L’Express

Informatique quantique, faut-il vraiment s’emballer ? Entre vraies promesses et vernis marketing

Informatique quantique, faut-il vraiment s’emballer ? Entre vraies promesses et vernis marketing

Tout ce qui brille n’est pas quantique. Les revues scientifiques l’ont appris à leurs dépens. En 2021, Nature a ainsi dû rétracter une publication remarquée de chercheurs affiliés à Microsoft œuvrant à créer un ordinateur quantique. Ces derniers affirmaient avoir trouvé des preuves de l’existence des particules de Majorana. Un des Graal activement recherché par le secteur. L’équipe avait, hélas, trié à l’excès les données fournies pour étayer ses travaux. La revue Science n’a pas été épargnée par les exagérations du monde quantique : en 2022, elle a dû invalider la publication d’une autre équipe du secteur.

L’informatique quantique est une technologie prometteuse, dans laquelle il vaut la peine d’investir. Mais, à tant surfer sur la fascination et la méconnaissance du public, ce secteur pousse souvent le bouchon trop loin en matière de marketing. La présentation de la puce Willow de Google, en décembre, en est un bon exemple. La firme expose alors des avancées très concrètes dans le domaine. Dans son communiqué de presse, elle digresse cependant sur l’idée que ses résultats donneraient « de la crédibilité […] à l’idée que nous vivons dans un multivers ». Cette théorie prétend que notre univers se superpose à d’autres similaires, et de manière infinie. Elle prend racine très tôt dans l’antiquité et s’étoffe dans les années 50 au moment de la présentation de la « théorie des mondes multiples » par Hugh Everett. Avant qu’un certain David Deutsch ne la rende populaire dans le livre The Fabric of Reality, publié en 1997. Si elle n’est pas ridicule en soi, elle rencontre aujourd’hui davantage de succès à Hollywood (Everything Everywhere All at Once, Spider-Man, Doctor Strange…) que dans le monde de la recherche. « La notion ne figurait d’ailleurs pas dans le papier de pré-publication dévoilé quelques mois plus tôt, que seuls les scientifiques du milieu ont probablement lu », pointe Olivier Ezratty, consultant et auteur spécialisé dans cette technologie. « On peut parler d’un emballage marketing pour le grand public. Ce qui est un peu l’art de la guerre, pour faire parler de soi. »

Appel à des concepts controversés, vulgarisation simpliste, surintéprétation… L’industrie de l’informatique quantique souffre d’un problème de communication racoleuse. Le 16 avril, dans la revue Nature, la chercheuse canadienne Joan Arrow, à l’origine d’un projet sur l’éthique dans le quantique, dénonçait une « culture de l’exagération ». Auprès de L’Express, Sankar Das Sarma, physicien américain à l’Université du Maryland et vétéran du secteur, évoque quant à lui un « battage médiatique évident ».

De belles promesses

Il s’explique d’abord pour de bonnes raisons : les attentes considérables autour de la technologie, qui transformerait l’informatique telle qu’on la connaît. Très grossièrement, le bit – l’unité d’information utilisée aujourd’hui – repose sur des éléments binaires, des 0 ou des 1. Dans l’informatique quantique, le qubit, peut être des 0, des 1, ou les deux à la fois, simultanément. Ce phénomène de « superposition » démultiplie le potentiel de calcul des machines. Les algorithmes déjà prêts pour les utiliser sont légion. Certains pourraient avoir des débouchés dans la chimie et la découverte de médicaments ou de nouveaux matériaux, l’optimisation logistique ou bien la gestion du risque financier.

Cette belle prophétie ouvre ainsi la porte aux raccourcis — ou à des stratégies de communication aguicheuses. Ici, un email proposant une interview d’un « philosophe quantique » capable de disserter sur « les GAFAM du futur ». D’autres sollicitations misent sur le décorum pour séduire les journalistes, à l’image de la visite d’une « salle blanche » (un laboratoire de semi-conducteurs) parisien situé… sous la place fétiche d’Emily de la série Netflix mondialement connue, Emily in Paris. Glamour, mais parfaitement anecdotique. Des entreprises jouent enfin sur la perspective d’un « Q-Day », où le quantique briserait la méthode de chiffrement qui protège actuellement le web grâce à l’algorithme de Shor. Un catastrophisme étudié afin de se poser en sauveur et de vendre ses antidotes.

Mais pour que toutes ces prophéties se réalisent, l’informatique quantique nécessite en réalité des machines très sophistiquées, avec plusieurs millions de qubits stables, sans erreurs, qui n’existent pas encore. Et qui ne verront peut-être pas le jour avant très longtemps. Hors des laboratoires de recherche publics, les premières machines commerciales sont avant tout des prototypes. Il y en aurait 70 dans le monde, selon le fonds d’investissement Quantonation. Il existe enfin très peu d’outils aux mains des développeurs afin de créer des logiciels performants pour les exploiter.

