Le G7 qui se tenait cette année à Alberta (Canada) s’est achevé le 17 juin sans déclaration conjointe dénonçant l’ »agression russe ». Une première depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022. Depuis, les spéculations vont bon train, notamment autour du rôle joué par Donald Trump. Surtout après la sortie du président américain : « le G7 [qui] était autrefois le G8. Barack Obama et un certain Trudeau ne voulaient pas de la Russie, et je dirais que c’était une erreur, car je pense qu’il n’y aurait pas de guerre aujourd’hui si la Russie était présente », a-t-il déclaré. Quelques jours plus tôt, le même président américain se disait « déçu » tant par la Russie de Vladimir Poutine que l’Ukraine. Le même Donald Trump qui fin mai durcissait le ton face à Vladimir Poutine qu’il accusait d’être « devenu complètement fou ». Le président milliardaire continue de souffler le chaud et le froid dans le dossier ukrainien, mais interrogé par L’Express, Bill Browder, surnommé « l’ennemi numéro un de Poutine », notamment pour avoir dénoncé la corruption endémique au sein des grandes entreprises russes, se veut formel : « Donald Trump se range clairement du côté de Vladimir Poutine. S’il n’y était pas empêché, il en ferait son allié ». Avant d’enchaîner : « Trump n’a que faire de l’Ukraine ».
Si l’homme d’affaires américano-britannique à la tête du fonds d’investissement Hermitage Capital Management se montre inquiet quant à la suite des événements – « avec Trump, nous entrons dans un monde ou les valeurs sont remplacées par des transactions » -, il estime toutefois que le désintérêt du président américain pour Kiev joue en faveur de l’Ukraine. « En lâchant Kiev, Trump lui a donné les clés de l’une des réussites les plus spectaculaires de cette dernière année », à savoir l’opération « Toile d’araignée ». Entretien.
L’Express : On peine à suivre la ligne poursuivie par le président américain sur la guerre en Ukraine. Comment la comprenez-vous ?
Bill Browder : Donald Trump se range clairement du côté de Vladimir Poutine. S’il n’y était pas empêché, il en ferait son allié. Mais il est contraint par au moins deux facteurs : l’opinion publique américaine, dont l’écrasante majorité pense que Poutine est un monstre, et le Parti républicain. Même si beaucoup de ses membres soutiennent Trump sur la plupart des autres sujets, beaucoup sont pro-ukrainiens et anti-Poutine. S’il va trop loin, certains membres du Sénat américain pourraient le lâcher sur d’autres dossiers. Trump fait donc son maximum pour dissimuler ses véritables opinions vis-à-vis du chef du Kremlin, tout en sapant progressivement la capacité de l’Ukraine à mener cette guerre. En témoigne la décision de l’administration Trump de suspendre toute nouvelle aide militaire à Kiev, conditionnant sa reprise à l’ouverture de négociations de paix avec la Russie. Cette position exerce une pression directe sur l’Ukraine, qui se retrouve affaiblie sur le plan militaire face à Moscou. Subtilement, Trump fait tout ce qu’il peut pour pousser l’Ukraine sous le bus, dont il se fiche éperdument, tout en évitant d’être démasqué sur ce qu’il pense vraiment de Poutine…
Il y a une différence entre se désintéresser de l’Ukraine et prendre fait et cause pour Vladimir Poutine…
C’est, je crois, un mélange des deux. Trump n’a que faire de l’Ukraine. Il l’a prouvé lors de cette honteuse réunion dans le bureau Ovale avec Volodymyr Zelensky. Mais il est aussi du côté de la Russie de Poutine. Il ne s’en cache d’ailleurs pas totalement, laissant entendre çà et là qu’il entretient une « bonne relation » avec le chef d’État russe, et que Poutine ne serait pas seul responsable du refus d’appliquer certains cessez-le-feu internationaux, rejetant la faute sur l’Ukraine ou sur les « erreurs » de l’Occident. Trump voudrait clairement faire de Poutine un allié, un partenaire d’affaires, voire un ami. Le pire scénario serait qu’il ne se contente pas de lâcher l’Ukraine, et qu’il devienne explicitement un allié de Vladimir Poutine. Si cela venait à se produire, la situation deviendrait intenable, non seulement pour l’Ukraine, mais pour le monde entier. Car il y a très peu de choses que nous puissions faire si l’Amérique prend le parti de la Russie. Et avec Trump, tout est possible.
