Que faut-il craindre du cadmium ? Peu connu du grand public jusqu’à début juin, ce métal présent dans la fumée de cigarette ou dans les engrais phosphatés s’est brusquement hissé au rang de préoccupation sanitaire. En cause : la publication d’une lettre ouverte adressée au gouvernement, le 12 juin dernier. Dans ce texte, les auteurs, l’Union des représentants des médecins libéraux (URPS-ML), dénoncent l’exposition grandissante des Français à cette substance, et redoutent des conséquences désastreuses pour la santé.
A les entendre, et à lire les reprises médiatiques sur le sujet, les taux de cadmium dans l’organisme seraient « à l’origine » de la hausse de certains cancers, en particulier celui du pancréas, le quatrième le plus mortel dans l’Hexagone. De quoi constituer une « bombe sanitaire », selon ces dires. Alerté par ces prévisions on ne peut plus dramatiques, le gouvernement s’est empressé d’annoncer le remboursement des analyses permettant de mesurer la quantité de cadmium dans le sang. Et ce, sans attendre de contre-expertise.
Si elle a le mérite d’attirer l’attention sur les polluants, la séquence a en revanche totalement éludé l’avis des experts. Pas un spécialiste des pathologies associées à ce métal n’a trouvé voix au chapitre dans les discussions médiatiques. En l’absence d’avis contradictoires, l’alerte des médecins généralistes a pu paraître consensuelle. Elle est pourtant loin de refléter la réalité des connaissances sur le sujet.
Une toxicité avérée… à forte dose
Pour le comprendre, il faut préciser ce que la science sait du cadmium. A forte dose, cette substance est sans aucun doute un poison. Elle abîme les reins et ronge les os. Mais contrairement à ce qui a pu être mis en avant, les effets chroniques de ce métal sont beaucoup plus difficiles à appréhender. Si des essais sur l’animal ont bien montré un risque accru de cancers en cas d’exposition importante, de telles expériences sont inenvisageables sur l’Homme, au risque de le rendre malade.
Face à cette impasse, les scientifiques sont contraints à de simples observations. Celles-ci sont pour le moins clairsemées. Contacté, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), en plein dans les préparatifs de nouvelles analyses, pointe vers son dernier rapport, datant de… 2012. Celui-ci démontre un risque plus élevé de cancer du poumon et suggère des liens possibles avec les cancers du rein et de la prostate. Mais uniquement sur des salariés exposés à des doses industrielles. Les effets liés aux infimes quantités retrouvées dans l’alimentation sont, eux, toujours à l’étude.
Une confusion a notamment alimenté la controverse. Pour étayer leurs propos, les médecins généralistes mettent en avant un argument : l’imprégnation des Français dépasserait les « valeurs critiques » fixées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses). Une synthèse publiée en 2021 par Santé publique France montre effectivement des quantités trop élevées chez environ 50 % des personnes testées. Mais les seuils en question, à partir desquels des effets sont théoriquement possibles, ne concernent que les reins. Rien de tel n’existe pour le cancer.
Aucun seuil connu pour le cancer
Contactée par L’Express, Santé publique France confirme : « La dangerosité du cadmium est réelle. Ses concentrations augmentent dans l’organisme, et elles ont également été rapportées chez des populations jeunes, des enfants. Dans une logique de prévention, nous recommandons de réduire cette exposition, mais on ne peut pas utiliser ces données pour en tirer une probabilité de développer une pathologie, ou le risque d’une tumeur en particulier. Ce n’est tout simplement pas l’objet de l’étude », détaille Sébastien Denys, directeur Santé – Environnement à l’agence de santé.
Autrement dit, il n’est pas possible d’affirmer que le cadmium participe à la hausse des cancers du pancréas, particulièrement marquée ces dernières années : « Je n’ai pas compris comment le lien a été fait », s’étonne Emmanuelle Mouret-Fourme, épidémiologiste et oncogénéticienne à l’Institut Curie. « Cette hausse a été attribuée sans la moindre preuve à tout un tas d’expositions ces dernières années. Ce n’est pas comme ça qu’on luttera contre », fustige de son côté l’épidémiologiste Catherine Hill, longtemps rattachée à Gustave-Roussy.
Qu’en est-il réellement ? Comment font les spécialistes pour savoir si un pesticide, un métal ou un produit chimique alimente telle ou telle pathologie chronique ou l’évolution de certains cancers ? A chaque fois qu’un polluant est retrouvé dans l’environnement, ou dans l’organisme – ce qui arrive régulièrement – des liens sont faits avec certaines maladies dont les causes ne sont pas expliquées. Or, la plupart du temps, la science n’est pas en mesure d’apporter de réponse immédiate.
