Qu’ont en commun l’Iran, la Chine et la Russie d’aujourd’hui, sinon d’être des régimes autoritaires ? Tous les trois se servent de l’antisémitisme comme un moyen de déstabiliser leurs rivaux géopolitiques, au premier rang desquels les Etats-Unis. Slogans soviétiques recyclés par des bots russes, clichés antijuifs amplifiés par les algorithmes chinois de TikTok, théories complotistes antisémites relayées par des pseudo-médias, ou encore campagnes de désinformation menées par des hackers liés au régime iranien… Les trois puissances jouent de la très éruptive question de l’antisémitisme dans l’objectif de fracturer les sociétés occidentales ; en témoigne l’opération dite des « mains rouges », à Paris, en mai 2024, lorsque trois Bulgares liés à un réseau pro-Kremlin ont vandalisé le mur des Justes du Mémorial de la Shoah.
L’antisémitisme est dès lors non plus seulement de conviction, mais il devient un antisémitisme d’usage, « instrumentalisé pour des raisons purement politiques et géopolitiques », explique Michel Wieviorka, sociologue, auteur de La Dernière Histoire juive (Denoël, 2023). Une méthode qui n’a rien d’inhérent à l’époque.
Tactique de déstabilisation par l’URSS
L’histoire a déjà vu des puissances étrangères exploiter l’antisémitisme pour servir leur agenda géopolitique. Au début du XXᵉ siècle déjà, le bureau parisien de l’Okhrana – la police secrète de la Russie tsariste –, dirigée par Piotr Ratchkovski, se sert des médias proches du pouvoir russe qu’il finance pour diffuser des écrits antisémites à des fins purement politiques.
Dans un rapport publié en 1997, la CIA explique : « La tactique de Ratchkovski consistant à exploiter l’antisémitisme à des fins politiques a été utilisée de manière répétée durant l’ère soviétique. Par exemple, en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968, et en Pologne dans les années 1980. Ce recours au bouc émissaire était également visible dans le prétendu ‘complot des blouses blanches’ au début des années 1950, lorsqu’un groupe de médecins juifs fut accusé de comploter pour assassiner Staline et d’autres dirigeants soviétiques. » Plusieurs centaines de praticiens furent alors arrêtés.
Sous la guerre froide, les tensions entre deux visions du monde atteignent leur paroxysme, et les recours à l’antisémitisme comme arme de déstabilisation politique sont légion. Pour faire croire que l’Allemagne de l’Ouest reste gangrenée par le nazisme, Moscou orchestre à la fin des années 1950 une vague de profanations de synagogues et l’envoi coordonné de lettres antisémites en République fédérale d’Allemagne (RFA). Autre exemple, au moment du procès Eichmann, à partir de 1961, la Stasi met en place une opération nommée « Aktion J ». Des fonds communistes sont versés à un petit parti néonazi ouest-allemand afin qu’il mène une campagne publique de soutien au fonctionnaire du IIIᵉ Reich, à travers une vague d’activités antisémites. Là encore, l’objectif était, en pleine guerre froide, de discréditer le modèle atlantiste en faisant croire que d’anciens nazis d’Allemagne de l’Ouest étaient profondément outrés de voir l’un de leurs anciens chefs jugé à Jérusalem et menacé de la peine de mort.
Selon le sociologue Michel Wieviorka, l’instrumentalisation géopolitique de l’antisémitisme s’étend jusqu’à l’Etat d’Israël lui-même. « Le gouvernement israélien a brandi à plusieurs reprises la menace antisémite pour encourager les juifs de France à faire leur aliyah [NDLR : mot hébreu qui caractérise la décision d’un juif d’aller s’installer en Israël]. Après les attentats de 2015, par exemple, Benyamin Netanyahou déclarait : ‘Venez, la France n’est pas sûre.’ Preuve que l’antisémitisme peut être utilisé comme levier politique, y compris par ceux qu’il est censé viser. » Plus récemment, en avril 2024, le Premier ministre israélien avait fustigé les manifestations contre la guerre à Gaza organisées dans les universités américaines, assurant que « tout cela rappelle les années 1930 en Allemagne ». Et de poursuivre : « Ces gangs antisémites ont pris le contrôle d’universités américaines, mais ils ne disent pas seulement mort à Israël, mais aussi mort aux juifs. »
L’instrumentalisation de l’antisémitisme par le pouvoir français
La France aussi, à certains moments de son histoire, n’a pas hésité à exploiter l’antisémitisme pour ses propres intérêts. Dans son ouvrage Chasser les juifs pour régner (Perrin, 2016), Juliette Sibon décrit comment la monarchie française, du XIIIᵉ au XVᵉ siècle, s’est dotée d’édits expulsant les juifs pour asseoir son autorité contre les pouvoirs locaux. Ainsi, selon elle, les juifs auraient constitué des « vecteurs de puissance publique : en les chassant, le roi montre qu’il peut décider du sort de tout sujet, partout ». A la fin du XIXᵉ siècle, l’affaire Dreyfus éclate. L’antisémitisme est alors mobilisé comme un levier politique interne qui soude les forces conservatrices et nationalistes autour d’un ennemi commun – le « traître juif » – dans un contexte de lutte contre la République laïque.
