A Donges (Loire-Atlantique) et Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), le prix à la pompe est moins cher qu’au milieu du Massif central ou qu’à Paris. Derrière ces écarts, une logique simple : plus une station-service est éloignée de la raffinerie, plus le coût du transport augmente. Donc in fine celui du carburant. Or, l’électricité aussi se transporte. Non pas via des camions-citernes, mais grâce à un réseau de lignes à hautes tensions aériennes ou souterraines.
Le parallèle entre les deux sources d’énergie s’arrête là. Car le consommateur installé dans une zone très productrice en électrons ne bénéficie pas vraiment d’une facture plus allégée. Avec l’essor des énergies renouvelables et la hausse des échanges d’électricité entre les pays, la Commission européenne aimerait parfaire le système actuellement en place sur le continent. Qu’il reflète davantage la réalité des prix pour chaque territoire, un meilleur équilibre entre offre et demande. L’idée, sur le papier, est séduisante. Mais comme toujours avec la transition énergétique, rien n’est aussi facile qu’il n’y paraît.
Revoir le découpage ?
Le marché européen de l’électricité est divisé en plusieurs zones de prix, qui épousent très souvent les frontières nationales. C’est le cas de la France, de l’Espagne, de la Pologne ou de la Grande-Bretagne (hors UE). Presque de l’Allemagne, à laquelle le Luxembourg est rattaché. « Hormis les pays nordiques et l’Italie où la configuration est différente, car fragmentée, il y avait historiquement une préférence pour une zone de référence couvrant un seul marché – national. Malgré quelques approximations, cela se recoupait plutôt bien à la physique des réseaux », explique Sylvain Cognet-Dauphin, directeur exécutif à S & P Global Commodity Insights. Or la montée en puissance de l’éolien et du solaire transforme cette géographie des marchés électriques. Les logiques économiques changent. Et Bruxelles, à travers son Agence pour la coopération des régulateurs de l’énergie (Acer), s’interroge : pourquoi ne pas revoir ce découpage ?
Le débat n’est pas nouveau, surtout chez les spécialistes de l’énergie. « Avoir davantage de zones correspond à une rationalité économique indéniable. Si on devait aujourd’hui repartir de zéro et créer un marché de l’électricité, on intégrerait forcément une part de signal prix lié à la localisation », pointe Andreas Rüdinger, chercheur associé à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Dans un rapport très attendu publié fin avril, le réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité (Entso-e) a exploré 14 alternatives possibles au système actuel. Selon ses conclusions, il ne serait pas intéressant de changer les configurations française, italienne et des pays nordiques. Il suggère en revanche de morceler l’Allemagne, idéalement en cinq zones. L’opération permettrait d’économiser, dans le meilleur des scénarios, plus de 330 millions d’euros annuels en évitant d’onéreuses congestions du réseau. Ces opérations dites d’ »équilibrage » lui ont coûté, l’an dernier, la rondelette somme de 2,78 milliards d’euros.
Des gagnants et des perdants
Le gouvernement allemand ne pouvait pas être surpris du résultat. Il devait même s’y attendre. Ce n’est pas la première fois que son cas est pointé du doigt, la faute à un déséquilibre qui ne cesse de grandir. Au nord : la production électrique abondante, notamment grâce aux parcs éoliens en mer, rencontre une consommation modérée. Au sud : la production limitée en raison des fermetures de centrales nucléaires et thermiques ne couvre plus les besoins d’industries énergivores. Résultat : les flux d’électricité d’une partie à l’autre du pays sont intenses. Parfois trop. Et construire de nouvelles lignes haute tension ne se fait pas du jour au lendemain.
En théorie, donc, le redécoupage des zones viendrait optimiser le système. « Il est admis que des prix locaux améliorent l’efficacité et réduisent les coûts pour les consommateurs », résume Karsten Neuhoff, chef du département de politiques climatiques à l’Institut allemand de recherche économique (DIW Berlin). A plus long terme, il pousserait les producteurs à repenser leur implantation dans les secteurs où la demande est forte, pour profiter de meilleurs revenus. En pratique, ce réajustement est au cœur d’un véritable bras-de-fer entre pro et anti. Un match nord-sud hautement politique. Le chancelier Friedrich Merz n’a pas voulu prendre de risque : le statu quo a été inscrit noir sur blanc dans son accord de coalition. Même les gestionnaires de réseau allemands, qui ont participé à la rédaction du rapport européen, se sont dédouanés de tout choix, écrivant que « les résultats ne sont pas appropriés pour décider de la division de la zone d’appel d’offres ».
