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Lactalis, les coulisses d’un empire : comment le groupe familial est devenu n°1 dans le monde

Lactalis, les coulisses d’un empire : comment le groupe familial est devenu n°1 dans le monde


A Zagreb, dans l’hypermarché Konzum – la plus grande chaîne de distribution de Croatie -, les clients ne savent où donner de la tête devant le rayon des produits laitiers. L’offre est pléthorique. Du lait bien sûr, sous toutes ses formes, des yaourts à boire – et non à la cuillère comme en Europe de l’Ouest -, du beurre, du fromage blanc… Sur les emballages, le logo bleu et blanc de Dukat, premier groupe agroalimentaire du pays, est omniprésent. Ceux qui poussent leur chariot un peu plus loin, dans la section fromages, découvrent celui de Président. La marque internationale du géant tricolore Lactalis pare la boîte de l’historique camembert, mais elle recouvre aussi celle d’un brie et d’autres articles spécifiques au marché local, comme du gouda, des pièces de pâte ferme, pour certaines vendues entières, ou encore un fromage fondu à étaler sur du pain…

Que fait l’emblématique signature française au milieu d’un hyper croate ? En 2007, le premier fabricant mondial de produits laitiers a jeté son dévolu sur le champion local Dukat, pour près de 280 millions d’euros. Avec l’ambition de consolider la place de cette marque sur ses terres, mais aussi d’en faire un acteur majeur dans la région. « Si vous voulez vous développer à l’international, il faut être implanté localement. Nous avons racheté cette entreprise, solidement ancrée, qui nous a permis de croître en Croatie, mais aussi d’apprendre. Chaque fois que nous arrivons dans un nouveau territoire, nous découvrons des catégories de produits inédites », se félicite le patron de Lactalis, Emmanuel Besnier.

D’un groupe français à un groupe mondial

Depuis 2000, date à laquelle il a été propulsé PDG, après la mort subite de son père Michel – lui-même fils du fondateur André -, ce natif du Mans, qui a grandi à Laval, berceau du groupe, a entamé une série d’acquisitions majeures. « Cette stratégie est née d’une volonté de diversification géographique et catégorielle à travers des marques fortes. Il y a quelques décennies, plus de 80 % de notre activité était concentrée sur la France. Il fallait réduire cette dépendance », souligne-t-il.

Un quart de siècle plus tard, la révolution a porté ses fruits. Pour la première fois de son histoire, entamée en 1933, Lactalis a franchi l’an dernier la barre des 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires, contre 4 milliards au début du mandat de l’héritier. Le tout, sans jamais céder aux sirènes de la Bourse. « Nous sommes un groupe familial, ce qui nous rend atypique, mais fait notre force. Ce modèle nous donne une vision de long terme. Nous réinvestissons tous nos bénéfices dans l’entreprise, ce qui nous permet de décider vite et de grandir », décrit Emmanuel Besnier, qui se partage le capital de l’empire à parts égales avec son frère Jean-Michel et sa sœur, Marie Besnier Beauvalot. Le portefeuille de marques, lui, a doublé en l’espace d’une décennie. On en compte aujourd’hui 250 en activité. En 2006, le rachat du n° 1 italien des fromages Galbani a marqué un tournant. « On savait que son potentiel à l’international était énorme, confie le patron. Cette opération nous a donné une véritable impulsion pour nous développer à l’export. » Lactalis possède désormais 270 laiteries et fromageries dans le monde, réparties dans 51 pays. Ses produits, eux, sont disponibles dans trois fois plus de destinations.

