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Anne-Hélène Moncany, psychiatre : « Scientifiquement, le cas de Joël Le Scouarnec n’est pas celui de la perversion »

Anne-Hélène Moncany, psychiatre : « Scientifiquement, le cas de Joël Le Scouarnec n’est pas celui de la perversion »

Qu’est-ce qui pousse un médecin à s’adonner aux pires crimes, à violer enfant après enfant, jusqu’à ne plus pouvoir les compter, ni même s’en souvenir ? Aux premiers jours de son procès, Joël Le Scouarnec prévenait froidement : « Je n’ai toujours pas le début d’une explication. » Trois mois d’audience n’auront pas suffi à lever le mystère.

« C’est venu naturellement […] Je ne sais pas pourquoi », disait-il à peine, le premier mois. En l’absence d’explications, un mot s’est imposé : l’ancien chirurgien, reconnu coupable le 28 mai 2025 de viols sur 299 victimes et condamné à vingt ans de réclusion, serait tout bonnement un « pervers », un homme qui prend plaisir au mal, sans égard pour ses victimes. C’est du moins ce qu’en disent les analyses médiatiques.

Le terme a le mérite de résumer l’état d’esprit de Joël Le Scouarnec, qui se vantait dans ses écrits des souffrances qu’il infligeait. Il a de fait été utilisé par certains experts. Mais « il est loin d’être satisfaisant pour saisir les mécanismes à l’œuvre », souligne la psychiatre Anne-Hélène Moncany, spécialisée dans la prise en charge de ces criminels, et présidente de la fédération des centres ressources pour intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS).

A ce qualificatif, la psychiatre en préfère d’autres. Moins évocateurs, moins littéraires, mais bien plus efficaces, dit-elle, pour prévenir ce type d’exactions. Pour L’Express, le Dr Anne-Hélène Moncany a accepté de résumer ce que sait la science de ce type de comportement. Avant de reprendre le fil de ses consultations, dans les centres de rétention où sont enfermés les prédateurs sexuels.

L’Express : Vous dites que le terme de « pervers » ne convient pas pour décrire la psyché de Joël Le Scouarnec. Pourquoi ?

Anne-Hélène Moncany : Dire de quelqu’un qu’il est « pervers » ne dit pas grand-chose de son fonctionnement mental, de sa personnalité. C’est un terme issu de la psychanalyse qui a progressivement été abandonné dans la littérature scientifique.

Il n’est pas utile ?

Je ne dirais pas exactement cela. Certains psychiatres se réfèrent à ce mot pour alimenter leurs réflexions, mais c’est surtout un marqueur, une étiquette qui permet de désigner facilement certains aspects, comme le fait de considérer l’autre seulement pour la jouissance que l’on peut en retirer, ou encore de faire fi de l’altérité.

Une fois qu’on a dit ça, tout reste à dire. Quelles sont les dynamiques à l’œuvre ? L’individu prend plaisir à la transgression, soit, mais pourquoi celle-ci, de quelle manière ? Avec quelle personnalité, quel en est l’objet ? Souffre-t-il de pathologies ? Le concept de « perversion » et ses dérivés, comme la « structure perverse » ou la « perversion narcissique » recouvrent de trop nombreuses réalités pour constituer un outil scientifique satisfaisant. Les professionnels risquent de ne pas désigner la même chose selon le référentiel qu’ils utilisent.

Quel diagnostic psychiatrique correspondrait au cas de Joël Le Scouarnec ?

Je me garderais de poser un diagnostic sur quelqu’un que je n’ai pas reçu en consultation. Mais les concepts qui semblent prévaloir dans ce cas précis sont ceux de trouble paraphilique, et plus spécifiquement de trouble pédophilique. Ces mots n’ont pas vraiment été retenus dans les médias, mais c’est bien ceux qui sont inscrits dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), le manuel de diagnostic des troubles mentaux. Ils y figurent depuis les années 1980, et reposent, eux, sur des critères diagnostiques précis.

En quoi est-ce différent de la « perversion » ?

Ce sont des diagnostics qui ne s’attachent qu’à des aspects précis de la personnalité de l’individu, des types d’attirance sexuelle et leurs conséquences. Ils ne disent rien du rapport aux normes, à l’autre, au plaisir, de la notion de bien ou de mal, de la capacité d’empathie, de réflexivité du patient…

De quoi s’agit-il exactement ?

La paraphilie désigne, selon le DSM VI, un intérêt sexuel et persistant pour des « activités anormales » ou des « cibles anormales », c’est-à-dire qui sortent de la norme. Le DSM en retient huit : l’exhibitionnisme, le fétichisme, le frotteurisme, le masochisme, le sadisme, le voyeurisme, le transvestisme, et la pédophilie. Toutes sont présentes chez Joël Le Scouarnec, sans exception.

