Donald Trump s’apprêterait-il à faire son « coming-out » interventionniste sur le plan international ? La question est sur toutes les lèvres depuis que le président des Etats-Unis a laissé planer la menace, ce 17 juin, d’une intervention américaine en Iran. « Je vais peut-être le faire, peut-être pas », a-t-il encore répété ce mercredi 18 juin. Si le personnage est coutumier des volte-face, un tel engagement des troupes américaines au Moyen-Orient marquerait un tournant inédit dans l’histoire du trumpisme.
C’est ce qu’explique à L’Express l’historienne Maya Kandel, qui vient de publier Une première histoire du trumpisme (Gallimard, 2025). Celle-ci rappelle que Donald Trump « a gagné, dès 2016, sur l’opposition aux guerres de Bush et sur l’idée qu’il ne fallait plus envoyer des soldats américains mourir au Moyen-Orient pour les intérêts d’autres pays ».
Selon cette spécialiste de la politique étrangère américaine, il y a fort à parier que Trump « reste extrêmement réticent à impliquer directement les États-Unis militairement ». Quoi qu’il en soit, pour ce « président élu contre l’establishment néoconservateur du Parti républicain favorable à une politique étrangère interventionniste », les prochains jours risquent d’être un « véritable test de pureté pour « Maga », dont une partie de la base pourrait ne pas se remettre ».
L’Express : Donald Trump n’écarte plus l’éventualité d’une intervention militaire américaine en Iran. Est-ce un revirement, alors que le rejet de l’interventionnisme est l’un des fondements du trumpisme ?
Maya Kandel : Cela montre surtout que Trump n’est pas un idéologue, et qu’il n’y a pas de « doctrine Trump » en politique étrangère. En revanche, il y a une fissure importante au cœur de la base « Maga » (NDLR : Make America Great Again) quant à l’éventualité d’une intervention directe des États-Unis aux côtés d’Israël dans la guerre avec l’Iran.
Trump a gagné, dès 2016, sur l’opposition aux guerres de Bush et sur l’idée qu’il ne fallait plus envoyer des soldats américains mourir au Moyen-Orient pour les intérêts d’autres pays. Dans sa campagne en 2024, il s’est présenté comme le « candidat de la paix », le seul capable d’éviter « la troisième guerre mondiale ».
Mais parce que la guerre actuelle oppose l’Iran à Israël, elle ravive une fissure au cœur de la base Maga. Le camp « isolationniste », qui s’exprime notamment par la voix de Steve Bannon, de figures médiatiques comme Tucker Carlson ou d’élus tels que Marjorie Taylor Greene, soutient Israël mais verrait dans une intervention américaine directe un véritable reniement du trumpisme. Toutefois, la base trumpiste est aussi composée d’évangéliques, dont beaucoup sont des sionistes chrétiens viscéralement attachés à la défense d’Israël, et tout aussi hostiles au programme nucléaire d’un pays qui a maintes fois exprimé sa volonté de détruire l’État hébreu. Ils sont appuyés, eux aussi, par des élus interventionnistes et des membres de l’administration tel que Marco Rubio.
C’est un véritable test de pureté pour MAGA, dont une partie de la base ne se remettrait pas s’il devait impliquer les États-Unis directement.
Jusqu’à présent, Trump était réticent à la guerre israélienne – il s’y opposait encore mi-avril lors d’un échange avec Netanyahou, avant d’applaudir face aux succès israéliens dès le premier jour. Mais il applaudit parce qu’il voit là un facteur susceptible de pousser l’Iran à la négociation. Il semble pour l’instant souffler le chaud et le froid et espérer encore un « deal », tout en s’appropriant le succès israélien dans ses dernières déclarations. L’incertitude est extrême sur ce qu’il va décider dans les prochains jours.
Son absence de principes et de doctrine rend impossible toute tentative de le classer dans l’une des deux grandes familles de politique étrangère : les interventionnistes et les isolationnistes. Mais pour un président élu contre l’establishment néo-conservateur (NDLR : courant de la droite américaine apparu à la fin du XXe siècle qui considère que la puissance américaine doit intervenir sur la scène internationale pour défendre ses intérêts stratégiques et promouvoir la démocratie libérale) et l’interventionnisme extérieur, c’est un véritable test de pureté pour Maga, dont une partie de la base ne se remettrait pas s’il devait impliquer les États-Unis directement.