Quelques années auparavant, un autre épisode illustre déjà l’usage stratégique de la haine antijuive par un Etat. C’est l’ »affaire de Damas ». En 1840, l’assassinat d’un moine capucin, le père Thomas, et de son domestique musulman est imputé aux juifs, accusés d’un meurtre à prétention rituelle. Le consul de France à Damas Benoît de Ratti-Menton soutient alors activement l’accusation portée contre la communauté juive. Et ce pour une raison hautement stratégique : en appuyant les autorités locales, fidèles à Muhammad Ali, vice-roi d’Egypte en lutte contre l’Empire ottoman, il cherche à renforcer l’influence française au Levant, face à la Grande-Bretagne et à l’Autriche, alliées de Constantinople.
Si à l’époque, un consul de France soutient sans vergogne l’idée selon laquelle les juifs pratiqueraient des rites sacrificiels – ce qui rappelle certaines théories du complot que l’on peut trouver sur X aujourd’hui –, c’est bien parce qu’il savait pouvoir s’appuyer sur toute une littérature. « Nous sommes en présence d’un ensemble de rumeurs et de légendes fabriquées et instrumentalisées, qui ont fini par donner naissance à un grand récit d’accusation, fonctionnant comme un mythe mobilisateur. Au Moyen Age, le cadre théologico-religieux des accusations de meurtre rituel est constitué par la démonologie : les juifs sont perçus comme incarnant les forces des ténèbres. L’historien Joshua Trachtenberg rappelle que la chrétienté médiévale percevait le juif comme ‘sorcier, meurtrier, cannibale, empoisonneur, blasphémateur, disciple du diable’ », explique le sociologue et philosophe spécialiste de l’antisémitisme Pierre-André Taguieff.
Deux mille ans de littérature à charge
Cet imaginaire cimenté sur plusieurs siècles et qui, depuis, sert de justification à l’antisémitisme est enrichi par de nombreux auteurs au XXᵉ siècle. Roger Lambelin évoque par exemple l’impérialisme comme trait héréditaire du peuple juif ; dans Rigodon, Céline désigne le livre fondateur comme le texte « le plus cochon, plus raciste, plus sadique que vingt siècles d’arènes, Byzance et Petiot mélangés !… de ces racismes, capilotades, génocides, boucheries des vaincus que nos plus pires grands guignolades tournent pâles et rosâtres en rapport, ‘suspense’ pour écoles maternelles… » ; sans oublier le Protocole des Sages de Sion – un faux antisémite rédigé au début du XXᵉ siècle qui prétend révéler un complot juif mondial pour dominer la planète – qui, par sa diffusion massive, a « banalisé la figure répulsive du juif comme conspirateur et puissance occulte », résume le sociologue Pierre-André Taguieff. Le faux est d’ailleurs mentionné à l’article 32 de la charte d’Allah, plateforme du Mouvement de la résistance islamique (le Hamas), rendue publique le 18 août 1988.
Au XVIᵉ siècle, le protestant Martin Luther, dans Des Juifs et de leurs mensonges – ouvrage qui deviendra une référence antijuive –, écrit : « Les juifs, qui s’empiffrent et vivent dans le luxe de nos biens durement gagnés, [sont] misérables et maudits. » Et l’hostilité à l’égard des minorités juives dans des écrits remonte jusqu’à l’Antiquité. Le prêtre égyptien Manéthon, rapporté par l’historien Flavius Josèphe, raconte ainsi qu’un pharaon aurait expulsé des « lépreux » et des « impurs » d’Egypte, lesquels auraient été dirigés par un prêtre apostat nommé Osarsiph, rebaptisé Moïse. Sans jamais nommer explicitement les juifs, le récit les assimile insidieusement à une population contaminée et subversive. Flavius Josèphe le considère alors comme une construction calomnieuse visant à délégitimer l’identité juive. Et si trois siècles après Manéthon, Tacite reconnaît dans sa grande digression ethnographique sur la Judée (Hist.5, 2-13), la solidarité des juifs (« fides obstinata, misericordia in promptu »), l’historien romain ajoute aussitôt : « Sed adversus omnis alios hostile odium » (en français, « envers tous les autres, une haine hostile »).
