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Patrick Boucheron, l’historien qui bouscule le Collège de France : comment il pousse une professeure favorable au hijab à l’école

Patrick Boucheron, l’historien qui bouscule le Collège de France : comment il pousse une professeure favorable au hijab à l’école

C’est donc lui le « caïd », le « chef de meute » que décrivent éminents et chenus professeurs d’histoire, chuchotant depuis les couloirs de la Sorbonne jusqu’aux escaliers de l’Institut ? Lui qui perpétuerait à coups de menton et d’anathèmes la démolition du grand récit national ? Chemise verte brouillonne sur un jean fatigué, cheveux pagailleux, Patrick Boucheron ne ressemble pas à son personnage urticant. Regard vif-argent, voix hésitante malgré le verbe dru, le sexagénaire soupire à l’évocation des méfaits dont l’accusent les cénacles de médiévistes : « Je n’ai pas de goût particulier pour la castagne, je ne vois rien en moi fasciné par la violence ou l’autorité. »

Tel un chat dans un fauteuil de velours râpé, il reçoit dans son bureau-bibliothèque du Collège de France, l’auguste institution au cœur du Paris médiéval, tapis aux couleurs sourdes, rayonnages et empilements de livres. Un silence érudit plane dans la pièce. Le professeur rentre tout juste d’une tournée intercontinentale, cinq semaines de colloques et de conférences, valises posées au Japon, au Pérou, en Argentine, puis à Oxford. « L’entre-soi est un enfer », songe celui qui, pourtant, n’aime rien tant que la disputatio, plongé avec délectation dans le chaudron à escarmouches. Ses adversaires disent son incapacité à accueillir les divergences et la pugnacité de son réseau, tandis que ses amis louent l’enseignant phénoménal s’étant donné, depuis trente ans, mission de renouveler l’histoire de France, et singulièrement celle de ce Moyen Age fangeux, si sombre dans notre psyché que son adjectif est devenu synonyme de crasse obscurantiste.

Au Collège de France, où il est élu depuis 2015, le bourreau de travail prépare pour l’été 2026 un colloque sur l’histoire mondiale des nations, se félicitant par ailleurs d’engager la maison sur le chemin de l’égalité hommes-femmes – une parité révolutionnaire au goût des anciens -, tout en agrégeant, autour de lui, un cercle de professeurs, tous de gauche, tous voués aux sciences humaines, résolus dans son sillage à secouer les murs. Bien qu’il s’en défende avec énergie, ses collègues l’ont ce printemps soupçonné de briguer la succession de Thomas Römer au poste d’administrateur, tant il eut avec le bibliste, lors d’une réunion de bureau, quelques mots emportés. « C’est faux, je ne souhaite pas devenir administrateur, je fais assaut de loyauté vis-à-vis de cette institution », balaie, catégorique, l’historien, également suspecté par ces mêmes opposants de vouloir faire élire au Collège l’économiste de gauche Thomas Piketty.

Plus tangible, la fébrilité autour de la création d’une chaire de théorie politique, à laquelle neuf professeurs (parmi lesquels le sociologue anthropologue Didier Fassin, l’historien Antoine Lilti ou la professeure de droit Samantha Besson) cogitent avec lui depuis deux ans. Comme il est d’usage, il est réfléchi, dans la plus stricte confidentialité, à un intitulé de chaire, à laquelle personne ne candidate officiellement. Quelques universitaires qualifiés sont ensuite approchés, soupesés, puis invités délicatement à transmettre leurs travaux sans rien jamais ne déclarer de leur appétit. Au terme d’une méticuleuse approche, un profil est in fine retenu, chargé ensuite, taisant toujours sa candidature, de visiter un par un la quarantaine de titulaires de chaire. Qui ensuite voteront pour l’unique impétrant en lice. Drôle de méthode qui, primo, vise à chercher longuement le consensus et, secundo, revient à ce que des biologistes, des astrophysiciens, des mathématiciens et des anthropologues élisent un historien, un philologue ou un musicien – et l’inverse. Autrement dit, les trois quarts du corps professoral élisent un confrère dont ils ne comprennent ni les travaux ni l’apport scientifique. Ça, c’est l’usage en vigueur depuis quatre siècles.