Ces attirances ne relèvent pas systématiquement de cas « psychiatriques ». Il faut, pour cela, qu’elles soient persistantes et envahissantes et qu’elles soient associées à une souffrance ou à des répercussions sociétales. On parle alors de « troubles paraphiliques ». Joël Le Scouarnec coche toutes ces caractéristiques.

Comment ces troubles se forment-ils dans le cerveau ?

Les scientifiques peinent encore à l’expliquer, faute de données suffisantes. Les crimes sexuels sur mineurs sont encore trop souvent camouflés. Ils sont gardés secrets par les auteurs mais aussi par les victimes elles-mêmes, ainsi que par leur entourage. On voit d’ailleurs dans le procès Le Scouarnec que les systèmes institutionnels sont défaillants, que des alertes avaient été faites, mais ont été insuffisamment relayées ou entendues et n’ont pas permis de prévenir la réitération des actes. De fait, en pratique clinique, nous ne rencontrons quasiment que les criminels condamnés, ceux qui sont déjà passés à l’acte et qui se sont fait prendre. Ce n’est pas suffisant pour comprendre l’ensemble du phénomène.

Mais si c’est un trouble, il y a bien des « comorbidités », des facteurs associés, aggravants ?

Oui, quelques facteurs de risque semblent se dégager. Un tiers des auteurs de crimes sexuels déclarent avoir été victimes de violences sexuelles. C’est une proportion importante. Elle pourrait être sous-estimée. Par honte, ou par amnésie dans le cas de Joël Le Scouarnec, de nombreux auteurs pourraient passer ces faits sous silence. Qui plus est, cette statistique ne dit pas combien d’entre eux ont aussi été victimes de violences non sexuelles, comme des coups ou du harcèlement.

Les personnes atteintes de troubles paraphiliques présentent aussi fréquemment certains autres troubles mentaux, comme la toxicomanie ou la dépression, qui sont des facteurs aggravants au sens où ils augmentent le risque de passage à l’acte. Là encore, cela semble être le cas de Joël Le Scouarnec. Par ailleurs, ils pourraient aussi avoir une composante génétique, mais pour l’instant, elle n’a pas été démontrée.

Comment ces facteurs de risque nourrissent-ils le phénomène ?

De nombreux progrès restent à faire dans la compréhension des interactions entre ces différents éléments. Il semble qu’ils agissent au moins dans une forme de synergie. Une personne atteinte de troubles paraphiliques perturbée par de telles pensées peut être tentée de chercher du soulagement en consommant des produits stupéfiants. S’ensuit alors une perte d’estime de soi et une forte désinhibition, un cocktail explosif, qui renforce la paraphilie et facilite grandement le passage à l’acte.

Connaît-on la propension des troubles paraphiliques en population générale ?

Là encore, les données manquent. De manière générale, la recherche scientifique souffre énormément de l’omerta sur le sujet, en France plus qu’ailleurs. L’Allemagne et le Royaume-Uni disposent depuis des années d’un numéro vert. En plus de participer à réduire le nombre de victimes, ces dispositifs permettent de récolter des informations pour mieux accompagner les personnes atteintes qui peuvent ensuite servir à la recherche. Dans l’Hexagone, il a fallu attendre 2021 avant qu’une initiative similaire soit en service, le dispositif STOP, Service Téléphonique d’Orientation et de Prévention pour les personnes attirées sexuellement par les enfants (0806 23 10 63). Et elle ne fait l’objet que de très peu de communication depuis…

Selon vous, on ne fait pas suffisamment de recherches scientifiques sur ce type de trouble…

Oui, il est difficile d’obtenir des financements, de lancer des campagnes de communication, le sujet est extrêmement sensible. Mais depuis quelques années, et la libération de la parole des victimes, nous avançons tout de même un peu plus vite. Deux grands projets de recherche ont récemment été financés par les pouvoirs publics. Le premier doit permettre de recueillir des informations sur les personnes qui téléchargent et consomment des images pédopornographiques. Combien d’entre eux passent réellement à l’acte, combien développent des pathologies ou des addictions associées, à quel moment… Ce sont des éléments essentiels qu’il nous faudra déterminer, pour mettre en place la meilleure prévention possible.

Le second projet portera sur les « distorsions cognitives », ces petites manipulations de la vérité particulièrement importantes chez les personnes atteintes de troubles paraphiliques. Joël Le Scouarnec en faisait de nombreuses dans ses carnets, prétextant que certains enfants appelaient à une relation sexuelle. Sa femme aussi expliquait qu’une des victimes, sa nièce, prenait une sorte de plaisir à jouer avec les fantasmes de ce dernier. En ciblant ce type de pensées, il sera peut-être plus facile de prévenir le passage à l’acte.

