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« Le secret le mieux gardé de la guerre froide » : quand la CIA envoyait des livres plutôt que des armes

« Le secret le mieux gardé de la guerre froide » : quand la CIA envoyait des livres plutôt que des armes

La CIA n’est pas vraiment réputée pour son mécénat culturel et son aide à la littérature. D’ordinaire, on associe plutôt l’agence de renseignement des Etats-Unis à des opérations controversée comme le débarquement de la baie des Cochons, le programme Phoenix durant la guerre du Vietnam ou le soutien aux moudjahidines en Afghanistan dans les années 1980. Toute l’originalité de CIA Book Club de Charlie English (William Collins) est de dévoiler au grand public la plus improbable des opérations des espions américains.

Selon l’historien de la CIA Benjamin Fischer, il s’agit même du « secret le mieux gardé » de la guerre froide. Pendant près de cinq décennies, dans une Europe coupée en deux par un rideau de fer, les services américains ont fait passer par contrebande dix millions de livres interdits dans les pays du bloc de l’Est, de 1984 de George Orwell aux thrillers de John Le Carré en passant par les œuvres des prix Nobel Boris Pasternak, Albert Camus ou Czeslaw Milosz. Alors que les combats physiques étaient interdits du fait du risque d’annihilation nucléaire, la CIA a ainsi mené une bataille sur les esprits.

Le journaliste britannique Charlie English a enquêté sur ce plan étonnant et rencontré des survivants. Salué par la critique anglo-saxonne et classé par le magazine The Economist parmi les meilleurs ouvrages parus en anglais en ce début d’année, CIA Book Club montre l’ampleur de ce « programme de livres » qui a aidé à remporter la guerre froide plus surement que les barbouzeries à Cuba ou au Nicaragua.

La censure censurée

Contrairement aux nazis qui brûlaient sur la place publique des ouvrages allant à l’encontre de « l’esprit allemand », le système soviétique s’est montré bien plus insidieux et discret dans sa censure. La liste des livres bannis en librairie et bibliothèque devait rester secrète. « L’existence même de la censure était censurée » résume Charlie English. Le parti communiste a même interdit des best-sellers comme Autant en emporte le vent ou les whodunit d’Agatha Christie : toute description de la vie en dehors du système marxiste-léniniste était déjà perçue comme relevant de la propagande.

En 1955, le Free Europe Committee, organisation anti-communiste fondée par Alan Dulles, patron de la CIA, envoie par ballons 260 000 exemplaires, spécialement imprimées avec du papier léger, de La Ferme des animaux d’Orwell vers le bloc de l’Est. Mais les ballons sont trop dispersés et la manœuvre trop manifeste. Le Free Europe Committee affine ses méthodes et adresse des courriers directs contenant des livres. Les récipiendaires leur transmettent même parfois des messages de remerciement. Une opportunité qui n’échappe à George Minden, un espion né en Roumanie. C’est lui qui lance le programme de livres de la CIA, d’abord avec pour nom de couverture l’International Advisory Committee, puis en 1975, l’International Literary Centre (ILC). Minden utilise l’orthographe britannique de « centre » (en américain, c’est « center ») pour faire plus chic et éviter tout lien avec la CIA.

Jean-Paul II parmi les destinataires

Comme d’habitude avec l’agence, le système s’avère particulièrement opaque. George Minden se retrouve à la tête d’un vaste réseau de librairies, d’éditeurs ou d’individus. A Paris, la librairie Libella ou la librairie polonaise de Paris sont mises à contribution par les services américains. L’objectif : faire parvenir le plus de livres et magazines de l’autre côté du rideau de fer. Les destinataires ciblés se comptent par dizaine de milliers. Il s’agit de célébrités, d’intellectuels ou de politiciens. Les ouvrages les plus politiques ou controversés sont réservés à des personnes qui ne risquent rien si le contenu est découvert par les autorités, comme des membres du parti communiste, des responsables de l’Église, des journalistes ou des universitaires. Quand Karo Wojtyla est élu pape en 1978, la CIA fait ainsi savoir, non sans fierté, à l’équipe de Jimmy Carter que le nouveau Jean-Paul II est l’un des correspondants du programme. Le cardinal polonais, ignorant que la CIA se cache derrière ces envois, a même répondu par une carte postale en guise de remerciements.

