La durée d’une guerre est parfois un signal. Pourquoi Israël, aux prises avec une pénurie de 10 000 soldats selon Tsahal, dont 6 000 pour les unités combattantes, s’enliserait-il dans un conflit long, aux coûts humains, économiques et diplomatiques élevés – ce, alors même que le Hamas semble considérablement affaibli à Gaza ? Mais alors que l’on serait tenté d’invoquer la menace persistante que représente le groupe terroriste, dont Israël a promis la destruction totale, Assaf Orion, ex-chef de la stratégie de Tsahal et chercheur au Washington for Near East Policy, pousse les curseurs de l’analyse un cran plus loin : et si l’état de guerre était devenu un outil de gouvernance ? « Quand le Premier ministre dit qu’il ne peut pas témoigner dans son procès parce qu’il ‘mène une guerre’, ce n’est pas seulement une excuse. C’est un système », avance-t-il. « Maintenir un état de guerre, c’est aussi maintenir le contrôle sur le récit national… »
Auprès de L’Express, le stratège démonte le « faux dilemme » posé par Benyamin Netanyahou – entre victoire totale et libération immédiate des otages, tout en pointant le vide stratégique laissé sur une question centrale : qui gouvernera Gaza après la chute du Hamas ? Au passage, Assaf Orion analyse à chaud la frappe israélienne contre l’Iran, reconnaissant à Israël le fait d’avoir « pris sur lui le risque et le fardeau de contrecarrer la menace » potentiellement existentielle que représente la quête d’armes nucléaires de l’Iran. Entretien.
L’Express : Vous estimez que, du côté israélien, le gouvernement laisse les considérations politiques et idéologiques l’emporter sur les questions de sécurité nationale et qu’il prolonge artificiellement la guerre à Gaza. Comment cela ?
Assaf Orion : En réalité, la prise de décision en temps de guerre est toujours indissociable des questions militaires, politiques et idéologiques. Winston Churchill a fait remarquer à juste titre qu’en temps de guerre, les dirigeants sont soumis à la somme de toutes les pressions et que chaque choix est le résultat d’un équilibre entre ces différentes dimensions. Mais dans le cas d’Israël, nous assistons aujourd’hui à un déséquilibre qui marque une rupture nette avec la doctrine traditionnelle d’Israël en matière de sécurité. Historiquement, celle-ci a été basée sur des guerres courtes et décisives, suivies d’un retour rapide à une vie civile et économique stable. Nous sommes aujourd’hui engagés dans une guerre qui dure depuis plus de vingt mois, la plus longue de l’histoire d’Israël. Et lorsqu’un pays a une petite population et une force militaire limitée, une guerre prolongée repose moins sur la puissance de frappe que sur l’endurance – militaire, sociétale et économique. On est donc en droit de se poser la question : compte tenu de son coût extrêmement élevé, depuis quand une guerre longue est-elle devenue un objectif stratégique ou même un moyen privilégié pour Israël ?
Au départ, l’objectif militaire affiché était d’éliminer la menace terroriste de Gaza en détruisant les capacités militaires et gouvernementales du Hamas dans la région. Mais l’exécution opérationnelle initiale s’est rapidement révélée bancale, notamment parce que le « jour d’après » – la question de la gouvernance après le Hamas – a été évité dès le départ. Les forces de défense israéliennes entraient dans des zones comme Gaza, Rafah ou Khan Younis, frappaient, puis se retiraient sans tenir le terrain. En conséquence, le Hamas battait en retraite… et revenait. Pourquoi cette absence de stratégie à long terme ? Parce qu’il y a une tension entre l’objectif stratégique de détruire le Hamas et les ambitions maximalistes de l’aile d’extrême droite de la coalition au pouvoir, qui vise en fait à déplacer la population palestinienne, à rétablir les colons israéliens à Gaza et à réaffirmer la souveraineté israélienne sur le territoire, sur la base d’une vision religieuse de la Terre sainte.