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Aucun expatrié français chez Dukat

Une force de frappe dont Dukat a pu bénéficier à plein. L’entreprise, créée en 1912, est l’une des fiertés de la capitale croate. Son usine principale ne se situe pas en rase campagne, comme souvent dans le secteur, mais à quelques kilomètres seulement du centre-ville. Bien que le rachat remonte à plusieurs années, Lactalis n’a imposé ni son identité visuelle – Dukat reste la marque phare -, ni ses équipes. Il n’est pas rare d’y croiser un responsable du siège de Laval ou un ingénieur agronome venu de l’un des 70 sites de production implantés en France. Mais ils sont seulement de passage : Dukat ne compte aucun expatrié français. « Nous tenons à préserver la connaissance locale. L’idée n’est pas d’envoyer nos salariés sur place, mais de nous appuyer sur l’expertise et la sensibilité culturelle des équipes en fonction. Ce modèle nous permet de mieux comprendre le lien profond et souvent émotionnel qu’entretient une marque avec ses consommateurs », précise Christophe Jouin, directeur général marketing et commerce de Lactalis.

A l’étranger, l’arrivée du géant a parfois provoqué une levée de boucliers. Comme en Italie, en 2011, lorsque Lactalis a cherché à s’emparer du joyau national de l’agroalimentaire, Parmalat. Les autorités transalpines se mobilisent alors pour empêcher l’opération. Le ministre italien de l’Economie en appelle à la formation d’une coalition, composée de la banque Intesa Sanpaolo, du groupe Ferrero et de la coopérative laitière Granarolo, afin de déposer une contre-offre. Le sujet occupera même une partie des discussions lors d’un sommet entre Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi. Peine perdue pour les Italiens : Lactalis finit par emporter le morceau.

En Croatie, à l’inverse, point d’esclandre. Le rachat d’une entreprise locale par un groupe européen y est même plutôt courant. « D’un point de vue culturel, je dirais que l’investissement étranger est bien accueilli », assure le patron de Dukat, Zoran Ković, qui témoigne d’une transition fluide lors de l’entrée dans le giron français, même s’il a fallu surmonter la barrière de la langue. Petit à petit, Dukat s’approprie les processus de fabrication et les techniques de logistique de Lactalis. « Nous avons mis en place en 2012 un système de gestion d’entrepôt utilisé par la maison-mère. Des experts du siège sont venus nous aider à l’implémenter. Pour moi, l’intégration chez Lactalis, c’est avant tout un transfert de savoir-faire et de technologie », résume Zoran Kovic. Surtout, la marque se déploie de plus en plus à l’international. Avec 273 références exportées dans une soixantaine de pays, Bosnie-Herzégovine, Italie, Slovénie et Serbie en tête, elle est considérée aujourd’hui comme la tête de pont du géant laitier en Europe du Sud-Est. « Notre modèle se distingue par sa flexibilité et sa capacité à livrer efficacement de petites quantités, même dans des zones géographiques lointaines », explique Dimitar Pavlevski, directeur industriel chez Dukat.

Président, la marque forte

Là encore, l’apport de Lactalis est déterminant. « Le groupe a une présence commerciale dans 150 pays. Tout ce qui se passe au Brésil, aux Etats-Unis ou en Australie, en termes de préférences des consommateurs, de tendances, de recherche et développement, nous y avons accès. C’est un avantage majeur », assure Zoran Kovic. Quant aux investissements, ils n’ont pas cessé d’augmenter depuis le rachat. De l’ordre de 8 à 10 millions d’euros par an en moyenne, au profit des trois usines situées à Zagreb, Karlovac et Bjelovar.

Cette dernière est surnommée la « Grad Sira » – la ville du fromage. Une commune de 24 000 habitants, à une heure et demie de route de la capitale. Vu de loin, le site ne paye pas de mine. Mais à l’intérieur, le débit impressionne : 20 000 tonnes de fromages et de mottes de beurre en sortent chaque année, issues des 90 millions de litres de lait et de crème collectés auprès des éleveurs croates. Certaines machines datent des années 1990, quand d’autres dernier cri, imaginées par les ingénieurs de Lactalis, viennent tout juste d’être installées.