Il n’est pourtant pas rare de croiser régulièrement, dans l’actualité et les communiqués de presse des industriels, les termes « d’avantage » voire de « suprématie quantique », désignant sa supériorité dans certains cas d’usages ou en globalité par rapport à l’informatique traditionnelle. Or, « l’informatique quantique n’apporte aujourd’hui aucun avantage tangible par rapport à l’informatique classique dans des applications commerciales ou scientifiques », écrivait noir sur blanc le cabinet BCG lors de son rapport annuel sur le quantique à l’été 2024. La technologie, à l’heure actuelle, recouvre une galaxie de principes physiques, de matériaux et d’architectures en compétition : photons, ions piégés, atomes neutres, circuits supraconducteurs… Et à l’image des débuts de l’aviation ou de l’informatique classique, aucune approche ne domine vraiment sur une autre, chacune ayant ses avantages et ses inconvénients en termes de performance, de mise à l’échelle ou de consommation énergétique.

Difficile, dans ce contexte, de trouver un référentiel commun pour comparer ces approches : parfois mis en avant dans la communication des entreprises, le nombre de qubits est un indicateur trompeur. Tous ne se valent pas : leur fidélité, leur connectivité, leur taux d’erreur, leur degré de correction sont des paramètres essentiels, pas toujours publiés ni compris. A cette opacité technique s’ajoutent d’autres difficultés. L’informatique quantique manipule par exemple des concepts contre-intuitifs : un calcul ne donne pas toujours le même résultat, car l’issue est probabiliste. Pour obtenir une moyenne fiable, il faut répéter l’opération des milliers de fois. Une absurdité pour le non-initié, comme le résume Olivier Ezratty avec humour : « C’est du Raymond Devos, roi de l’absurde, adopté au domaine scientifique : un calcul mathématique avec un résultat aléatoire. »

Séduction des investisseurs… et des Etats

Il faut, au milieu de ce maelström, quand même entretenir la flamme. La cible de ce jeu de séduction demeure au premier chef les investisseurs. Car le quantique est une technologie coûteuse, nécessitant d’énormes investissements dans le domaine des semi-conducteurs. Les entreprises du secteur ont régulièrement besoin de se renflouer. En France et en Europe, on mise notamment sur des levées de fonds, qui comme dans l’IA dépassent pour certaines la centaine de millions d’euros, à l’image de Pasqal. Aux Etats-Unis, on s’active plutôt en Bourse. Plusieurs jeunes entreprises spécialisées dans le quantique sont cotées, avec des capitalisations supérieures au milliard de dollars. Et ce, malgré des chiffres d’affaires faibles en comparaison. IonQ, par exemple, qui se compare volontiers à « Nvidia », le leader actuel du calcul informatique, pèse actuellement 8 milliards de dollars en Bourse, pour un revenu de… 43,1 millions en 2024.

Un rien peut bouleverser cet équilibre. En mars, le patron de Nvidia a estimé que l’utilité du quantique ne se verrait pas vraiment avant une vingtaine d’années. Une petite phrase qui a entraîné la perte de millions de dollars chez IonQ, mais aussi Rigetti ou encore D-Wave, sur les marchés. « Certaines sociétés cotées en Bourse ont vu leur valorisation exploser sur des promesses floues », confirme Olivier Tonneau, dirigeant du fonds spécialisé Quantonation. Mais la faute n’est pas toujours du côté des fabricants de machine. Des investisseurs sont aussi prêts à prendre des paris les yeux fermés sur la base de communiqués lunaires ». La société américaine Quantum Computing Inc a, elle, vu son action tripler après une annonce… dans laquelle elle précisait ne pas fabriquer d’ordinateurs quantiques. « C’est lunaire », souffle Olivier Tonneau.

Une autre manne financière existe : celle distribuée par les Etats eux-mêmes. La France a déjà investi l’équivalent de 2 milliards de dollars dans le quantique, les Etats-Unis plus du double. La palme revient à la Chine, avec près de 15 milliards de dollars engloutis. Tous ces investissements progressent lentement mais sûrement. Là encore, à condition, de conserver un intérêt stratégique à leurs yeux. Le risque d’un long « hiver » existe. L’intelligence artificielle avait souffert de ce phénomène dans les années 1970 et 1990 : les promesses initiales tardant à se concrétiser, les financements publics et privés se sont taris dans les pays anglo-saxons leaders. La recherche avait alors été provisoirement reléguée au second plan.

