C’est Morris Chang lui-même qui le dit : « Aujourd’hui, il n’y a pas de substitut viable aux semi-conducteurs ». Le Taïwanais de 93 ans, tiré à quatre épingles, costume noir et cravate rouge, enfoncé dans un large fauteuil, prodigue ses conseils pour réussir dans la vie – et le secteur des nouvelles technologies – depuis Hsinchu, la capitale de la Silicon Valley taïwanaise. Le vieil homme ne se trouve pas devant nous en chair et en os, mais sur un immense écran installé au cœur du musée de l’innovation de TSMC, le leader mondial de la fabrication de puces. Son avatar virtuel répond gracieusement aux questions que les visiteurs peuvent sélectionner parmi une longue liste. Lorsque nous lui demandons si les semi-conducteurs sont toujours une industrie d’avenir, il nous répond avec aplomb que sans eux, « le monde serait complètement différent », et que « le taux de croissance de l’industrie va continuer à dépasser celui de Taïwan, et celui du monde entier ».
Le fondateur de TSMC est bien plus qu’un entrepreneur. Dans le musée, un tiers de l’espace lui est dédié. C’est une figure paternelle pour toute la population. Presque un dieu vivant. Il faut dire que le Dr Chang est à l’origine de toute l’industrie taïwanaise des semi-conducteurs, qui fait la richesse et la puissance de l’île depuis les années 1980. Et place aujourd’hui Taïwan au cœur des frictions géopolitiques mondiales.
Les puces, qui permettent aux composants électroniques de fonctionner, sont le pilier sur lequel reposent les innovations modernes et les produits high-tech. Aujourd’hui, elles sont présentes absolument partout, comme le rappelle un mur entier du musée de TSMC. Une machine à café, exposée dans une alcôve, abrite trois semi-conducteurs, explique un petit panneau. Un lecteur glycémique, placé à côté de la cafetière, en comptabilise quatre. Une webcam a besoin de cinq puces, une manette de jeu vidéo 39, un smartphone près d’une cinquantaine.
Le « Silicon Shield » menacé
Les semi-conducteurs sont également présents en grande quantité dans les voitures, les ordinateurs, les avions, les data centers, les centrales nucléaires… Tous les appareils électroniques reposent aujourd’hui sur ces microscopiques circuits. Ce sont également eux qui ont fait la fortune de Taïwan. La production de ces pièces essentielles est d’une folle complexité. A tel point qu’une seule entreprise au monde maîtrise aujourd’hui la fabrication des puces les plus fines et les plus puissantes : TSMC. La Taïwan Semiconductor Manufacturing Company, fondée par Morris Chang en 1987, vend à une myriade de clients les circuits dessinés en interne. Les puces d’Apple sortent des fonderies de Hsinchu, dans le nord de Taïwan, tout comme celles de Qualcomm, d’AMD, de Nvidia ou encore de Sony. Les deux tiers des puces de 3 et 5 nanomètres, parmi les plus avancées du monde, proviennent de TSMC, selon les chiffres du ministère taïwanais des Affaires économiques.
L’importance de ce territoire dans les semi-conducteurs ne se réduit pas à TSMC, même si l’entreprise est le fer de lance de l’industrie, rappelle Lien-Ting Lin, analyste au sein du bureau de développement du ministère des Affaires économiques de l’île : « Taïwan accapare 77 % des parts de marché mondiales des fonderies, 20 % du design des puces, et 50 % du packaging ». L’île héberge d’autres géants des semi-conducteurs, comme le fondeur UMC, MediaTek, dans le design, ou encore ASE, dans le packaging.
Au total, les puces taïwanaises se retrouvent dans 77 % des ordinateurs « ultraportables », 55 % des ordinateurs de bureau, 83 % des serveurs, et 60 % des routeurs Wi-Fi de la planète, selon les chiffres du ministère. Quant aux puces servant à entraîner les intelligences artificielles, elles proviennent à 100 % des fonderies locales. Cette industrie florissante constitue une manne financière sans équivalent pour Taïwan. A elle seule, TSMC représentait 7,3 % du PIB taïwanais en 2023 et 13,4 % des exportations du pays. Des chiffres qui donnent le tournis, et qui expliquent la longue file de visiteurs venus chercher la sagesse de Morris Chang par écran interposé.