En 2022, le géant tricolore a pris la décision de remplacer la marque historique croate Sirela par celle de son vaisseau amiral, Président. « Cette migration était un pari risqué, surtout avec le Covid. Président n’était pas connue localement, alors que 90 % du marché était dominé par Dukat-Sirela », reconnaît Matija Spevec, le directeur de l’usine. Un choix mûrement pesé. « Notre pays voit sa population décliner : beaucoup de Croates partent en Allemagne, en Irlande, etc. Nous avons donc lancé des projets destinés à l’export, pour créer davantage de valeur », poursuit-il. Or, à l’étranger, le logo à la couronne de laurier est largement connu. Il attire aussi l’œil des vacanciers lorsqu’ils débarquent dans les supermarchés de Croatie. « En période estivale, nous profitons d’un regain d’activité dû au tourisme. A mesure que la demande s’accroît, nous augmentons la production », explique Dimitar Pavlevski.

La filiale est aussi invitée à innover. A Zagreb, une armoire remplie de créations Dukat et Président trône dans une salle ad hoc où défilent chaque semaine employés et goûteurs extérieurs, triés sur le volet, pour tester les nouveautés. Elle témoigne de l’immense potentiel local : près de 500 références au total. Chez Lactalis, ce volume de « SKU » – Stock Keeping Unit, le code logistique de chaque produit – force le respect. « Nous avons été les premiers à commercialiser le smoothie bAktiv. Ensuite, plusieurs autres pays l’ont adopté. Notre yaourt FIT, riche en protéines, vous le trouvez maintenant en Turquie, sous d’autres marques, illustre Zoran Kovic. Il y a beaucoup d’échanges et de synergies dans les deux sens. »

Une expertise singulière

Cette méthode d’intégration, plus horizontale que verticale, Lactalis l’applique à toutes ses nouvelles acquisitions. « Le groupe a développé une expertise financière : il sait repérer des entreprises, souvent familiales ou coopératives, les racheter et injecter les capitaux nécessaires à leur relance. L’exemple emblématique est celui de Parmalat, une institution italienne en difficulté que Lactalis a su redresser », note Philippe Goetzmann, fondateur de l’agence de conseil stratégique du même nom, spécialisée dans la distribution et la filière alimentaire. L’expert met aussi en avant le savoir-faire industriel du groupe. « Lactalis maîtrise les métiers du lait à un niveau technique très poussé. Les usines rachetées, qu’elles soient en bon ou mauvais état, sont systématiquement remises à niveau. » Moins commentée, sa politique marketing, particulièrement efficace, est un atout maître. « Contrairement à d’autres concurrents qui imposent un logo unique, l’approche, ici, est très décentralisée. Chaque marque élabore son propre récit, son propre ancrage local, mais selon une « grammaire » définie par le groupe qui permet de respecter les cultures locales tout en assurant une cohérence globale », complète Philippe Goetzmann.

Les exemples sont légion. Peu présent aux Etats-Unis sur le segment du Skyr, Lactalis a mis le grappin en 2018 sur siggi’s, un fabricant de ce yaourt composé de lait écrémé et de ferments lactiques, créé par l’Islandais Siggi Hilmarsson. Un succès. Le chiffre d’affaires de siggi’s a presque doublé, passant de 123 à 230 millions d’euros dans le monde. « Le fondateur voulait vendre car il était au bout de ses capacités de développement. Il cherchait un partenaire capable d’aller plus loin, sans trahir l’essence du produit », relate Christophe Jouin. En 2021, c’est le fromage en tranches hollandais Leerdammer qui rejoint le plateau Lactalis à la faveur d’un deal avec son rival français Bel, connu pour ses fameux Babybel et Vache qui rit. « Quand nous avons repris la marque, elle était distribuée dans 24 pays, contre 55 aujourd’hui. Le chiffre d’affaires a augmenté de 100 millions d’euros », poursuit le directeur marketing. Dernière acquisition en date : Queijos Tavares, un producteur de fromages portugais. « Dans l’agroalimentaire, il y a des groupes solides, qui se fixent un cap et le tiennent. Si vous cherchez des critiques sur la stratégie de Lactalis, vous aurez du mal à en trouver », juge un bon connaisseur du secteur. Une constance qui tranche avec celle de Bel, engagé depuis des années dans une diversification audacieuse vers le « fromage végétal », et qui vient d’annoncer l’arrêt de Nurishh, sa marque internationale, de même que la fermeture de son usine de Saint-Nazaire.