Mon sentiment, c’est que Trump reste extrêmement réticent à impliquer directement les États-Unis militairement, avec des soldats américains. Sa rhétorique est avant tout une manière d’utiliser les succès israéliens de ces derniers jours comme levier pour pousser l’Iran à la négociation.
Si Trump n’est pas un idéologue, vous soulignez dans votre livre que le rejet de l’interventionnisme est l’un des rares fils rouges de son discours politique depuis quarante ans…
Trump n’est pas un idéologue au sens classique du terme, et c’est encore moins un intellectuel. Mais cela ne veut effectivement pas dire qu’il n’a aucune cohérence. Dans mon livre, j’explique qu’il pense à la politique depuis longtemps, et à chaque fois qu’il a envisagé se présenter à une primaire, il a soit écrit un livre, soit écrit un texte.
Un des premiers textes est sa lettre ouverte de 1987, où l’on trouve déjà deux constantes de sa pensée. La première, c’est l’obsession du déficit commercial, avec une vision très comptable, qui reflète son expérience de businessman. La seconde, c’est un ressentiment tenace à l’égard des alliés des États-Unis qui, selon lui, abusent de la générosité américaine.
Ce soupçon envers des alliances jugées coûteuses et inefficaces est récurrent chez Trump. Dans la lettre de 1987, il n’évoque pas les Européens, mais le Japon, car à l’époque, les États-Unis redoutaient d’être dépassés économiquement. En 2000, lors de sa première campagne présidentielle (NDLR : finalement avortée), il critiquait ouvertement l’Otan, qu’il qualifiait de gâchis d’argent monumental, affirmant qu’il y avait de grandes économies à faire… Ces deux idées sont vraiment la colonne vertébrale du discours de Trump, depuis quarante ans.
Cela étant dit, sa pensée reste extrêmement malléable. Trump est un personnage impulsif, très sensible à un entourage qui peut évoluer très vite… Il a choisi J.D. Vance comme colistier, alors même que celui-ci l’avait vivement critiqué en 2016, allant jusqu’à s’interroger sur le risque qu’il devienne le « Hitler américain »… Marco Rubio, qui fut son rival lors des primaires de 2016, a aussi fini par se rallier à sa ligne.
Une autre « constance » du trumpisme, écrivez-vous, c’est le rapport tout à fait particulier qu’il entretient avec le réel…
Tout à fait. En politique comme en affaires, il a une capacité fascinante à mentir, à créer de toutes pièces des récits alternatifs. Trump est capable d’énoncer une chose un jour, soutenir l’exact contraire le lendemain, tout en assurant n’avoir jamais tenu ses premiers propos, même quand c’est filmé. Grâce à ce talent, il a bâti, tout au long de sa vie, la légende selon laquelle il serait un self-made-man, un « businessman » brillant. Dans les années 1980, Donald Trump appelait d’ailleurs anonymement les tabloïds new-yorkais pour propager des rumeurs flatteuses sur lui.
Mais quand on regarde de plus près son parcours, on se rend compte qu’il n’a évidemment rien d’un self-made-man. Au contraire, Trump est issu d’une dynastie familiale de l’immobilier : il a hérité de plusieurs millions de dollars et de l’organisation Trump par son père, qui avait lui-même hérité de terrains de son propre père.
En réalité, le parcours de Donald Trump est jalonné de faillites, de soupçons de financements frauduleux, dans les casinos ou l’immobilier, parfois liés à des milieux mafieux… Et malgré tout cela, ce vernis de businessman prospère continue à séduire toute une frange de l’électorat américain.
Au point d’accéder, à deux reprises, à la tête de la première puissance mondiale…
Oui, dans mon livre, j’explique que Donald Trump est un « troll » à la Maison-Blanche parce qu’avec lui, la politique est un spectacle, un mélange de mise en scène, de provocation et de stratégie médiatique. L’échange de tweets assassins avec Elon Musk est la dernière illustration de cela, mais c’est loin d’être un cas isolé.