Dans nos colonnes, l’historien Michael Kimmage expliquait récemment que « les Etats-Unis mènent une politique de statu quo sur l’Ukraine, qui est en réalité assez favorable à cette dernière ». Il laisse entendre que le désintérêt de Donald Trump pourrait jouer finalement en la faveur de Kiev. Qu’en pensez-vous ?
Cela peut paraître en effet paradoxal avec ce que je viens de vous décrire, mais c’est déjà le cas. Avant le retour de Donald Trump, Joe Biden a fourni beaucoup d’armes à l’Ukraine. Mais dans une volonté très explicite d’éviter tout risque d’escalade, ce dernier a exigé que les Ukrainiens n’utilisent aucune de ces armes contre la Russie sur son propre territoire. Ce qui était une demande vraiment déraisonnable car le Kremlin lançait depuis son territoire des attaques contre Kiev, qui n’avait pas le droit de riposter. Ils devaient combattre avec une main attachée dans le dos. Mais regardez ce qui s’est produit récemment avec l’opération « Toile d’Araignée », l’un des mouvements militaires les plus brillants de l’histoire, car les Ukrainiens ont utilisé des drones à 500 dollars pour éliminer 7 milliards de dollars de bombardiers à longue portée, soit un tiers des capacités de la Russie et ce, dans des zones très profondes du territoire russe. Les Ukrainiens ne se seraient sans doute pas sentis libres de lancer une telle attaque sous Joe Biden. En lâchant Kiev, Trump lui a en fait rendu service. L’Ukraine a ainsi eu une plus grande liberté d’action. Il lui a donné les clés de l’une des réussites les plus spectaculaires de l’année.
L’opération « Toile d’araignée » est un revers de plus pour le président russe qui, craignant une nouvelle offensive de ce genre, déplacerait en ce moment même des bombardiers stratégiques vers des bases plus éloignées du front…
L’assise du pouvoir de Vladimir Poutine tient au fait qu’il a réussi à maintenir son image d’homme fort à travers le temps. Tout le monde a peur de lui. Chaque fois que quelqu’un l’humilie, il réagit quatre fois plus fort. Il se trouve que l’opération « Toile d’araignée » a été une immense humiliation. Et ça n’est pas la première : juste avant cette offensive, Kiev a mené une opération de commando audacieuse à plus de 500 km de ses frontières, détruisant au moins deux avions militaires russes sur une base aérienne. Deux choses peuvent donc se produire : soit Poutine finit par escalader encore plus fort pour montrer qu’il est encore cet homme fort que tout le monde redoute. Soit les revers s’accumulent et il sera alors trop affaibli pour reconstruire autour de lui le récit qu’il tente d’imposer, aux yeux de sa population notamment. Ce qui pourrait porter un grand coup à l’exercice de son pouvoir.
Le deuxième round de pourparlers entre l’Ukraine et la Russie, qui s’est déroulé fin mai à Istanbul, n’a pas débouché sur grand-chose. Un accord de paix est-il encore envisageable tant que Vladimir Poutine est au pouvoir ?
Le seul accord que Poutine veut conclure est une victoire totale contre l’Ukraine. C’est bien sûr inacceptable pour les Ukrainiens, et aussi pour les Européens. La paix ne viendra que lorsqu’un camp ou l’autre aura obtenu un avantage militaire décisif. Pour l’instant, ça n’est pas le cas. Je ne vois donc aucune perspective de paix maintenant, et même dans les prochains mois.
L’une des inquiétudes latentes, c’est l’hypothèse d’une levée des sanctions visant la Russie par Donald Trump. Cela pourrait-il décisivement changer le rapport de force ?
