Et d’un coup, tout s’emboîte. Dans Deux bombes sous le Rainbow Warrior (Flammarion), le livre-enquête qu’Hervé Gattegno, directeur de la rédaction de Radio Classique, consacre à l’affaire Greenpeace, quarante ans après, l’inexplicable finit par prendre son sens. Comment la gauche socialiste a-t-elle pu commanditer un attentat contre une ONG écologiste en Nouvelle-Zélande ? Le 10 juillet 1985, le photographe néerlandais Fernando Pereira meurt sous l’effet des deux bombes posées par la DGSE sous le navire.
Au fil des archives et des témoignages, les ingrédients du désastre apparaissent. Cinq ans plus tôt, une opération magistrale menée à Gênes a convaincu la haute hiérarchie militaire que le service action de la DGSE était capable de merveilles. Chez les gradés, on se monte la tête autour de Greenpeace, forcément inféodée au KGB, et sur la défense des essais nucléaires, que l’ONG veut perturber. Charles Hernu, le ministre de la Défense, est un « fana mili » en extase devant les services secrets. François Mitterrand veut prouver qu’il peut endosser les attributs d’un pouvoir fort. Les espions préparent mal l’opération organisée dans l’urgence. Ils jouent de malchance, ont mal jaugé le zèle des citoyens néo-zélandais, très prompts aux signalements à la police. Alain Mafart et Dominique Prieur, les « faux époux Turenge », feront presque trois ans de prison au nom de la France. La « troisième équipe », celle des poseurs de bombes de la DGSE, rentrera indemne sur le territoire.
A la lecture de certains détails, on frémit. Comme quand l’amiral Lacoste, directeur de la DGSE, révèle que Charles Hernu et Jean Saulnier, le chef d’état-major particulier du président de la République, le « félicitent » pour la réussite de l’opération, malgré la mort d’un homme. On découvre avec effarement le face-à-face au pistolet, digne d’un film de Quentin Tarantino, entre le directeur de cabinet du ministre de la Défense et un haut cadre de la DGSE. Au centre de cette tragédie aux accents parfois satiriques, François Mitterrand, plus manipulateur que jamais, qui ment à tous et que tous protègent, lui qui a bel et bien ordonné le sabotage.
Hervé Gattegno signe avec cette enquête chirurgicale son second livre sur les affaires d’Etat de la cinquième République, après Un cadavre sur la route de l’Elysée (Flammarion), consacré à l’affaire Markovic. Auprès de L’Express, il revient sur ses trouvailles… et notamment le moment clé, la révélation de la « troisième équipe » de saboteurs, grâce aux confidences au Monde d’un haut cadre du gouvernement.
L’Express : Pourquoi se replonger dans le dossier du Rainbow Warrior quarante ans plus tard ?
Hervé Gattegno : Trois raisons. D’abord, pour le journaliste d’enquête que j’ai été, l’affaire Greenpeace marque une sorte de tournant. La deuxième raison c’est que j’ai pris goût avec mon précédent livre sur l’affaire Markovic à ce travail un peu original qui consiste à mêler les techniques de l’investigation au travail historique. La troisième raison, c’est que j’y avais été un peu associé puisque pour les vingt ans de l’affaire, en 2005, quand j’étais journaliste au Monde, j’avais publié des extraits du rapport de l’amiral Lacoste, directeur de la DGSE au moment de l’affaire, dans lesquels il disait sa vérité sur le Rainbow Warrior. Je publie cette fois en entier dans mon livre ce qui est un document d’archive à mon sens inestimable puisque je ne crois pas que la DGSE en ait un exemplaire et je sais que la famille de l’amiral Lacoste elle-même n’en a pas.
Beaucoup d’acteurs de cette affaire ont menti. Pourquoi considérer que l’amiral Lacoste dit la vérité dans ce rapport qu’il a adressé à André Giraud, ministre de la Défense entre 1986 et 1988 ?