Cette industrie est aussi le meilleur bouclier de Taïwan. Grâce à elle, veulent croire ses habitants, l’île est devenue trop indispensable au commerce mondial pour être attaquée. Le « Silicon Shield », comme on le surnomme, en référence au silicium nécessaire pour fabriquer les semi-conducteurs, protège depuis des années ce petit Etat, à peine plus vaste que les Hauts-de-France, dont le statut est âprement contesté.
Taïwan est indépendant de facto depuis 1949, année où les communistes de Mao Zedong prennent le pouvoir en Chine après des années de guerre civile, et où le général nationaliste Tchang Kaï-chek trouve refuge sur l’île. Considérée comme une province sécessionniste par Pékin, reconnue seulement par une douzaine de pays, absente des instances de l’ONU, l’île fait face depuis plusieurs années à une pression accrue de son gigantesque voisin. Dès 2019, Xi Jinping déclare que l’indépendance de Taïwan est « une entorse à l’histoire », et qu’il n’exclut pas d’avoir recours à la force pour parvenir à la réunification. Depuis, l’armée chinoise multiplie les exercices maritimes dans le détroit de Taïwan, et les avions de Pékin franchissent plusieurs fois par semaine la ligne médiane avec Taipei.
Jusqu’ici, l’importance géostratégique de Taïwan et de ses usines lui garantissait une relative sécurité. Mais plusieurs éléments pourraient venir fendiller le Silicon Shield. A commencer par les promesses d’investissements faramineux de TSMC aux Etats-Unis – on parle de 100 milliards de dollars – et la construction de plusieurs autres usines en Arizona. « Ces annonces ont beaucoup inquiété les Taïwanais », explique, depuis son bureau décoré d’estampes, François Wu, vice-ministre des Affaires étrangères et ancien représentant de Taipei en France. « Ils craignent un transfert technologique et un affaiblissement de notre position. Mais les Etats-Unis n’ont pas les dernières générations de puces », tient-il à rassurer. Celles déjà produites en Arizona sont en 4 nanomètres, tandis que les dernières générations sont en 2 nanomètres.
Invasion chinoise ou blocus de l’île
Cet afflux de capitaux constitue tout de même un signal fort : le quasi-monopole de Taïwan sur les semi-conducteurs inquiète, et beaucoup de pays, Etats-Unis en tête, veulent rapatrier la production sur leur territoire. « Comme nous avons très peu d’ambassades, nous sommes obligés de faire de la diplomatie par les puces, concède François Wu. Nous sommes conscients que nous devons donner un peu aux Américains, pour ne pas tout perdre ». D’après le ministre, le « vrai péril, c’est le risque d’une invasion chinoise ».
La Chine devient en effet moins sensible à l’argument du Silicon Shield. Depuis l’embargo américain décrété en 2019, qui l’empêche d’avoir accès aux puces de dernière génération, le pays a réalisé des bonds impressionnants dans le secteur. Les entreprises chinoises ont assis leur domination sur la production de puces traditionnelles — les plus communes — et dessinent des modèles d’une sophistication qui va crescendo. SMIC, le principal rival chinois de TSMC, parvient désormais à manufacturer des puces à 7 nanomètres, alors qu’il plafonnait à 28 en 2018. De l’autre côté du globe, la politique America First de Donald Trump et la suspension de l’aide militaire à l’Ukraine ont inquiété les Taïwanais. L’Oncle Sam assurera-t-il toujours leurs arrières ? Washington, en tout cas, ne mésestime pas le danger. En mai, le ministre de la Défense américain Pete Hegseth a assuré que la menace posée par la Chine dans l’Indo-Pacifique était « imminente », pointant que Pékin « s’entraîn (ait) tous les jours en vue d’une invasion ».
« La Chine a trop à perdre. Attaquer Taïwan coûterait très, très cher. Une guerre ici serait une folie pure », tempère François Wu. Shan-shun Kung, le spécialiste de la politique du Parti communiste chinois au sein de l’Institut national de défense et de sécurité, un organisme dépendant du ministère de la Défense taïwanais, partage cette analyse. « Nous estimons que la probabilité d’une attaque est inférieure à 1 % pour le moment. Le régime politique chinois ne tirerait aucun avantage à déclencher une guerre qui mènerait à de lourdes pertes. » Par ailleurs, souligne l’expert, « Xi Jinping ne contrôle pas assez les armées », faisant référence aux luttes internes qui secouent l’état-major et aux nombreuses campagnes anticorruption qui ont fait tomber plusieurs généraux haut placés. Malgré le renforcement de la marine chinoise et l’arrivée de nombreux bâtiments, l’armée n’a « toujours pas assez de navires » pour tenter une action à travers les eaux du détroit de Taïwan, assure-t-il.
