« L’axe des autocrates » ne répond plus. Depuis le début du conflit israélo-iranien, la plupart des alliés de Téhéran se démarquent par leur relative discrétion. Pékin, qui a développé d’importants intérêts commerciaux avec l’Iran, n’a certes pas hésité à désigner Israël comme responsable de ce conflit, mais de là à livrer des armes à son allié… Moscou, quant à elle, a prévenu qu’elle répondrait « très négativement » si Ali Khamenei, le guide suprême iranien, était tué, mais hormis une hypothétique médiation russe, rien de concret de la part de celui qui, il y a six mois, signait un partenariat stratégique avec Téhéran.
Christopher Chivvis, directeur de l’American Statecraft Program et chercheur principal au Carnegie Endowment for International Peace, ne semble pas étonné. « Nous avons grandement exagéré le degré d’alliance » entre l’Iran, la Russie, la Chine et la Corée du Nord, juge-t-il. Selon ce spécialiste, sans la guerre contre l’Ukraine, « il n’y aurait que très peu de coopération significative entre ces quatre pays ». Une alliance circonstancielle, donc, davantage qu’une relation guidée par des motivations idéologiques. A une cause commune près, selon lui : l’anti-américanisme.
Pour L’Express, ce spécialiste ausculte également la ligne diplomatique de Donald Trump, à laquelle il reconnaît un bon point : celui de vouloir renouveler le dialogue avec ces pays – ce qui « compliquerait les calculs diplomatiques de ces quatre adversaires des Etats-Unis, et brouillerait la confiance qu’ils ont les uns envers les autres ». Mais aujourd’hui, prévient-il, « il semble que Benyamin Netanyahou a réussi à prendre le contrôle de la situation et, par conséquent, de la politique étrangère américaine en lui forçant la main pour s’engager militairement ». Avec un risque majeur en cas d’entrée directe des Etats-Unis dans ce conflit. Entretien.
L’Express : Dans le cadre du conflit entre Israël et l’Iran, nombre d’observateurs s’inquiètent que Téhéran ne reçoive le concours de ce que certains appellent « l’axe de l’autocratie », à savoir la Chine, la Corée du Nord et la Russie, dont la coopération s’est renforcée, avec la République islamique, ces dernières années. Mais selon vous, nous surestimons la profondeur de leur alignement…
Christopher Chivvis : La coopération entre ces quatre pays existe, mais elle est très superficielle. Les liens qui les unissent n’ont, par exemple, rien à voir avec ceux qui rassemblent les Etats-Unis et leurs alliés européens. Malgré les turbulences que nous observons depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, leurs relations restent profondément institutionnalisées, et impliquent un large éventail d’échanges militaires, politiques et économiques réguliers. Aucun de ces éléments, ou très peu, n’existe entre la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord. Alors oui, il existe une forme de collaboration, mais celle-ci se concentre principalement sur le soutien apporté par Pékin, Téhéran et Pyongyang à Moscou dans sa guerre contre l’Ukraine. En d’autres termes, sans ce conflit, il n’y aurait que très peu de coopération significative entre ces quatre pays. De mon point de vue, nous avons grandement exagéré le degré d’alliance entre ces derniers. Nous en voyons d’ailleurs les limites dans le cadre du conflit entre Israël et l’Iran. La Chine et la Russie, en particulier, ont certes soutenu publiquement Téhéran, mais ces pays n’ont jusqu’à présent pas fait grand-chose pour le soutenir militairement. Et ils ne sont pas près de le faire.
Ces quatre pays, dont les relations se sont autant renforcées ces dernières années, n’ont-ils pas intérêt à se venir en aide ?
Les principaux changements qui ont émaillé les relations entre ces États ont, comme je le disais, principalement porté sur l’Ukraine et qui plus est, sur des aspects très spécifiques. La Corée du Nord a cruellement besoin des liquidités que la Russie peut lui offrir. Ayant en commun une frontière, ses forces et munitions peuvent aussi lui être utiles. Mais Pyongyang n’a pas autant en commun, par exemple, avec l’Iran. Des milliers de kilomètres les séparent. Quant à la relation entre Téhéran et Moscou, elle tenait notamment au fait que le régime iranien, très isolé en raison des sanctions américaines, a vu une opportunité de tirer parti de ses relations existantes avec la Russie pour lui vendre une technologie de drones – qui s’est avérée extrêmement importante pour Moscou en Ukraine. Mais aujourd’hui, la Russie construit en grande partie ses drones indépendamment… Il n’y a donc rien d’acquis, ou très peu, entre ces pays.