L’agitateur en chef du Collège de France

Pour la future chaire de théorie politique, les neuf enseignants en sciences humaines ont songé à deux femmes : Hélène Landemore, politologue de l’université de Yale, et Cécile Laborde, professeure à Oxford. Or cette fois, le consensus s’est mué en épineuse discorde. Car Patrick Boucheron et ses camarades préfèrent franchement Cécile Laborde, éminente chercheuse interrogeant, depuis la Grande-Bretagne, la laïcité à la française. Une universitaire favorable au port du hijab en milieu scolaire, écrivant ainsi qu’ »aucune des grandes raisons invoquées par les tenants de la République ne peut justifier l’interdiction du port du foulard dans les écoles ».

Les ennemis de Patrick Boucheron au Collège de France, peu sensibles aux sirènes du multiculturalisme, s’étranglent. Ils confient, furieux, que lui et ses proches, tous soutiens de Cécile Laborde, auraient verrouillé l’intitulé de la chaire afin de bloquer Hélène Landemore, refusant même que le dossier de cette dernière soit discuté – « même Pierre Bourdieu n’aurait pas osé un truc pareil », s’étrangle, mezzo voce l’un d’eux. Niant toute intervention, et agacé que les secrets de la possible chaire aient fuité, le médiéviste réfute toutes les accusations. Mais il ne déteste point irriter et égratigner, s’abritant derrière la vieille tradition d’intellectuels à la française, ces personnages ayant délaissé le labeur académique pour lui préférer la fièvre médiatique, à l’instar d’un Sartre ou d’un Michel Foucault.

Pourquoi et comment ce solitaire, sans œuvre scientifique imposante ni école structurée, est-il devenu l’agitateur en chef du Collège de France ? Comment lui, dont la carrière universitaire fut si brève, (trois ans de chaire à la Sorbonne, 2012-2015), obsède-t-il à ce point ? Commençons par un rappel ; il n’est pas, tant s’en faut, le premier des historiens célèbres. Avant lui, la France a lu et aimé Fernand Braudel, Emmanuel Le Roy Ladurie, Marc Bloch, Georges Duby, Jacques Le Goff et tant d’autres, dont Pierre Nora, décédé le 2 juin. Avant lui donc, beaucoup de grands et de célèbres qui émerveillèrent, diffusant recherches érudites et magistrales. Après la disparition en 1996 de Georges Duby, il y eut un désamour, l’époque se piquant de philosophes, de psychanalystes renvoyant les experts du divorce de Lothaire II à leurs grimoires.

Au Collège de France, la chaire d’histoire médiévale demeura inoccupée quinze ans, du jamais vu depuis le XVIe siècle, comme si le pays tout entier se détournait du Moyen Age, ce moment de naissance du royaume de France, persuadée que regarder Game of Thrones suffisait désormais. Puis, la question a rejailli. Qu’avons-nous hérité de l’époque qui dessina nos frontières, fixa notre langue et écrivit notre première littérature ? Les médiévistes sortirent peu à peu de leur silence, ils se disputèrent autour de la mutation de l’an mil, s’escagassèrent sur les conséquences de la réforme grégorienne. Dans ces querelles ardentes, Patrick Boucheron soutient ses fidèles et mord ses adversaires, jusqu’à écrire des courriers aux revues savantes les publiant pour s’en émouvoir.

Nuance n’est pas Boucheron

Rayonnant loin de l’université, à laquelle il n’appartient plus, ce qui fait de lui le contraire d’un mandarin, faute d’élèves et de thèses à diriger, il dispense ses cours au Collège de France et attire les foules, explosant les compteurs du site de l’institution les diffusant en ligne. Virtuose des digressions savantes sur la peste noire ou sur les statues équestres des princes dans les cités italiennes du XVe siècle, la rock star des librairies voit ses livres traduits dans toutes les langues depuis qu’il conçut et dirigea, en 2017, le phénoménal blockbuster L’histoire mondiale de la France (Seuil), l’ouvrage d’histoire le plus vendu de tous les temps – 215 000 exemplaires -, décliné dans treize pays, (Portugal, Espagne, Italie, Allemagne, Grèce, Hongrie…) et, l’an prochain, réédité en France. Son nom, délicieusement franchouillard, résonne sur les campus américains, indiens, chinois, australiens ou africains, où l’adule une cour de chercheurs et d’universitaires. Puissant directeur de collection au Seuil, il siège au comité de direction de la revue Histoire, au conseil scientifique des Rendez-vous de l’histoire de Blois, à ceux du Mucem de Marseille et du musée national d’Histoire de l’immigration, porte Dorée à Paris, tout comme il est producteur sur France Culture, France Inter et auteur de séries diffusées sur Arte.

