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Management « à la française  » : les racines historiques du mal

Management « à la française  » : les racines historiques du mal


Encore une exception française dont on se passerait bien ? Les pratiques managériales dans l’Hexagone souffrent d’une comparaison peu enviable avec celles des Allemands, des Italiens et des Irlandais. C’est l’un des enseignements du dernier rapport de l’Inspection générale des affaires sociales sur la question, qui portait sur quatre secteurs d’activité ; automobile, hôtellerie-restauration, assurance et digital. « Très vertical », « hiérarchique »… Le « management à la française » fabriquerait de la défiance. Le constat ne vaut-il pas aussi pour la société tout entière, organisée de façon pyramidale ? « Incapables de nous estimer mutuellement, nous nous méfions de tout, des autres en général, des collègues, des supérieurs hiérarchiques, des fournisseurs, des patrons, des politiques, des entreprises, des riches et aussi des pauvres ! », notent Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg dans La Fabrique de la défiance (Albin Michel).

Nos techniques de management sont amarrées à notre modèle social, rappelle le sociologue Julien Damon. « Celui-ci repose sur les fondamentaux d’une société plaçant au plus haut l’égalité, qui se défie des hiérarchies tout en les implantant de façon très stratifiée. » Société de statuts, la France cultive l’endogamie et la jalousie sociale. L’idéologie dominante propage un antilibéralisme dogmatique, qui se nourrit d’une inculture économique crasse. Le droit du travail, complexe et rigide, freine l’initiative et la prise de risques. Kafka s’invite tous les jours au bureau. Comment, dans un tel contexte, pourrait s’épanouir un dialogue social constructif ?

Pour le sociologue Philippe d’Iribarne, les mauvaises racines du management français remontent à… l’Ancien Régime. Directeur de recherches au CNRS, il a analysé l’influence des traits culturels nationaux sur la gestion des entreprises dans un livre devenu une référence : La Logique de l’honneur (Le Seuil, 1989). L’honneur renvoie ici à la définition établie par Montesquieu : « Le préjugé de chaque personne et de chaque condition. » Il a ses règles suprêmes, parmi lesquelles celle-ci : « Lorsque nous avons été une fois placés dans un rang, nous ne devons rien faire ni souffrir qui fasse voir que nous nous tenons inférieurs à ce rang même. » En l’espèce, il s’agit d’une forme de mépris. Selon Philippe d’Iribarne, la France a abattu la monarchie, mais l’esprit aristocratique s’est reconstitué, dans les grands corps de l’Etat, certaines corporations et entreprises. Les préséances, les codes et les usages gouvernent encore notre organisation sociale et dictent notre sociabilité. « Dans de multiples domaines, explique-t-il, la distinction entre le noble et le vil et plus largement entre le pur et l’impur joue toujours un rôle fondamental dans la société française. »

Noble ou vil ? Cette distinction établit une hiérarchie entre les tâches à accomplir. En France, on valorise la théorie aux dépens de la pratique. Contrairement à Michel Audiard, on s’obstine à croire qu’un intellectuel assis va plus loin qu’un con qui marche. On fait grand cas des diplômes, qui ont remplacé les lettres de noblesse. « C’est une obsession française, note Olivier Sibony, professeur affilié au sein du département Stratégie d’HEC Paris et auteur de La Diversité n’est pas ce que vous croyez ! (Flammarion). La France est l’un des rares pays au monde où un cadre de 55 ans se présente encore en disant : ‘J’ai fait telle école quand j’avais 20 ans’. »

L’ancien directeur de l’Ecole de Guerre, Loïc Finaz, cofondateur de la société de conseil Esprit d’équipage et d’entreprise, déplore ce système où « les qualités intellectuelles (les conditions nécessaires) jugées à 20 ans deviennent les seuls critères de sélection au long cours, au détriment des qualités humaines (les conditions suffisantes – les plus importantes pour un chef). Avec pour conséquence un manque de complétude de trop nombreux responsables ».