L’essentiel de ce qu’il dit est recoupé par les archives et par les témoignages. Il n’a pas de raison de ne pas dire la vérité, d’autant plus qu’il ne se donne pas particulièrement le beau rôle. Il reconnaît que la DGSE a mal préparé la mission, par manque de temps. Il ne charge pas non plus particulièrement Mitterrand. Mais il est vrai qu’il donne une information capitale : Mitterrand en personne valide l’opération le 15 mai 1985 lors d’un rendez-vous avec Lacoste à l’Elysée. D’ailleurs, Lacoste n’était pas obligé de demander la validation du président de la République, traditionnellement requise concernant les opérations « homos », les assassinats ciblés. Or il s’agit d’une opération « arma », de la destruction d’un véhicule, l’ordre de Charles Hernu, ministre de la Défense, suffisait. Mais Lacoste tient à s’assurer que Mitterrand est d’accord… en espérant semble-t-il, qu’il mettra son veto. C’est l’inverse, Mitterrand confirme l’ordre. Si Lacoste fait ça, c’est pour sortir de l’ambiguïté, donc l’explication qui consiste à dire que si Mitterrand a donné son feu vert, ça ne peut être que parce que la conversation était ambiguë ne tient pas.
Pourquoi le pouvoir socialiste commandite-t-il l’attentat ? Les enjeux paraissent a posteriori assez dérisoires, puisqu’on vise Greenpeace, une ONG écologiste.
Il y a plein d’explications qui se mêlent. Il y a une explication politique : les socialistes veulent utiliser l’armée militaire et les services de renseignement parce qu’ils veulent s’inscrire dans la filiation gaullienne, d’autant plus sur la dissuasion nucléaire. Il y a le rôle particulier d’Hernu qui est complètement « fana mili », qui n’en revient pas, lui le fils de gendarme, d’être le premier soldat de France. Ces gens-là veulent montrer aux Français et aux militaires que la force ne leur fait pas peur. Et nous sommes dans un contexte où les amiraux et les généraux sont ulcérés par les manœuvres de Greenpeace. On est au milieu des années quatre-vingt, la haute hiérarchie militaire française voit des agents de l’Est partout, donc ils sont absolument persuadés que Greenpeace est une officine aux mains des Soviétiques, un sous-marin communiste. Lacoste le croit, par exemple. Le colonel Lesquer, chef du service Action de la DGSE à l’époque, continue à soutenir que l’opération est une réussite et que le photographe Fernando Pereira, tué dans l’attentat, était un agent du KGB, ce qu’aucun document ne démontre.
Il y a par ailleurs une mécanique de surenchère qui se met en place parce que le service action, à l’intérieur de la DGSE, est un service qui se sent mal aimé et déconsidéré, qui a peu travaillé depuis dix ans. Les nageurs de combat eux-mêmes se sentent mal aimés. Le colonel Lesquer est un ancien nageur de combat, il a à cœur de montrer au ministre de quoi ses hommes sont capables. Cette addition de petites causes entraîne la France dans une opération incroyablement aventureuse, que toute personne raisonnable aurait jugée insensée.
Comment cette opération se déroule-t-elle en Nouvelle-Zélande ?
C’est à partir d’une malchance que toute la pelote se dévide. L’affaire bascule dans la nuit du 11 juillet, quelques heures après l’attentat, quand un vigile a pris la plaque d’immatriculation d’un van sur la baie d’Hobson. A partir de là, tout se dérègle. C’est ainsi que les époux Turenge sont arrêtés avant leur départ de Nouvelle-Zélande, à quelques heures près. Ils ont failli prendre leur avion et on n’aurait jamais entendu parler d’eux.
Dans le livre, vous évoquez le « civisme légendaire » des Néo-Zélandais. N’est-ce pas le rôle d’un service secret de tenir compte des particularités locales ?
Incontestablement, cette opération n’a pas été montée comme elle aurait dû l’être. Les agents qui y ont participé le disent eux-mêmes, le fait qu’il n’y ait pas eu de « réunion des cas conformes », c’est-à-dire de réunion sur les imprévus potentiels, c’est complètement anormal. Normalement, une opération comme celle-là se prépare pendant un an. Là, on a confondu vitesse et précipitation, sous la pression d’Hernu et de la haute hiérarchie militaires. Plusieurs détails le montrent. Les repérages en Nouvelle-Zélande, sont effectués par une agente qui n’a pas de compétences de nageur de combat. Et puis le jour même, les espions se rendent compte que le quai fait 100 mètres de plus que ce qu’ils pensaient, car ils ont fait des plans sur carte postale. On les a obligés à travailler dans une trop grande précipitation. On a pris des risques inconsidérés.
Après l’attentat, pourquoi ne pas négocier discrètement avec la Nouvelle-Zélande ?