« On est dans une de ces situations où, si on regarde à l’échelle européenne, il n’y aurait de prime abord que des gains. Car ces changements amélioreraient le système. Mais si on entre dans le détail, il y aurait forcément des gagnants et des perdants », note Andreas Rüdinger. Pour schématiser, les Danois et les habitants du nord de l’Allemagne verraient leur facture diminuer. Elle pourrait augmenter pour ceux du sud et aussi, par effet papillon, de l’Autriche à la Roumanie. D’où l’opposition frontale des Länder et des industriels du sud à ce projet, qui peuvent compter sur le soutien des producteurs éoliens. Dans un communiqué publié avec WindEurope, le lobby du secteur, ils expliquent qu’une telle modification créerait « une grande incertitude », « augmenterait le coût du capital pour les nouveaux projets », et pourrait « retarder voire faire échouer » certains d’entre eux. Elle pourrait surtout tirer encore à la baisse les prix de leur électricité verte.
« Les ménages paient cette inefficacité »
Si des entreprises s’y opposent, c’est qu’elles trouvent leur intérêt dans la poursuite du dispositif en place. « Je suppose qu’elles préfèrent maintenir le manque de transparence des appels d’offres actuels. Ou continuer à bénéficier de milliards de paiements de redispatching (ajustement du réseau électrique) lors des congestions plutôt que de permettre la réduction des frais pour les consommateurs », regrette Karsten Neuhoff, qui liste pourtant des exemples de changements réussis aux Etats-Unis. « On en revient toujours au même constat : chacun va analyser dans son coin ce que cela lui coûte ou lui rapporte », confirme le chercheur de l’Iddri. Un constat qui vaut par-delà les frontières. La Suède a récemment déclaré qu’elle ne soutiendrait pas la construction d’une nouvelle interconnexion sous-marine avec l’Allemagne… Sauf si Berlin réorganisait son marché de l’électricité, jugé « pas assez efficace ». Peut-être aussi pas assez rémunérateur pour les électrons verts que Stockholm y exporte.
Outre l’Allemagne, le débat sur une modification du marché fait également couler de l’encre en Grande-Bretagne. Le disruptif Greg Jackson, patron d’Octopus Energy, devenu en dix le premier fournisseur d’électricité de l’île, en est l’un des plus fervents défenseurs. « Dans un monde d’énergies renouvelables et de flexibilité, il faut optimiser ces actifs. Si vous utilisez un signal de prix national qui ne reflète pas les conditions locales, vous finissez par payer les batteries pour qu’elles se rechargent au mauvais moment, par exporter via les interconnexions au mauvais moment. Et les ménages paient pour toute cette inefficacité. La Grande-Bretagne et l’Allemagne ont désespérément besoin d’une évolution », plaide-t-il auprès de L’Express. Les partisans de la continuité brandissent, eux, l’incertitude de ces nouveaux marchés, les risques réglementaires et leurs effets possiblement négatifs sur les investissements. Au point de freiner certains objectifs de la transition ?
« C’est aux gouvernements de trancher en décidant ce qu’ils veulent prioriser, relève Sylvain Cognet-Dauphin. Préfèrent-ils un système parfait d’un point de vue économique mais qui peut créer des frictions, ou un autre qui l’est sûrement moins mais qui satisfait beaucoup plus de monde et que l’on peut toujours faire évoluer plus tard ? Si la vraie urgence est de décarboner, n’ont-ils pas intérêt à revoir les autres éléments qui dysfonctionnent dans la politique énergétique anglaise, française ou allemande, plutôt que s’obstiner sur le marché de l’électricité » ? Les pays de l’UE ont jusqu’à fin octobre pour suivre ou non les révisions proposées par l’Entso-e. Et six mois supplémentaires pour valider leur choix. Mais le sujet est si sensible qu’il pourrait encore traîner plusieurs années, à l’image du fameux rapport des gestionnaires de réseau. « Il leur a été demandé, en 2019, de présenter une proposition dans les 18 mois, rappelle Karsten Neuhoff. Pourquoi leur a-t-il fallu six ans pour tenter de répondre à cette question prioritaire ? »
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Author : Baptiste Langlois
Publish date : 2025-06-15 15:00:00
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