L’édition est-elle un secteur digne d’attention des services de renseignement ? A Langley, siège de l’agence, le scepticisme règne chez une partie des espions américains. Les officiers de la CIA se divisent en deux groupes. Les uns, paramilitaires, aiment mener des opérations guerrières dans les zones troubles de la planète et dédaignent les livres. Les deuxièmes, aux profils plus cérébraux et éduqués, mènent des opérations politiques et psychologiques, et connaissent parfaitement les territoires qu’ils couvrent, parlant d’ailleurs souvent plusieurs langues. Ancien élève de l’université Harvard né à Varsovie, le conseiller à la sécurité nationale de Carter, Zbigniew Brzezinski, apporte un soutien clair à l’ILC. Le fait que plusieurs de ses ouvrages aient été distribués par le programme ne gâche rien.

La Pologne, cible numéro 1

Les agents de l’ILC siègent à New York au 475 Park Avenue South, une tour dans un quartier pas vraiment prisé de Midtown, mais à proximité des grands éditeurs comme Simon & Schuster ou Random House. Depuis les Etats-Unis ou l’Europe de l’Ouest, l’Union soviétique est un territoire difficile à atteindre, avec des services de sécurité impitoyables et une absence de passé démocratique. En revanche, la Pologne bénéficie d’une histoire bien plus libérale, et le régime à Varsovie, malgré son autoritarisme, se montre plus souple que les dictatures brutales en Roumanie ou en Allemagne de l’Est. Le pays a aussi des liens forts avec l’Occidents du fait de la diaspora : des millions de personnes d’origine polonaise vivent alors en France, Allemagne de l’Ouest ou au Royaume-Uni. L’ILC peut ainsi compter sur un réseau de diplomates, de journalistes et d’émigrés polonais. La CIA transmet des livres, mais aussi des machines à composer portables fournies par le financier George Soros, et qui coûtent 10 000 dollars. En France, des journalistes de Libération et RTL servent de « mules ». Mais le gros est livré par camions, via des associations humanitaires. En 1982, en Pologne, Le Petit conspirateur devient le livre clandestin le plus consulté. L’ouvrage fournit des conseils aux activistes sur les appels téléphoniques, les techniques policières et la vie en prison. La CIA finance aussi Mazovia Weekly, journal clandestin le plus populaire en Pologne. Le programme polonais est impulsé par Miroslaw Chojecki, militant anti-communiste, physicien nucléaire de formation et éditeur indépendant qui a dû s’exiler à Paris.

Quand la SB infiltre Solidarnosc

Le 4 novembre 1982, Ronald Reagan, depuis le bunker de la salle de crise de la Maison-Blanche, autorise la CIA à intensifier ses actions pour venir en aide à Solidarnoc, premier syndicat indépendant né d’une grève sur les chantiers navals de Gdansk, comme à d’autres groupes d’opposition modérés en Pologne. Cette nouvelle opération prend pour nom « QRHELPFUL ». La CIA décide de lui allouer deux millions de dollars par année.

A Paris, Chojecki a l’idée d’un van Mercedes, avec une cachette destinée à transporter des photocopieurs et des livres. Le conducteur français, Jacky Challot, membre de la CFDT et soutien de Solidarnosc, prend le ferry de Copenhague à Swinoujscie, dans le nord-ouest de la Pologne. Mais le 22 mars 1984, les douaniers polonais remarquent que l’intérieur du van n’est pas aussi long que l’extérieur. L’officier s’attend à tomber sur du whisky ou des cigarettes de contrebande, mais en découvrant les livres dans la cache, il s’exclame : « oh merde, de la propagande réactionnaire! ». Challot est arrêté. Heureusement, il bénéficie d’une mobilisation en France, portée par Simone Signoret, pourtant gravement malade d’un cancer du pancréas. La grande actrice, qui a des origines polonaises par son père, sollicite l’avocat Georges Kiejman et achète une page de publicité dans Le Monde, dans laquelle elle et des célébrités (Gérard Depardieu, Michel Foucault, Françoise Giroud, Françoise Sagan…) demandent la libération de Challot. Le 27 juin1984, le conducteur est condamné à deux ans de prison, mais le régime accepte de le libérer pour 10 000 dollars.