Ce n’est pas parce que la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord ne sont pas des démocraties qu’ils partagent une idéologie commune
Vous décrivez une alliance circonstancielle, davantage qu’une relation guidée par des motivations idéologiques…
Oui. Penser en ces termes serait d’ailleurs une erreur, car il existe des différences majeures entre les philosophies politiques qui régissent ces quatre pays. La Russie est un régime nationaliste. La Chine est un mélange de régime communiste et confucéen dont les aspirations pour l’avenir sont très différentes de celles de Moscou. La Corée du Nord est une dictature dynastique et l’Iran, une théocratie dirigée par des religieux musulmans conservateurs. Ce n’est pas parce que ces pays ne sont pas des démocraties qu’ils partagent une idéologie commune. Toutefois, tous se sentent menacés par les Etats-Unis et leurs alliés. Justement, parce que ce sont des autocraties. Donc de ce point de vue, il est vrai que le fait qu’ils ne soient pas des démocraties leur a donné une cause commune dans leur politique étrangère ; l’anti-américanisme. C’est leur ennemi qui les réunit.
Donald Trump continue d’entretenir le flou sur une éventuelle intervention militaire des Etats-Unis. Que pensez-vous de son positionnement sur le conflit israélo-iranien ?
Sur le principe, je suis favorable à la perspective que les Etats-Unis renouvellent les relations avec ces quatre pays, plutôt que d’agir comme si nous étions dans une sorte de guerre froide. Cela compliquerait les calculs diplomatiques de ces quatre adversaires américains, et brouillerait la confiance qu’ils ont les uns envers les autres. Car si la relation de l’un se normalisait avec les Etats-Unis, comment s’assurer qu’il n’irait pas jusqu’à conclure un accord avec les Américains ? Or plusieurs indicateurs laissent penser que le président américain aurait, s’il le pouvait, l’intention d’aller dans ce sens en concluant des accords négociés avec la Russie, l’Iran et la Chine ; ainsi qu’avec la Corée du Nord, si l’on en croit les négociations qu’il avait tenté de mettre en place avec elle lors de son premier mandat. Donc pour vous répondre clairement : sur ce point, la politique et la diplomatie américaine de Donald Trump me semblent aller dans le bon sens. Mais les cartes sont aujourd’hui rebattues. Donald Trump dit qu’il attendra deux semaines avant de décider si, oui ou non, il se joindra à la campagne israélienne contre l’Iran. Il est encore possible qu’il tente de revenir à une forme de diplomatie, mais cela semble de moins en moins probable. Ce qui signifie que son approche globale pour établir des relations avec ces quatre adversaires deviendra de moins en moins susceptible de réussir.
Vous semblez penser que Donald Trump a perdu le contrôle de sa politique étrangère…
Il est en tout cas poussé au bord d’une guerre que la plupart des Américains ne veulent pas – et ne devraient pas vouloir – avec l’Iran. Benyamin Netanyahou craignait que les Etats-Unis ne soient sur le point de signer un nouvel accord nucléaire avec l’Iran. Et, pour faire échouer cette négociation diplomatique, Israël a attaqué Téhéran de façon préventive afin de pousser le président américain à renoncer et à se tourner vers l’option militaire. Ainsi, il a forcé Trump à changer ses plans. Il semble que Netanyahou a réussi à prendre le contrôle de la situation et, par conséquent, de la politique étrangère américaine en lui forçant la main pour s’engager militairement. Ce qui serait extrêmement dangereux et coûteux pour les Etats-Unis.
Quels risques identifiez-vous pour les Etats-Unis en cas d’entrée directe dans le conflit israélo-iranien ?