Comment mesurer les effets d’une exposition chronique à faible dose ?
La controverse autour du cadmium est, à ce titre, un cas d’école. Depuis 1993, la substance est considérée comme « cancérigène avéré » par le Centre international de recherche sur le cancer, l’institution de référence. Si elle a bien les capacités d’altérer certaines fonctions essentielles des cellules – ce qui augmente les chances que les tumeurs prolifèrent -, les scientifiques ignorent les doses précises à partir desquelles ces mécanismes se mettent en œuvre.
Le diable est là, dans ce petit détail. Répondre à cette question demande de grands efforts. Il faut mesurer les quantités et la durée d’exposition, mais aussi : la fragilité intrinsèque de la personne, sa génétique, son système immunitaire, l’exposition aux autres cancérigènes, ses habitudes de vie… Les pièges statistiques sont nombreux. Un exemple : si l’on trouve plus de cancers chez certaines populations, est-ce parce que le risque est plus grand, ou parce qu’il y a eu plus de dépistages ?
Les études d’attribution butent en particulier sur l’évacuation des autres causes potentiellement à l’œuvre. Elles sont nombreuses, et difficile à réfuter : « Nous sommes tous exposés à des niveaux faibles de pléthore de cancérogènes. Il est donc particulièrement délicat de déterminer la part exacte de chacun de ces facteurs de risques, de les isoler », souligne Sébastien Denys, directeur santé – environnement-travail à Santé publique France.
Des études peu concluantes
Une des études citées par les représentants des médecins généralistes, et également mentionnée dans la synthèse de Santé publique France, est à ce titre, particulièrement évocatrice. Réalisée en Louisiane, celle-ci a été publiée en 2012 dans Journal of Environmental and Public Health. La revue est de piètre réputation : elle a fini par fermer, à cause d’un nombre trop important d’études rétractées, considérées comme fausses ou trompeuses.
L’enquête, pourtant un des fers de lance de l’argumentaire de l’URPS-ML, compare en tout et pour tout les analyses urinaires de 69 personnes atteintes d’un cancer du pancréas à celles de 158 témoins. Pas de quoi déterminer si le cadmium est en cause. « Sur des effectifs aussi faibles, en faisant beaucoup d’analyses, on finit toujours par trouver un signal. Ce résultat n’a pas été reproduit. Il est plus prudent de ne pas le croire », précise l’épidémiologiste Catherine Hill.
Ces travaux ne sont pas un cas isolé. Les études robustes sont rares. Une revue de littérature publiée dans PLOS One en avril en recensait seulement 11 sur les liens entre cancer du pancréas et exposition au cadmium. Les résultats suggèrent un risque accru, sans que cela ne suffise pour conclure : « Les données sont trop hétérogènes, et trop contradictoires. Certaines dosent le cadmium dans le sang, d’autres s’appuient sur des habitudes alimentaires », nuance l’épidémiologiste Emmanuelle Mouret-Fourme.
De nouveaux travaux
Pour pallier ces manques, une nouvelle étude sur les polluants, appelée « Albane », vient tout juste d’être mise sur pied par Santé publique France. Plus de 3 150 personnes seront suivies. En parallèle, d’autres travaux ont déjà débuté. C’est le cas d’Expo-PanCan, une initiative financée par l’Institut national du cancer et coordonnée par Thérèse Truong et Gianluca Severi, des chercheurs de l’Inserm, rattachés au centre épidémiologie et santé des populations piloté par Gustave-Roussy et l’université Paris-Saclay.
Pour ce projet, les scientifiques profitent d’une cohorte déjà formée appelée E3N-Générations, très connue dans le milieu scientifique, car à l’origine de nombreux résultats de recherche. Les volontaires, plus de 100 000 femmes suivies depuis les années 1990, doivent remplir un questionnaire fleuve, à intervalle régulier. L’idée : documenter avec la plus grande exactitude leurs habitudes alimentaires, pour ensuite reconstituer leur exposition au cadmium et à d’autres polluants.
Les chercheurs testent également toute une série de variables, comme la consommation de tabac – une grande partie de l’exposition du cadmium provient de la fumée de cigarette -, le poids, l’exposition à la pollution de l’air, à partir de l’adresse des participants. Ces données seront ensuite comparées au cours du temps, pour voir si des changements de mode de vie peuvent être reliés au déclenchement de pathologies. Enfin, des analyses sanguines seront aussi réalisées.
La demande est forte
La taille de la cohorte peut impressionner ; elle est pourtant à peine suffisante. En progression d’environ 2 % par an, le cancer du pancréas reste tout de même une pathologie rare. Un peu plus de 15 000 nouveaux cas ont été diagnostiqués en 2023, selon les chiffres de l’Institut national du cancer, pour environ 12 000 décès. Dans la cohorte E3N, le nombre de malade ne dépasse pas les 300 pour le moment. De quoi compliquer un peu plus les interprétations statistiques.