Un capitaine discret qui a dû sortir de sa réserve

Avec l’assurance des capitaines au long cours, Emmanuel Besnier, 54 ans, a parfaitement mené sa barque. A son arrivée, beaucoup doutaient pourtant de sa capacité à diriger l’entreprise mayennaise, en raison de son jeune âge et de son manque d’expérience – il ne travaillait dans la maison que depuis cinq ans, sitôt bouclées ses études à l’ISG, l’Institut supérieur de gestion. Le temps leur a donné tort. « Il a pratiquement toujours visé juste dans sa croissance externe. On ne perçoit chez lui ni fuite en avant, ni folie des grandeurs guidée par un ego surdimensionné, comme c’est le cas chez certains dirigeants. Lactalis est aujourd’hui le leader mondial d’un marché particulièrement complexe, loue Philippe Goetzmann. Ce n’est pas un hasard si d’autres hésitent à s’y risquer : le secteur du lait est chahuté, confronté à des défis multiples comme le changement climatique, l’évolution des rendements agricoles, les mutations nutritionnelles ou encore la montée en puissance des alternatives végétales. »

Un patron français de premier rang, à la tête d’une multinationale de plus de 85 000 collaborateurs, mais qui cultive la discrétion dans ses prises de parole. Emmanuel Besnier n’est pas un adepte des sorties médiatiques. En revanche, quand il s’agit de parler de ses activités, il se métamorphose. « C’est une véritable machine à calculer. Il connaît tout : les prix, les compositions des produits, les montants investis, les marchés… », reconnaît un professionnel.

Quasiment silencieux depuis sa nomination, le dirigeant a dû se forcer à sortir de sa réserve en 2017 lorsque a éclaté le scandale du lait infantile contaminé aux salmonelles. Les conflits successifs avec les producteurs laitiers – Lactalis est le premier collecteur de lait en France – ont aussi écorné l’image du groupe. « Les éleveurs qui le fournissent peuvent être évincés du jour au lendemain. Dans les campagnes, nombreux sont ceux qui ne se font plus d’illusions sur la nature de la relation : signer un contrat avec Lactalis, c’est s’engager, sauf exception, à lui livrer la totalité de sa production. Les exploitants restent ainsi soumis à l’infrastructure et à la stratégie du groupe », rappelle Xavier Hollandts, professeur à Kedge Business School et spécialiste des questions agricoles. En septembre dernier, l’industriel lavallois a annoncé son intention de réduire sa collecte de lait de près de 9 % dans l’Hexagone d’ici à 2030. Une décision vécue comme un coup de poignard par la profession. Auprès de L’Express, Emmanuel Besnier rappelle qu’il a collecté en 2024 plus de lait tricolore que l’année précédente. « Notre volonté, c’est que la ferme France reste exportatrice et perçue mondialement comme une grande puissance laitière », insiste-t-il.

Un autre sujet de préoccupation pointe outre-Atlantique : les menaces de droits de douane de Donald Trump. Le président américain brandit désormais un taux de 50 %, contre 20 % auparavant. Chez Lactalis, qui exporte une partie de ses fromages et de ses mottes de beurre aux Etats-Unis, son deuxième marché après la France, le risque est pris très au sérieux. « Ce n’est pas une bonne nouvelle, convient Emmanuel Besnier. Cela dit, notre modèle est relativement localisé, ce qui nous expose moins. » L’ultimatum trumpien réveille un mauvais souvenir. En 2009, George W. Bush avait appliqué une taxe de 300 % sur le roquefort, l’un des fromages AOP phares produits par le groupe français. Les ventes s’étaient effondrées au cours des années suivantes. Si l’actuel locataire de la Maison-Blanche met son plan à exécution, « certains produits emblématiques – les fromages, le beurre, la crème – à faible valeur unitaire cesseraient tout simplement d’être compétitifs et l’activité ne serait plus viable à l’export », souligne le PDG, sans se départir de son calme. En près d’un siècle d’existence, Lactalis en a vu d’autres.



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Author : Thibault Marotte

Publish date : 2025-06-11 16:00:00

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