Ce danger existe pour l’industrie quantique, toujours à l’état expérimental. « Le défi d’ingénierie que représente le développement d’un véritable ordinateur quantique capable de résoudre des problèmes concrets se révèle d’une complexité vertigineuse, et l’euphorie commerciale actuelle repose entièrement sur du wishful thinking [NDLR : de la pensée magique] », assène Sankar Das Sarma.

De là à dire que le financement public pousse certaines start-up à exagérer leur degré de maturité ? La concurrence pour décrocher des contrats clés est déjà féroce. A titre d’exemple, le programme militaire Proqcima, en France, ne sélectionnera que deux types d’ordinateurs quantiques d’ici 2032.

Le milieu du quantique garde malgré tout confiance. L’intérêt global pour la technologie devrait perdurer malgré le temps qui passe, et l’exaspération parfois liée aux exagérations et aux surinterprétations. « Les technologies duales, à la fois civiles et militaires, bénéficient d’un soutien plus résilient. La fusion nucléaire, les capteurs quantiques, la cybersécurité : tous ces domaines sont vus comme critiques. Cela limite le risque d’un hiver brutal », assure Olivier Tonneau, de Quantonation.

« Avec le boom de l’IA, les différents gouvernements ainsi que le monde économique et de l’allocation des capitaux ont compris le caractère fondamental que prend la capacité de calcul pour l’économie contemporaine. Cette capacité de calcul est en train de prendre une place comparable à l’énergie au XXe siècle. Elle doit être abondante pour permettre à une géographie de rester compétitive », analyse quant à lui le fondateur de la start-up Alice & Bob, Théau Perronin.

« La physique et l’ingénierie ne coïncident pas toujours »

Combien d’années avant que le quantique n’entre pleinement dans cette stratégie ? Les points de vue divergent, au sein même du milieu. « Chaque acteur, chaque start-up doit avoir sa tactique pour affronter cela », estime Niccolo Somaschi, à la tête de la start-up tricolore Quandela. Le quantique doit être patient : il ne bénéficiera pas d’une percée grand public spectaculaire, d’un « moment ChatGPT » comme l’a connu l’IA, à court comme à long terme, balayent la plupart des connaisseurs. Cette technologie se destine en priorité à des usages industriels ou scientifiques sophistiqués, au développement lent, et bien souvent, il faut l’admettre, dans l’ombre. Et pendant ce temps, le calcul informatique traditionnel continue de progresser, notamment dans le domaine très en vue de l’IA et du machine learning, qu’a priori, le quantique ne révolutionnera pas. Ce qui explique sans doute la petite pique de Jensen Huang, dont il s’est vite excusé (il a même abaissé ses prévisions). On ne sait jamais de quoi demain est fait.

D’autres estiment que le secteur va, au contraire, vite monter en puissance et faire taire plus vite qu’on ne le pense les derniers doutes. « On peut avoir son opinion sur les échelles de temps. Cela fait partie du jeu. Mais aujourd’hui, il est très difficile de douter de la faisabilité de la machine. Ce qui n’était pas le cas il y a dix ou quinze ans. Les feuilles de route se sont significativement raffermies. Tous les acteurs sérieux ont un horizon autour de 2030 », développe Théau Perronin.

Sankar Das Sarma, lui, pense qu’il reste une inconnue dans l’équation. « Ce que la science permet et ce que l’ingénierie permet de concrétiser ne coïncide pas toujours ! Le vol humain ne s’est concrétisé qu’au XXe siècle, alors que les lois de Newton étaient connues depuis les années 1600. La physique permet à des objets de voyager à 90 % de la vitesse de la lumière, mais nous n’avons aucune idée de la manière de le faire, car il n’existe pas de carburant capable de propulser une fusée à une telle vitesse. La fusion nucléaire est assurément autorisée par la physique – c’est d’ailleurs ainsi que le Soleil et toutes les étoiles produisent leur énergie – mais une fusion contrôlée à l’échelle industrielle ne s’est toujours pas concrétisée, car les défis techniques se sont avérés jusqu’à présent insurmontables, malgré 50 années d’efforts. »

Qui croire ? « L’avenir quantique commence maintenant », a-t-on encore reçu par courriel quelques jours avant la publication de cet article, de la part d’un grand cabinet de conseil. Maintenant, plus tard — ou jamais. Les états se superposent. Et c’est peut-être la situation la plus quantique qui soit.



Source link : https://www.lexpress.fr/economie/high-tech/informatique-quantique-faut-il-vraiment-semballer-entre-vraies-promesses-et-vernis-marketing-KSH6QJE2NJB35NOLJDBHHNI7JA/

Author : Maxime Recoquillé

Publish date : 2025-06-18 10:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express