutine est extrêmement rationnel. La rationalité ne signifie pas que l’on prend toujours les bonnes décisions, mais qu’on suit une forme de logique. Poutine a une patience stratégique à toute épreuve. Il fait le pari que de plus en plus de personnes vont s’épuiser en Europe dans leur soutien à l’Ukraine, car nous ne voyons pas de résultats rapides. Poutine est là pour le long terme. Alors que nous, démocraties européennes, n’avons plus ce genre de patience stratégique. Poutine peut même se permettre de poursuivre une guerre coûteuse en Ukraine.
Selon vous, il ne faut pas non plus prendre trop au sérieux le chantage nucléaire de la Russie…
A l’heure actuelle, il n’y a aucun avantage pour la Russie à utiliser des armes nucléaires tactiques. Depuis 2022, l’administration américaine a clairement fait savoir que si la Russie utilisait de telles armes, cela aurait des conséquences catastrophiques pour elle. Surtout, la Chine et l’Inde, les plus grands soutiens politiques et économiques de la Russie, ont fait savoir que les armes nucléaires tactiques sont absolument hors de question. Poutine ne peut pas s’aliéner la Chine, son plus grand partenaire commercial.
Par ailleurs, en termes militaires, le nucléaire n’apporterait aucun avantage à la Russie. L’utilisation d’une arme nucléaire tactique n’empêcherait pas les Ukrainiens de continuer à se battre, même si cela effrayerait les opinions publiques européennes. Je n’affirme bien sûr pas que Poutine ne fera jamais appel à ce type d’armes. Il y a toujours un risque avec un pays doté de l’arme atomique. Mais j’ai toujours dit que si j’étais Poutine, j’utiliserais des armes nucléaires tactiques à titre de démonstration.
Lorsque la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis ont commencé à envisager des livraisons de chars à l’Ukraine, il aurait pu faire un tir de démonstration simplement pour faire pression sur nos gouvernements. Mais depuis que les pays occidentaux ont franchi ce cap, il n’y a aucun contexte stratégique dans lequel Poutine pourrait tirer profit de l’utilisation de telles armes.
Face à la menace russe, le chancelier allemand Friedrich Merz ambitionne de reconstruire une armée forte, « la plus puissante d’Europe sur le plan conventionnel ». Cela suscite-t-il des débats dans votre pays ?
Il y a un consensus sur le besoin de bien mieux équiper la Bundeswehr sur le plan matériel. Mais ce qui est beaucoup plus débattu, c’est la question des effectifs. Il y a aujourd’hui une ligne de fracture au sein de la coalition gouvernementale, entre d’un côté la CDU qui pousse à une nouvelle forme de service militaire obligatoire, et de l’autre la SPD qui veut simplement rendre l’armée financièrement plus attractive pour les jeunes. Qu’allons-nous faire de tous les chars que nous allons acheter au cours des prochaines années si nous n’avons personne pour les conduire ? Je ne vois pas d’autre solution que le service militaire. Le sommet de l’Otan les 24 et 25 juin va de surcroît pousser l’Allemagne à se doter de sept brigades supplémentaires, ce qui signifie en gros 35 000 personnes. Comment, avec notre système actuel de volontaires, pourrions-nous atteindre ces effectifs dont nous avons besoin et que nous avons promis à l’Otan ?
La guerre d’après, par Carlo Masala, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Grasset, 167 p., 17 €.
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2025-06-11 17:15:00
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