L’un d’entre eux serait que l’Iran attaque les forces américaines dans la région, et les intérêts américains dans le monde entier. Les forces américaines en Irak sont notamment très exposées aux attaques, non seulement de l’Iran, mais aussi de ses proxys dans la région. Une entrée en guerre des Etats-Unis pourrait aussi pousser le corps des gardiens de la révolution iraniens à organiser des attaques terroristes contre des ambassades américaines et d’autres intérêts américains en Europe ou ailleurs dans le monde. C’est, je crois, le risque numéro un. Mais le risque le plus imminent est que les Etats-Unis soient entraînés dans une guerre longue et coûteuse visant à remplacer le régime iranien par un autre plus favorable à l’Occident. Nous avons déjà vécu cette situation en 2003 lors de la guerre en Irak. Et nous savons que cela se termine mal à chaque fois. Je suis assez surpris de voir combien de personnes, ici à Washington, soutiennent ce type de scénario. Ce serait extrêmement préjudiciable pour les Etats-Unis, et cela pourrait mettre fin à leur rôle en tant que superpuissance mondiale.
La Chine réfléchira à deux fois avant de prendre véritablement position sur le conflit entre Israël et l’Iran…
Depuis le déclenchement de l’attaque israélienne contre l’Iran, Moscou, pourtant alliée de l’Iran, semble rester en retrait… Comment comprenez-vous l’attitude de Vladimir Poutine ?
Le statu quo, c’est-à-dire la situation antérieure à l’attaque israélienne contre l’Iran, fonctionnait plutôt bien du point de vue russe. L’Iran était soumis à des sanctions et incapable de commercer et de mener une diplomatie normale avec de nombreux pays à travers le monde, ce qui le poussait naturellement dans les bras du Kremlin. Cela permettait à la Russie de poursuivre plus facilement ses propres intérêts et sa coopération avec l’Iran, notamment dans le domaine de la technologie des drones. En même temps, les sanctions contribuaient à faire monter le prix du pétrole – essentiel à la capacité de Moscou à financer sa machine de guerre et ses attaques contre Kiev. En clair, la situation telle qu’elle était jusqu’ici n’était donc pas si mauvaise du point de vue russe.
Mais aujourd’hui, les choses ont changé. La Russie est certes confrontée à la perspective d’un effondrement du régime iranien, ce qui ne serait pas bon pour elle, mais ce scénario me semble relativement improbable. En parallèle, Vladimir Poutine réfléchit beaucoup à la manière dont il pourrait maintenir une relation décente avec le président Trump. Il espère toujours une sorte de réconciliation avec les Etats-Unis qui permettrait une normalisation des relations américano-russes, et peut-être même d’importants investissements américains et européens en Russie. Il veille donc à ne pas trop prendre parti pour Téhéran.
La Chine reste également discrète…
Les intérêts de Pékin dans la région se concentrent notamment sur l’accès au pétrole, non seulement celui de l’Iran, mais aussi celui des États du Golfe. La Chine veillera donc à ne pas prendre parti et se contentera d’appeler à la stabilité régionale, car elle veut maintenir ses relations commerciales dans la région. D’autant que ne pas prendre fermement position lui permet de se présenter comme un artisan de la paix mondiale et dépeindre les actions des Etats-Unis et de leur partenaire Israélien sous le jour le plus négatif possible – notamment à destination des pays du Sud comme l’Indonésie, voisine de Pékin et la plus grande nation musulmane du monde. La Chine réfléchira donc à deux fois avant de prendre véritablement position sur le conflit entre Israël et l’Iran…
Vous ne mentionnez pas la Corée du Nord…
La relation entre l’Iran et la Corée du Nord est la plus opaque de tout ce petit groupe. Ils sont séparés par des milliers de kilomètres, sont tous deux fortement affaiblis par les sanctions auxquelles ils sont soumis. Et bien que nous ayons vu par le passé certaines technologies et armes nord-coréennes arriver en Iran, cela n’a pas débouché sur grand-chose. Pyongyang n’a tout simplement pas les moyens de soutenir l’Iran dans le moment de crise actuel.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-06-21 14:00:00
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