C’est ce que propose Lacoste. Ce sont des choses qui arrivent dans les services secrets, c’est arrivé aux Américains, aux Russes, à Israël… Les démocraties ne peuvent pas reconnaître officiellement un acte illégal à l’étranger mais il est possible de proposer d’arranger les choses, d’indemniser, de proposer officieusement des contreparties… On ne sait pas si ça aurait été accepté par la Nouvelle-Zélande. La France n’a pas souhaité demander. L’autre possibilité, c’est de charger la DGSE, de dire qu’ils ont agi seuls, sans le pouvoir politique. Ma conviction, qui affleure dans de nombreux documents, c’est qu’il n’y a pas suffisamment de confiance entre le pouvoir politique de l’époque et l’armée. Mitterrand a peur que si on charge les militaires, ils se révoltent et commencent à parler. C’est pourquoi il impose le mensonge. Il se l’impose à lui, il l’impose à Charles Hernu, il l’impose à la hiérarchie militaire et il finit par l’imposer à tout le système. Le mensonge se répand comme un virus.
Mitterrand va jusqu’à organiser une « comédie », écrivez-vous, à destination de Laurent Fabius à l’Elysée. Lui et Hernu lui mentent les yeux dans les yeux, jurent ne rien savoir de l’attentat en Nouvelle-Zélande.
C’est une scène absolument incroyable. J’en retiens une forme de naïveté. Fabius, c’est un mélange d’orgueil et de naïveté. Cet homme remarquablement intelligent n’arrive pas à envisager que François Mitterrand ait pu lui mentir, qu’il ait pu valider une telle opération. Il se dit que c’est Hernu qui a tout manigancé, qu’il est le seul à mentir. Il s’accommode de cette version. Cette version n’est admissible que si on ignore qu’il y a eu le rendez-vous du 15 mai entre Lacoste et Mitterrand.
Le 17 septembre, Le Monde révèle l’implication de la « troisième équipe » de la DGSE, celle qui a perpétré l’attentat. Qui leur donne l’information ?
Edwy Plenel l’a révélé, c’est pour ça que je peux le dire : c’est Pierre Verbrugghe, le directeur général de la police nationale, qui leur a donné l’information. Verbrugghe pense que pour protéger l’Etat, il faut prendre cette décision qui va, en apparence, l’affaiblir. Il connaît Mitterrand depuis très longtemps. Il a compris qu’il ne lâchera pas Hernu, et donc il lui force la main, en parlant à Plenel et à Georges Marion du Canard enchaîné. A ma connaissance, il le fait tout seul, sans en parler à son ministre, Pierre Joxe.
Qui donne l’information à Pierre Verbrugghe ?
On ne sait pas mais on sait à qui il parle. Il parle à Gilles Ménage, le directeur de cabinet adjoint de François Mitterrand. Ménage a des informations par François de Grossouvre, conseiller à l’Elysée, lui-même un des confidents de l’amiral Lacoste. Il est très probable qu’il ait eu des informations par ce canal. Il y a aussi une autre source, qui parle à l’Express, et qui va sauver Le Monde…
Comment ça ?
Après la publication de l’article sur la « troisième équipe », Hernu continue à nier. La France n’y est pour rien. Il menace d’attaquer en diffamation Le Monde. Mais Jean-Marie Pontaut, grand reporter à l’Express, a sa propre source. Ils se retrouvent place des Ternes, chacun dans sa cabine téléphonique, puis montent dans une voiture. La source confirme la « troisième équipe » à Pontaut et surtout, lui donne les initiales des poseurs de bombes. L’Express paraît vendredi mais Pontaut donne son scoop à Plenel. Le Monde publie les initiales jeudi après-midi. Mitterrand démissionne Hernu le vendredi.
La folie s’empare alors de la DGSE, avec notamment ce face-à-face au pistolet entre Patrick Careil, le directeur de cabinet du ministre de la Défense et le colonel Moreau, le chef du contre-espionnage de la DGSE.
A la DGSE, ils se sentent lâchés et ils pètent les plombs. Ils sont persuadés que tout le monde surveille tout le monde. Qu’il y a des agents doubles ou triples à tous les étages. Que les services de l’Etat sont infiltrés par des puissances étrangères. Lors de ce rendez-vous, le colonel Moreau est surexcité, il sort nerveusement un pistolet. Patrick Careil lui aussi sort une arme d’un tiroir. Et il dit assez drôlement qu’il ne savait pas s’en servir. Donc, ça aurait pu hyper mal tourner. C’est une scène folle, une scène de film.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/herve-gattegno-sur-le-rainbow-warrior-la-dgse-etait-persuadee-que-greenpeace-cetait-le-kgb-CWEZCNIVCFBNVF3SOJGYDZLJOE/
Author : Etienne Girard
Publish date : 2025-06-21 10:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.