Quand le prêtre Jerzy Popieluszko, aumônier de Solidarnosc est enlevé par des officiers de la police secrète polonaise, la SB, avant d’être assassiné à la fin 1984 à Wlockawek, la CIA fait aussitôt publier les Sermons pour la Patrie du nouveau martyr. Mais en 1987, les réseaux de Solidarnosc, et notamment son bureau à Bruxelles, sont infiltrés par la SB. Celle-ci dresse un piège et laisse une cargaison de la CIA avec des machines d’impression et pièces détachées, des appareils photo miniatures, des appareils électroniques et des centaines de livres et revues arriver jusqu’à Gdansk, avant de la saisir. Dans une conférence de presse le 6 octobre, le porte-parole du régime présente le « matériel terroriste de contrebande » et l’associe à Solidarnosc.

Par ailleurs, les évolutions technologiques bouleversent le travail des espions. Ironiquement, la télévision par satellite est au départ une technologie russe, avec le premier satellite, Sputnik 1, lancé en 1957, et dix ans plus tard, le premier système, Orbita, qui permet de diffuser des programmes dans les régions les plus éloignées de la steppe sibérienne. Mais à la fin des années 1980, les Polonais sont de plus en plus nombreux à vouloir accéder aux chaînes occidentales via des paraboles. Minden et Chojecki ont alors l’idée de financer un programme diffusé en Europe occidentale, mais à destination d’un public polonais. Ils font retransmettre la visite de Lech Walesa à Paris, reçu comme un chef d’Etat par François Mitterrand, en décembre 1988. La chaîne TV5, diffusée par Eutelsat, leur laisse un créneau.

« Un livre, c’est un réservoir de liberté »

Adam Michnik

En 1989, à la suite des « accords de la Table ronde », l’opposition polonaise est autorisée à se présenter aux élections législatives, un séisme dans toute l’Europe de l’Est. Pour soutenir Solidarnosc, le journal Mazovia Weekly se transforme en Election Gazette. A Varsovie, la CIA finance également l’affichage d’un poster basé sur le western Le Train sifflera trois fois. Gary Cooper y est détourné par un étudiant en graphisme qui en fait un symbole de Solidarnosc se confrontant aux communistes, avec à la place du pistolet du cow-boy Cooper un bulletin de vote. La Pologne est le premier domino à tomber au sein du bloc communiste.

Le 30 janvier 1991, George Minden écrit son ultime rapport, qui résume le travail de l’ILC. En trente-cinq ans, l’organisation a envoyé près de 10 millions de contenus vers la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et l’Union soviétique, coûtant à la CIA 2,7 millions de dollars par an. Minden meurt en 2006 à l’âge de 85 ans. Le New York Times publie une nécrologie révélant que son « book club » a en réalité été financé par la CIA. Peu à peu, des experts mettent à jour l’importance de son programme.

Le lauréat du prix Pulitzer Tim Weiner, pourtant très critique des interventions de Bill Casey, directeur de la CIA de 1981 à 1987 (et notamment responsable du fiasco des Contras au Nicaragua), a rangé les programmes de soutien aux dissidents polonais, soviétiques ou tchèques « parmi les plus importantes opérations de la CIA durant la guerre froide ». Avec son « book club », l’agence a réussi l’une des opérations de renseignement les plus sophistiquées jamais réalisées. Tout cela pour une fraction des centaines de millions de dollars dépensés en Afghanistan à travers l’opération Cyclone. Mais le plus bel hommage provient du grand dissident Adam Michnik, devenu directeur de la Gazeta Wyborcza, plus important quotidien polonais : « Il faudrait construire un monument dédié aux livres. Je suis convaincu que ce sont les livres qui ont été victorieux dans ce combat. Un livre, c’est un réservoir de liberté, de pensée indépendante, un réservoir de dignité humaine. Un livre, c’était de l’air frais. Cela nous a permis de survivre et de ne pas devenir fous. »



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-06-12 17:15:00

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