Une stratégie électorale pensée autour de la question de l’antisémitisme
Cette rhétorique, longuement analysée par le philosophe et historien Pierre-André Taguieff dans ses travaux sur l’antisémitisme, repose sur un renversement accusatoire : en accusant les juifs de haïr les autres, les antisémites cherchent à légitimer la haine qu’ils leur vouent. Le philosophe parle alors d’inversion victimaire, un procédé qui alimente encore aujourd’hui les discours antisémites.
C’est justement ce qui est régulièrement reproché à Jean-Luc Mélenchon, qualifié par le député socialiste Jérôme Guedj lors du dernier congrès du PS de « salopard antisémite ». « Jean-Luc Mélenchon a déjà montré qu’il savait identifier les sous-entendus antisémites d’un discours, comme lorsqu’il avait qualifié l’usage par Ségolène Royal de la formule évangélique ‘Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font’ d’énormité au regard de ‘l’antisémitisme subliminal’ qu’elle charriait », rappelle Milo Lévy-Bruhl, docteur en philosophie politique et auteur d’ »A l’ombre de la question juive, la regrettable lucidité des juifs de France » (Le Philosophoire, 2019). « Difficile, dans ce contexte, de croire qu’il ignore ce que ses propres formules impliquent », ajoute-t-il.
Sans charger le leader insoumis d’être lui-même antisémite, Gérald Bronner estime qu’il pratique « a minima » le « dog whistle », une technique dite aussi du « sous-discours », qui consiste à utiliser un langage suggestif qui sera décodé par des groupes sociaux particuliers sans susciter la désapprobation des autres. C’est ce que Pierre-André Taguieff appelle le « discours antijuif d’exportation », fabriqué pour être idéologiquement acceptable par tel ou tel public visé. Ici, un électorat potentiellement sensible aux discours antisémites. Or une enquête de l’Ifop datant de décembre 2018 révèle que 33 % des sympathisants de La France insoumise se disaient « d’accord avec la thèse de Dieudonné sur l’existence d’un complot sioniste à l’échelle mondiale ».
En 2024, 29 % d’entre eux estiment que la création d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste, selon les chiffres de la radiographie de l’antisémitisme en France de la Fondapol. Résultat ? « C’est au Rassemblement national que profite ce nouvel antisémitisme » caché dans le cheval de Troie de l’antisionisme, fait remarquer le sociologue Michel Wieviorka, qui s’étonne de voir « ce parti fondé par des antisémites notoires devenir soudainement philo-juif et pro-Israël ». Une fois encore, rien de neuf. L’instrumentalisation de l’antisémitisme ou de l’antijudaïsme à des fins personnelles ou politiques remonte au moins à l’Antiquité romaine.
Au Iᵉʳ siècle, un violent incendie ravage la Ville éternelle. Les premiers soupçons se portent sur Néron, accusé d’avoir détruit Rome pour la redessiner à sa guise. Pour sauver sa peau, l’élève de Sénèque fait alors porter le chapeau aux communautés monothéistes, faites de minorités chrétiennes et juives. Mais ce n’est pas tout. Un empereur romain plus tôt, Flaccus, alors préfet d’Egypte, cherchait à plaire au nouvel empereur Caligula, hostile à la minorité juive. Pour s’attirer les bonnes grâces du nouvel empereur, Flaccus les prive du statut de citoyens d’Alexandrie alors même qu’il était chargé de leur protection sous le règne de Tibère. Cette décision, d’un cynisme exemplaire, conduit à ce que de nombreux historiens considèrent comme le premier pogrom documenté de l’Histoire.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/de-caligula-a-netanyahou-lantisemitisme-comme-outil-de-destabilisation-a-travers-les-ages-5VIZH37Q7FH3DLV6L535XGILWE/
Author : Ambre Xerri
Publish date : 2025-06-21 15:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.