Vous parlez donc d’intérêts politiques à maintenir un état de guerre…
Oui. Sinon, comment expliquer que, lorsque les combats à Gaza ont ralenti début 2024, le gouvernement israélien n’ait pas lancé d’offensive claire contre le Hezbollah, malgré ses attaques répétées depuis le 8 octobre ? Pourquoi a-t-on laissé pourrir la situation au nord pendant onze mois, avec des personnes déplacées, des villages endommagés et des communautés fragilisées ? Certaines parties ont intérêt à prolonger la guerre : cela permet de bloquer les manifestations, de repousser les élections, de retarder les procédures judiciaires visant Benyamin Netanyahou, d’éviter une commission d’enquête nationale et de consolider un gouvernement en crise. En d’autres termes, l’état de guerre devient un outil de gouvernance et de survie politique.
Plusieurs personnalités politiques ont demandé la révocation de la procureure générale, qui a critiqué les abus de pouvoir illégaux du gouvernement, ainsi que le remplacement du chef du Shin Bet (NDLR : le service de sécurité intérieur d’Israël), ce qui s’est produit avant que la Cour suprême ne suspende la décision de le remplacer. Il s’agit d’une manipulation politique évidente, liée aux enquêtes du Shin Bet impliquant des collaborateurs du bureau du Premier ministre. Et à chaque fois, elle est justifiée par l’état de guerre. Pendant ce temps, les partenaires ultra-orthodoxes de la coalition restent exemptés du service militaire, bien que les réservistes soient épuisés et surchargés, une fois de plus, pour des raisons de survie politique.
Cette situation ne peut plus être justifiée par une logique sécuritaire. Il s’agit d’une manœuvre politique, d’un mécanisme de survie personnelle. Quand le Premier ministre dit qu’il ne peut pas témoigner dans son procès parce qu’il « mène une guerre », ce n’est pas seulement une excuse, c’est un système. Car maintenir un état de guerre, c’est aussi maintenir le contrôle sur le récit national. S’il avait quitté le pouvoir après l’attaque du 7 octobre, il serait devenu le symbole d’un échec total. En restant au pouvoir, il fait taire les responsables de la sécurité critiques et conserve sa position dominante. C’est de la politique, pas de la sécurité.
Certains soulignent qu’au-delà des ambitions de l’extrême droite, l’objectif de détruire le Hamas n’a pas encore été atteint…
Je ne dis pas que nous devrions cesser de combattre le Hamas. Mais notre objectif immédiat devrait être de ramener les otages. Je connais les contre-arguments : la guerre ne doit pas être arrêtée et aucun prisonnier palestinien ne doit être libéré, car certains pourraient revenir tuer sur notre sol. La logique étant que nous ne mettons pas en danger des vies futures pour sauver des otages. Mais si l’on tient compte du temps, cette position devient intenable… Vaincre le Hamas, un mouvement terroriste qui se régénère, prendra des décennies. Les otages n’ont pas des années devant eux. Ils n’ont même pas quelques mois. D’où un principe militaire de base : traiter ce qui est vital et urgent avant ce qui est important.
En réalité, Netanyahou propose un faux dilemme : soit la victoire totale, soit la libération immédiate des otages. Mais c’est là qu’intervient le test de la réversibilité : si nous nous retirons de Gaza, nous pouvons y retourner, comme nous l’avons déjà fait. Si nous interrompons la guerre, nous pouvons reprendre le combat, dans le cadre de notre autodéfense. Si nous libérons des terroristes emprisonnés, nous pouvons les réarrêter ou les neutraliser, comme cela a déjà été fait. La mort d’un otage, elle, est irréversible. Cela peut paraître banal, mais c’est fondamental.