Récemment, l’administration Trump a financé, à hauteur de 500 000 dollars, des vidéos YouTube mettant en scène les expulsions d’immigrés. Ce sont des contenus scénarisés, destinés à massivement circuler sur les réseaux sociaux, à être « scrollés ». Le problème, c’est que derrière le « show », où la politique devient une sorte de téléréalité permanente, il y a des effets concrets. Ce mélange de mise en scène et de réalité rend le trumpisme très puissant, mais les conséquences dans le monde réel peuvent être vertigineuses. La force du trumpisme, c’est de transformer la politique en narration continue, avec ses héros, ses ennemis, ses retournements… Sauf que le récit finit par écraser la réalité elle-même.
Le cas des manifestations à Los Angeles est emblématique : les trumpistes ont réussi à transformer quelques manifestations ponctuelles en une confrontation pour justifier le déploiement de la Garde nationale et même des Marines contre l’avis du gouverneur. Ce qui peut sembler n’être qu’un nouveau « buzz » de Trump, un simple moment viral sur les réseaux sociaux, a en réalité des implications institutionnelles profondes sur l’équilibre civilo-militaire aux États-Unis.
Vous expliquez également que le succès du trumpisme est en partie le résultat des guerres culturelles. Pourquoi ?
Absolument. Certains font remonter le début des guerres culturelles aux années 1960, mais c’est dans les années 1990 qu’elles prennent la forme qu’on connaît aujourd’hui. C’est au moment de la campagne de Newt Gingrich, en 1994, que la polarisation devient une véritable tactique politique chez les républicains. Les résultats sont indiscutables : grâce à cette stratégie, ils ont repris le Congrès, ce qui n’était pas arrivé depuis 1954. C’est un moment charnière dans l’histoire de la droite américaine.
Le succès du trumpisme doit beaucoup à certains personnages qui ont mené de front cette guerre culturelle par la suite, que ce soit Steve Bannon ou le défunt Andrew Breitbart, lequel avait coutume de dire que « la politique découle de la culture ». Bannon est un idéologue nationaliste, ancien démocrate déçu. Il a été particulièrement marqué par les attentats du 11 septembre. C’est dans ces années qu’il s’est pleinement engagé dans la guerre culturelle, notamment en 2004 avec un documentaire à la gloire de Ronald Reagan, présenté comme un défenseur de la civilisation contre « l’empire du mal », comprendre l’URSS. Il a ensuite rencontré l’entrepreneur et journaliste Andrew Breitbart, avec qui il a relancé, au début des années 2010, le site Breitbart News, pour lui donner une tonalité populiste et en faire la plateforme de l’alt-right (NDLR : la droite alternative américaine). Dès 2015, le site soutient la candidature de Donald Trump.
Ces personnages ont voulu faire des guerres culturelles la nouvelle lutte des classes, ce que Trump a compris et exploité avec brio.
Depuis 2016, et pour la première fois de son histoire, cette aile populiste et radicale du Parti républicain, incarnée par le trumpisme, est au pouvoir et semble même totalement dominer la droite américaine. Est-ce une simple parenthèse ?
Je ne pense pas. J’ai un ami, un de ces républicains « Never Trump », qui déjà, à l’époque du Tea Party, me disait « we always had our crazies » (on a toujours eu nos dingues dans le parti). La différence, c’est qu’avec Donald Trump, ces « dingues » ont pris le pouvoir. Trump a joué un rôle fondamental en pulvérisant la fenêtre d’Overton. Certes, il s’inscrit dans une dynamique amorcée par Sarah Palin et le mouvement du Tea Party, en 2008, de libération d’une parole plus radicale au sein du camp républicain. Mais Donald Trump a cristallisé et amplifié tout cela, et il a considérablement élargi le spectre de ce qui est dicible dans l’espace public.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/maya-kandel-si-donald-trump-decide-dintervenir-en-iran-une-partie-de-sa-base-ne-sen-remettra-pas-K3MBKUDNKZHS5EEMYIZ3IU7IBE/
Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-06-18 15:00:00
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