Les premiers résultats ne devraient pas arriver avant 2026. La pression est forte : « La demande d’information est importante. La presse s’empare de chaque étude sur le sujet. C’est normal, le cancer du pancréas est une source d’inquiétude vive, en partie à cause de son mauvais pronostic. Les chances de survie à cinq ans ne sont que de 10 %. Nous sommes tous pressés, mais il faut accepter que cela puisse prendre du temps », tempère Gianluca Severi.
Quoi qu’il en soit, les scientifiques ne s’attendent pas à une « bombe sanitaire ». Le cadmium pourrait participer à la hausse des cas pour le pancréas, mais son rôle s’annonce toutefois minime : « L’effet est probablement faible, sinon il aurait été bien plus facile à mettre en lumière. Mais cela reste une question sanitaire importante, car l’exposition augmente depuis les années 2000, et pourrait se combiner avec d’autres sources de pollution », détaille l’épidémiologiste Thérèse Truong.
Cigarette, obésité, diabète
Si le cadmium n’est pas le coupable, où le trouver ? La cause du cancer du pancréas la plus établie reste le tabagisme. Mais si la cigarette était le principal moteur de la tendance à la hausse, les courbes auraient reculé chez les plus jeunes, de moins en moins fumeurs. Une revue de littérature publiée en 2021 dans Nature Reviews Gastroenterology & Hepatology penche, elle, pour l’obésité et le diabète, en hausse dans de nombreux pays. Mais le rôle de ces maladies est incertain : « On ne sait pas exactement si elles sont la cause, ou la conséquence d’une tumeur du pancréas », précise Thérèse Truong.
Le gras, l’alcool, la viande rouge, et la mauvaise alimentation en général, dite pro-inflammatoire sont autant de suspects également passés au crible. Plusieurs analyses publiées dans la revue European Journal of Epidemiology en 2020 et 2022 montrent que le mode de vie tout entier (régime alimentaire, consommation d’alcool, sédentarité, masse corporelle) aggrave le risque de développer ces tumeurs. Et ce, à des niveaux aussi importants que la cigarette.
Face à autant d’éléments, les médecins généralistes ont décidé de nuancer leur propos : « Il n’y a pas de lien de causalité démontré, mais une concomitance », reconnaît auprès de L’Express le Dr Eric Blondet, président de la conférence nationale des URPS-ML. « Notre but n’était pas de dramatiser, mais de demander des moyens de vérifier ce lien. Des tests sont déjà en place pour d’autres métaux lourds, comme le plomb. Nous n’allons pas rien faire sous prétexte que le risque n’est pas encore démontré ? », défend le lanceur d’alerte.
Les régimes « sans cadmium »
Le remboursement des dépistages pourrait participer à éclairer les débats. C’est du moins ce qu’espèrent les médecins généralistes. « On pourrait également imaginer faire un bilan pancréatique un peu plus systématique chez certains enfants. Les études de Santé publique France montrent qu’un tiers d’entre eux présentent déjà des niveaux d’exposition supérieurs aux seuils », détaille le Dr Pierre Souvet, également membre de l’URPS-ML.
En attendant, le principe de précaution prévaut : « Il faut être rigoureux, au risque sinon de propager de fausses conclusions. Mais ce qui est certain, c’est que notre milieu naturel est à bien des égards trop pollué. On ne peut pas attendre que de nouveaux traitements émergent. Dans le cas du cadmium, les doses dépassent déjà ce qu’il est possible d’absorber sans risques pour les os ou le cœur. Pour ces pathologies-là, les risques sont bien réels « , conclut Jean-David Zeitoun, épidémiologiste et docteur en gastro-entérologie.
Depuis quelque temps, les articles sur le régime à adopter pour éviter le cadmium fleurissent sur Internet. L’Anses indique retrouver ce métal un peu partout en dose infime, mais surtout dans les céréales, les légumes, les pommes de terre et les algues. Les solutions efficaces pour réduire ses risques de développer un cancer du pancréas ne sont pourtant pas mystérieuses : manger équilibré, pas trop gras, pas trop transformé, et éviter la sédentarité, l’alcool et le tabac reste, et de très loin, ce qu’il faut mettre en place en priorité, d’après les scientifiques.
Source link : https://www.lexpress.fr/sciences-sante/le-cadmium-une-bombe-sanitaire-a-lorigine-du-cancer-du-pancreas-la-verite-scientifique-derriere-un-6WBUF42BURGZND6XH2F55U7KRI/
Author : Antoine Beau
Publish date : 2025-06-18 16:00:00
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