En outre, l’opération « Chariots de Gédéon », lancée en mai, illustre la manière dont Netanyahou privilégie le contrôle territorial par rapport à la libération des otages. Officiellement, l’opération vise à vaincre le Hamas et à libérer tous les otages. Mais alors que le chef de l’armée a déclaré à plusieurs reprises que la libération des otages était la priorité absolue, Netanyahou a clairement fait savoir que ce n’était pas le cas. Les briefings sur les objectifs de l’opération montrent que le contrôle de Gaza passe avant tout, ce qui représente un risque important. Au-delà du chaos humanitaire et de la résurgence possible du Hamas en l’absence d’une autorité alternative, l’armée s’épuise…
Le gouvernement israélien actuel considère l’AP comme un ennemi à abattre. Il s’agit d’un choix politique et non d’une contrainte objective
Assaf Orion
Dans quelle mesure l’épuisement des militaires pourrait-il avoir un impact sur la poursuite de la guerre ?
Même parmi les militaires de carrière, on entend des phrases comme « J’ai fait ma part, mais trop c’est trop ». Les soldats partent non pas en raison de désaccords politiques, mais à cause de l’épuisement et d’une guerre dont l’horizon n’est pas clair. Mais c’est un autre « avantage » de l’état de guerre comme appel au drapeau : beaucoup hésitent encore à dire « je n’irai pas ». C’est un choix moral extrêmement difficile pour des personnes qui ont consacré leur vie à servir leur pays. Alors est-ce que cela pourrait avoir une incidence sur la suite des événements… Je ne suis pas sûr. Il suffit de regarder ce qu’ont donné les manifestations contre le coup d’État judiciaire de Netanyahou. Elles ont été constantes et résolues, mais n’ont pas abouti à un changement politique.
Vous mentionnez l’absence d’un plan concret pour l’« après-Hamas » et l’absence d’une gouvernance alternative. Certains diront que ce vide reflète simplement une réalité : aucun acteur palestinien crédible ne serait actuellement en mesure de gouverner Gaza…
C’est un argument courant, mais il ne résiste pas à un examen approfondi. Au départ, dans les cercles de défense israéliens, l’idée était simple : pas de gouvernance du Hamas, mais pas de domination de Tsahal non plus. Mais très vite, le gouvernement a ajouté une autre exclusion catégorique : pas d’Autorité palestinienne (AP). A partir de là, on a assisté à une série d’expériences improvisées : sociétés de sécurité privées, alliances avec des clans locaux, tentatives de coordination avec des hommes d’affaires… Rien de tout cela n’a abouti. Rien de structuré ni de durable n’a été mis en place. La vérité est qu’il y a eu un choix délibéré de ne pas planifier sérieusement le « jour d’après ». Le gouvernement israélien actuel considère l’AP comme un ennemi à abattre. Il s’agit d’un choix politique et non d’une contrainte objective. Parmi les différentes mauvaises options, la matrice se situe entre l’acceptable et le possible, et aucune solution ne serait attrayante, et encore moins parfaite.
Qu’est-ce qui se dessine aujourd’hui sur le terrain ?
Dans le cadre de l’opération « Chariots de Gédéon », il est désormais acquis que Tsahal restera pour contrôler le territoire. Mais à quelles conditions ? Personne ne le dit. Ce n’est pas de la gouvernance, c’est de l’occupation indéfinie. Deuxièmement, nous entendons également parler de la montée en puissance d’une milice à Rafah, dirigée par Yasser Abu Shabab, un Bédouin du clan Tarabin, dans le sud de Gaza. Il aurait été armé, équipé et autorisé à opérer par Israël. Récemment, des appels ont été lancés pour créer autour de lui une « bureaucratie civile », impliquant des personnes issues du travail social, de l’assainissement… Cela ressemble aux prémices d’une structure locale, mais en réalité, il s’agit d’un petit seigneur de guerre issu d’un clan tribal et ayant un passé criminel. C’est un très petit pansement pour un vide énorme et béant.