Attardons-nous quelques instants sur le tournant extrêmement dangereux que cela constituerait pour les démocraties libérales. Vladimir Poutine a unilatéralement déclenché une guerre d’agression contre un voisin pacifique, tué des centaines de milliers d’Ukrainiens, causé entre 500 milliards et un trillion de dollars de dégâts. Et il continue d’occuper un territoire qui ne lui appartient pas. Que l’homme le plus puissant du monde libéral puisse passer l’éponge enverrait un message absolument dramatique, non seulement à Poutine, mais aussi à d’autres agresseurs potentiels comme la Chine. Rien que le fait que ce soit possible jette par la fenêtre toute idée de bien et de mal. Avec Trump, nous entrons dans un monde ou les valeurs sont remplacées par des transactions.
La récente affaire des minerais qu’il a conclue avec l’Ukraine est l’une des choses les plus honteuses que j’aie jamais vues. Exiger d’un allié, un accès privilégié à ses ressources naturelles en échange d’une aide qui était initialement présentée comme un soutien militaire gratuit est profondément insultant. Même si la version finale de l’accord n’a pas imposé de remboursement direct de l’aide, la simple hypothèse de transformer l’aide en prise de contrôle économique était indécente. Mais pour revenir au possible allègement des contraintes financières visant la Russie, les conséquences seraient terribles. D’abord parce que celle-ci pourrait consacrer davantage de moyens à la guerre, mais ce qui m’inquiète aussi, c’est que Trump pourrait faire pression sur l’Europe…
C’est-à-dire ?
Trump pourrait mettre l’Europe au pied du mur dans l’espoir de contraindre celle-ci à lever à son tour les sanctions contre le Kremlin. Or il y a de fortes chances que les Européens, conscients que Poutine doit payer pour ses crimes et qu’il peut les attaquer à leur tour dans le futur, s’y opposeraient. Alors Donald Trump pourrait bien leur imposer de sévères tarifs douaniers pour les y forcer. Le Vieux Continent aurait alors un choix très difficile à faire.
Que pourrait faire l’Europe en amont pour intensifier la pression sur Vladimir Poutine ?
Le principal levier que pourrait actionner l’Europe, et qui n’a encore jamais été fait, serait de confisquer les 300 milliards de dollars de réserves de la banque centrale russe – qui sont pour l’heure simplement gelés dans quelques pays – et d’utiliser cet argent pour financer la défense de l’Ukraine contre la Russie, pour acheter des armes et les donner aux Ukrainiens afin qu’ils les utilisent comme ils l’entendent. Si l’Ukraine avait à disposition un flux de 300 milliards en liquidité ou en armes, elle pourrait causer de sérieux dégâts à la Russie. Cet argent qui dort sur des comptes en Europe pourrait totalement être saisi. Cela ferait certainement la différence.
Vous scrutez l’exercice du pouvoir de Vladimir Poutine depuis des années. A l’heure où certains s’inquiètent d’un virage « autoritaire » aux Etats-Unis, voyez-vous des similitudes entre le régime du président russe et les aspirations de Donald Trump ?
Poutine n’aime ni l’opposition, ni les médias, ni les contre-pouvoirs, ni les juges. Au cours des vingt-cinq dernières années, il a tué, emprisonné ou forcé à l’exil tous ceux qui pouvaient lui demander des comptes. Trump n’aime ni l’opposition, ni les médias, ni les contre-pouvoirs, ni les juges. Mais jusqu’à présent, ces institutions sont toujours en place et fonctionnelles. Les juges rendent des décisions contre lui. Les médias écrivent à son sujet. L’opposition est toujours vive. C’est donc une très grande différence. Cela étant, Donald Trump n’est en poste que depuis quatre mois. Poutine n’a pas établi un régime autoritaire du jour au lendemain… Évidemment, nous ne pouvons que spéculer, mais les instincts de Donald Trump sont tous mauvais en ce qui concerne la démocratie, la pluralité, la liberté d’expression et l’État de droit. Les institutions et contre-pouvoirs résisteront-ils ? Personne ne peut répondre à cette question. Mais s’ils s’effondrent, alors l’Amérique pourrait facilement devenir comme la Russie. J’aime penser qu’il est plus probable qu’ils tiennent…
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-06-20 14:00:00
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