Si le management français était si mauvais, le monde entier ne viendrait pas s’y former

De la remise en cause de la place prise par les diplômes à la critique du système éducatif français, il n’y a qu’un pas que de nombreux contempteurs du modèle français franchissent. Comment la France pourrait-elle produire des managers orfèvres en matière d’intelligence collective alors que dès l’école primaire, nos méthodes pédagogiques favorisent la performance individuelle, et non la réussite de la classe ? En politique, le culte de l’homme providentiel a la vie dure. Dans le monde de l’entreprise aussi. On attend beaucoup du chef tout en s’en défiant. Mais Steve Jobs était-il un patron moins « vertical » ? Pas sûr…

Le management, une exception française dont on se passerait bien ?

Auteur de trois ouvrages sur Les Décisions absurdes (Gallimard), le sociologue Christian Morel évalue ce travers français à l’aune d’une notion bien connue dans l’aviation, le gradient d’autorité, qui mesure la relation hiérarchique entre un commandant et son copilote. Si le gradient d’autorité est élevé, c’est que ce dernier n’ose pas signaler un problème à son chef. « En France, il est relativement élevé, en tout cas davantage qu’aux Etats-Unis ou au Canada », résume Morel. Ce dernier voit deux autres traits nationaux favorisant un management vertical et suspicieux. Tout d’abord, la bureaucratie. « Quand il y a un problème chez nous, nous créons de nouvelles lois, dit-il. C’est la marque de la culture française rationnelle. Nous sommes tellement intelligents que nous croyons pouvoir tout prévoir en mettant en place des procédures. » Patron de l’Essec, le Franco-Italien Vincenzo Vinzi, ne le contredira pas : « Les Français ont une approche très cartésienne, très structurée du management, dit-il. Ils ne sont pas pour rien les enfants de Descartes. A la fois, ce raisonnement est rassurant, mais il peut engendrer de la rigidité qui ne favorise pas la créativité. En Italie, c’est l’inverse : le management est plus créatif, plus à même de s’adapter, mais plus déstructuré aussi ! »

L’Essec figure dans le top 10 du classement des meilleures écoles de commerce du Financial Times. « Si le management français était si mauvais, le monde entier ne viendrait pas s’y former », note Olivier Sibony, qui apporte un sérieux bémol à cette idée d’un management spécifiquement français. « On veut toujours penser qu’il y a une spécificité française à tout, remarque-t-il. Or, il y a plus de différences entre deux entreprises françaises qu’entre une française et une américaine. Il ne faut pas exagérer ces spécificités. » Et de noter que le management américain peut souvent s’avérer bien plus autoritaire. « Il y a dans certaines grandes boîtes US un formalisme qui frise l’absurde », note une avocate d’affaires. Selon elle, la culture de la contestation dans notre pays évite certains abus de pouvoir. Olivier Sibony déplore que le fait de diriger ne soit pas considéré comme une tâche en soi en France : « On ne valorise pas assez le rôle de manager. » Et pourtant, « il y a une excellente formation au management en France, une des meilleures d’Europe, conjuguant rigueur académique, ouverture internationale et expérience professionnelle », affirme Vincenzo Vinzi.

Depuis la pandémie de Covid, c’est moins l’art du management qui interroge que le travail lui-même. 70 % des Français se déclarent heureux au travail, mais 90 % se disent impatients d’atteindre la retraite… Les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle mettent à l’épreuve la valeur ajoutée humaine. « La question ‘Voulons-nous encore travailler ensemble ?’ se pose d’abord d’une manière radicale : ‘Voudrons-nous encore travailler ?' », pointe le philosophe Pierre-Henri Tavoillot dans son dernier livre Voulons-nous encore vivre ensemble ? Qui oserait dire que cette interrogation est propre aux Français ? Un Français pardi !



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Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-06-11 14:58:00

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