Et cela après 20 mois de guerre. C’est là que la question du temps devient centrale : si Israël voulait vraiment construire une alternative crédible, il aurait dû la préparer dès le premier jour, et non l’improviser près de deux ans plus tard. Nous en revenons donc à la question essentielle : quelles sont les motivations réelles de ce vide stratégique prolongé ? S’agit-il uniquement d’un manque d’acteurs palestiniens fiables ? Ou plutôt d’une volonté de maintenir l’état de guerre, de retarder toute solution politique et de prolonger une guerre qui sert aussi d’outil de contrôle politique interne ?
Pensez-vous qu’il soit encore possible de réaligner la stratégie israélienne sur ses objectifs initiaux en matière de sécurité ?
Dans l’état actuel des choses, peut-être pas. Pas sans un profond changement politique. Aujourd’hui, des figures clés du gouvernement comme Ben Gvir et Smotrich ont été très claires : si la guerre se termine, ils quitteront la coalition. Ben Gvir l’a déjà fait lors du cessez-le-feu de janvier. Ils refusent tout compromis, même en ce qui concerne les prises d’otages. Leur seule position est la « victoire totale », ce qui, en pratique, peut signifier une guerre sans fin. Mais le problème ne se limite pas à eux. Le Premier ministre lui-même a un intérêt personnel majeur à prolonger la guerre. Pour revenir à la doctrine historique de sécurité d’Israël, nous devons d’abord neutraliser les intérêts contradictoires qui dictent aujourd’hui la stratégie. Cela signifie qu’il faut mettre fin à l’utilisation de la guerre pour la survie personnelle et rompre la dépendance politique à l’égard d’une coalition extrémiste dont la survie dépend de l’état d’urgence. Tant que cette coalition subsistera, le retour à une doctrine de sécurité pragmatique sera impossible. Car s’ils peuvent continuer à utiliser la guerre comme prétexte pour retarder les élections, supprimer les votes arabes ou faire basculer les règles démocratiques en leur faveur, ils le feront. Sans hésitation.
Les alliés d’Israël ont-ils une influence sur son gouvernement ?
Si Trump dit « assez », cette guerre prend fin. Je ne pense pas que d’autres alliés puissent vraiment faire pression sur le gouvernement de Netanyahou. Mais quelles sont les chances que Donald Trump prenne position sur cette question ? Avec lui, il est toujours difficile de prédire l’avenir, quel que soit le sujet. Il est difficile à lire, et c’est intentionnel. Il a montré quelques signes de frustration face à ce qu’il voit à Gaza, mais il n’en est pas encore au point de dire : stop. Et même s’il le fait, cela aura-t-il des conséquences réelles ? Il aurait demandé à Vladimir Poutine de stopper [la guerre en Ukraine], mais l’a-t-il vraiment arrêté ? Non.
Vendredi, 200 avions de combat israéliens ont frappé des sites nucléaires et militaires sur le territoire iranien. Comment interprétez-vous cette offensive ?
Après des décennies et des décennies d’efforts pour retarder et perturber la quête d’armes nucléaires de l’Iran, Israël a apparemment reconnu que cette menace potentiellement existentielle s’approche d’un point de non-retour. En vertu de ce qui semble être une entente étroite avec le président Trump, Israël a pris sur lui le risque et le fardeau de contrecarrer la menace par lui-même. L’ouverture de cette campagne semble brillante et prometteuse, mais nous devons reconnaître que ce n’est qu’un début. La réponse militaire de l’Iran et, plus important encore, ses prochaines actions sur le front nucléaire, sont encore à venir. Le succès ultime de cette initiative audacieuse d’Israël ne sera pas déterminé par les feux d’artifice époustouflants, mais par le succès et la prévention des aspirations nucléaires de l’Iran à long terme et, enfin, par un accord diplomatique mis en œuvre par les États-Unis.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-06-14 15:00:00
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