Comment qualifier la relation à la pédophilie. Peut-on parler de drogue ? De pulsion ?

La pulsion est un terme psychanalytique, que la psychiatrie n’utilise plus non plus, pour les mêmes raisons. En revanche, la question de l’addiction est très pertinente. Ces liens sont très explorés par les scientifiques. Souvent, et sans que l’on sache encore précisément pourquoi, les personnes atteintes de troubles paraphiliques présentent des habitudes comparables aux addicts, ou aux personnes atteintes de troubles obsessionnels compulsifs.

Je connais des patients qui se sont mis à télécharger systématiquement tous les contenus pédopornographiques qu’ils pouvaient. Ils en rêvaient la nuit, et se levaient pour en obtenir, sans pouvoir se contrôler. A la fin, ils en avaient amassé plus qu’il n’est possible de voir en une vie. Joël Le Scouarnec, lui, collectait toutes sortes de fichiers informatiques, des films, des listes de monuments antiques, des opéras, en plus des photos d’enfants nus.

Y a-t-il des remèdes ?

Les psychiatres proposent en premier lieu une psychothérapie, selon le profil du patient. On peut imaginer une thérapie comportementale et cognitive, pour aider le patient à contrôler son impulsivité, ou à travailler sur son déni par exemple. Si ce n’est pas suffisant, on peut proposer des médicaments qui vont agir sur la libido, comme certains antidépresseurs ou certains traitements hormonaux anciennement appelés « castrateurs chimiques ». Ils ne sont jamais obligatoires.

De manière générale, les médecins généralistes et les psychiatres non spécialisés ne connaissent pas bien la marche à suivre, à cause du tabou sur le sujet, et ont une image négative de ces substances. Contrairement aux idées reçues, ces traitements sont pourtant bien tolérés par ceux qui acceptent de les prendre. J’ai de nombreux patients qui viennent me remercier, qui me disent qu’avec eux, ils peuvent enfin penser à autre chose qu’à leurs fantasmes.

Joël Le Scouarnec va-t-il être obligé de consulter ?

Il peut refuser son suivi, mais dans ce cas sa détention sera plus longue.

Tous les pédocriminels présentent-ils des troubles paraphiliques ?

Non, et c’est tout le problème. Une grande confusion règne. On s’imagine souvent les auteurs de violences sexuelles sur mineurs comme des monstres en marge, des malades mentaux agressant dans la rue des victimes inconnues. C’est loin d’être le cas. Les grands criminels, Joël Le Scouarnec, Marc Dutroux, renforcent ces imaginaires, mais ce sont des exceptions.

En réalité, les délinquants sexuels sur mineurs agissent surtout par opportunisme, dans un contexte précis, comme dans le cas d’une forte alcoolisation, par frustration sexuelle ou dans l’optique de dominer, de blesser leurs victimes. Ces actes sont tout aussi graves, mais les mécanismes psychiques sont différents, ils n’impliquent pas cette notion de fantasme persistant.

On dit que Joël Le Scouarnec voyait les autres comme des objets. Qu’il jouissait de leur souffrance. La psychiatrie a-t-elle des mots pour désigner ces comportements ?

Disons que là encore, ces éléments ne sont pas suffisamment spécifiques pour en faire des pathologies en eux-mêmes. Ils se retrouvent chez des personnes sans aucun trouble, comme chez des personnes qui n’ont pas de troubles sexuels. On a parfois tenté de décrire Joël Le Scouarnec comme un psychopathe, mais ce n’est pas un terme scientifique.

En revanche, certains troubles de la personnalité pourraient se rapprocher de ce type de description. On peut citer le trouble de la personnalité antisociale, qui désigne des personnes très centrées sur elles-mêmes, ou encore du trouble de la personnalité narcissique, souvent associé à un manque d’empathie, avec une tendance à utiliser autrui pour se valoriser.

Ce n’est pas le jargon qui a filtré des débats judiciaires…

C’est dommage ! Si le grand public ne connaît pas les termes scientifiques, comment peut-il espérer appréhender pleinement les différents phénomènes à l’œuvre ? Il faut être précis et rigoureux dans les descriptions cliniques, et essayer au maximum d’utiliser un langage commun, afin d’être le plus efficace possible en matière de prise en charge et de prévention, et ainsi éviter de nouvelles victimes. C’est une responsabilité collective.

Les définitions ne sont pas immuables, et celles fournies par la science fondée par les preuves ne sont pas exemptes de défauts. Mais s’en priver, c’est se désarmer face à ce type de crime. On ne prévient pas un violeur en série récidiviste de la même manière qu’une personne qui est passée à l’acte dans un cadre familial, comme c’est souvent le cas malheureusement.



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2025-06-14 14:00:00

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