La Chine pourrait toutefois emprunter une autre voie, lui évitant une opération militaire risquée et coûteuse : un blocus de l’île. Un scénario discuté depuis plusieurs années par les think tanks, et dont la crédibilité s’accroît. « L’armée chinoise s’entraîne à réaliser des blocus et des quarantaines, confirme Mathieu Duchâtel, chercheur et directeur du programme Asie à l’Institut Montaigne. Ils montrent qu’ils en ont la capacité, et l’intention. » A Taïwan, cette possibilité effraie plus encore que celle d’une invasion. Dans un tel scénario, la Chine pourrait décider d’imposer des contrôles et des inspections à tous les bateaux en provenance ou en direction de Taïwan, afin d’imposer sa mainmise sur les eaux territoriales. Une action hostile, mais qui ne serait peut-être pas considérée comme une déclaration de guerre par les Américains, et les freinerait d’intervenir. « Les Taïwanais auraient alors le choix de l’escalade, ou non », poursuit Mathieu Duchâtel. En cas de riposte armée, Pékin ne manquerait pas de blâmer le régime taïwanais, et d’affirmer que son armée a été obligée de répliquer, pour assurer sa sécurité.
Qu’une offensive militaire ou un blocus maritime vise Taïwan, une chose est sûre : outre les pertes humaines et la crise géopolitique provoquées, le commerce des puces en serait bouleversé. Même si les usines de TSMC n’étaient pas détruites et que des entreprises chinoises en prenaient le contrôle, « l’idée qu’elles puissent les faire fonctionner est irréaliste », assure Audrey Tang, ancienne ministre du Numérique taïwanaise, devenue depuis ambassadrice. Ces fonderies sont composées de pièces et de machines d’un maniement délicat, qui dépendent d’un réseau mondial d’assistance en temps réel, avec des approvisionnements, des mises à jour logicielles et des outils de précision. Surtout, les usines de TSMC utilisent des procédés de fabrication uniques au monde, que même les meilleurs ingénieurs spécialisés chinois ne maîtrisent pas.
Pire que deux crises Covid réunies
« Sans cela, la production de puces s’arrêterait », conclut Audrey Tang. Ce qui bouleverserait l’économie. Une étude réalisée par Bloomberg en janvier 2024 estime qu’une opération militaire à Taïwan causerait la perte de 10 000 milliards de dollars, soit 10 % du PIB mondial, en large partie à cause de l’effondrement du commerce des semi-conducteurs. L’équivalent de deux crises du Covid simultanées.
« Apple ne serait plus en mesure de vendre d’iPhone. Nvidia ne serait plus capable de produire les puces GPU nécessaires à l’entraînement de l’intelligence artificielle. Beaucoup de constructeurs de voitures seraient paralysés. L’effet serait terrible », avertit Bob O’Donnell, analyste en chef pour Technalysis Research. « Ces entreprises n’ont pas toutes constitué de stock. Il y aurait un impact quasi immédiat sur la disponibilité d’un nombre incalculable de produits. Cela serait dévastateur pour ces entreprises et pour les marchés. Tout le monde en souffrirait, peu importe le secteur. »
Ansgar Baums, auteur de Tech Cold War : The Geopolitics of Technology (Lynne Rienner Publishers, Inc.) et chercheur au Stimson Center, abonde : « Aucun autre acteur ne pourrait remplacer Taïwan avant dix ans. On ne peut pas répliquer des fonderies comme on le ferait avec des immeubles de bureaux. Ce sont des usines extrêmement complexes, et il faudrait former énormément de salariés à des métiers très spécifiques. » Le secteur souffre déjà d’une pénurie de main-d’oeuvre, lassée de travailler de longues heures dans des conditions difficiles.
L’île a pleinement conscience d’être au coeur de la géopolitique et de l’industrie technologique mondiale. Dans le palais présidentiel, immense édifice en brique rouge datant de l’époque de la colonisation japonaise, une exposition retrace l’histoire taïwanaise, avec une longue section dédiée aux semi-conducteurs. Un écran imposant y met en scène un scénario apocalyptique où « le secteur taïwanais des semi-conducteurs disparaît », et où les nouvelles technologies « autrefois prises pour acquises » sont anéanties. Comme un avertissement lancé au monde.
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Author : Aurore Gayte
Publish date : 2025-06-19 16:00:00
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