Et puis, surtout, l’acmé mondiale, la consécration en mondovision : la coécriture de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, spectacle hyperbolique où, durant plus de trois heures et devant les écrans de toute la planète, 2 000 artistes ont chanté et dansé une France joyeuse, festive, plurielle – et sanglante, sacrilège. Il collectionne ainsi depuis dix ans les hauts faits, olympiques et éditoriaux, figure publique, dont la voix porte au point qu’il partage ses intentions de vote, déclarant l’été dernier dans L’Humanité soutenir le Nouveau Front populaire, la « seule alternative à un pouvoir séditieux », selon lui. Nuance n’est pas Boucheron.

Tout commença pourtant sagement. Né dans une famille nombreuse, père médecin généraliste à La Varenne Saint-Hilaire (Val-de-Marne), le jeune Boucheron ne connaît, adolescent, de l’histoire que les spectacles de Robert Hossein, pour lesquels une fois l’an ses parents achètent des places. Brillant élève, fou des radios libres dans la fièvre desquelles il passe son bac, il aime la littérature et la philosophie, lisant en classe préparatoire Michel Foucault et se découvrant « le goût de l’écriture ». Reçu premier à l’ENS Saint-Cloud en 1985, il s’enflamme pour l’histoire et dès lors déroule un parcours étincelant de méritocratie républicaine. Premier à l’agrégation en 1988, doctorat en 1994, années matricielles pour comprendre son fonctionnement. L’ENS Saint-Cloud accueille alors ses dernières promotions de garçons, encadrées par des enseignants exclusivement masculins, et il se coule dans l’esprit de caserne.

Les « cloutiers » forment une bande soudée, virile, rude. Ayant atteint désormais l’âge d’être grands-pères, ces derniers racontent leur ultime voyage d’études au Maroc, avec lui assis, jambes écartées, au fond de l’autocar, mouchoir à quatre nœuds posé sur la tête, qui entonne des chants paillards en faisant se gondoler de rire l’assemblée, abreuvée aux bocks de bière fraîche. « C’était le chef de troupe », dit l’un d’eux. Sans le savoir encore, il constitue là son premier réseau, fort en gueule. Durant son service militaire, il fait rire les gradés, obtenant la levée des sanctions frappant ses camarades – un bon copain, le boss, terreur des timides et des convenables. Devenu « caïman », comme on nomme à Normale sup les maîtres de conférences, il rayonne, cours exceptionnels, « ses plans si brillants qu’ils forçaient l’admiration », se souvient Etienne Anheim, et capacité narrative hors du commun.

Il est sorti depuis toujours des bornages chronologiques traditionnels. Mais Jacques Le Goff ou Marc Bloch faisaient de même

Florian Mazel, professeur d’université

L’enseignant néophyte pose toutefois son attention à la marge de son champ disciplinaire. Spécialiste de l’Italie, et non de la France, et du Moyen Age tardif, le XVe siècle italien proche de la Renaissance, il brouille les périodes. Spécificité poursuivie au Collège de France, où l’intitulé de sa chaire « Histoire des pouvoirs du XIIIe au XVIe siècles » choque ses pairs, aux yeux desquels la périodicité, méditerranéenne, disrupte. « Il est sorti depuis toujours des bornages chronologiques traditionnels, commente Florian Mazel, professeur d’université, lui aussi ancien cloutier. Mais Jacques Le Goff ou Marc Bloch faisaient de même. »

L’amour de la provoc

Convaincu que l’histoire est une écriture, une puissance narrative, il soutient, en 2009, son habilitation à diriger des recherches en explorant « la politique monumentale et la création artistique dans les villes d’Italie à la fin du Moyen Age ». Et pose là la deuxième pierre de son édifice. Outre la bande de fidèles, l’articulation du politique avec le culturel. En étudiant les statues équestres des princes milanais sur les places publiques, « il se pose en vis-à-vis du politique », précise encore Florian Mazel, il interroge la construction du récit, la force des images et la mise en scène du pouvoir. Nommé maître de conférences à la Sorbonne, il observe le rayonnement du grand médiéviste Pierre Toubert, son directeur de thèse, décédé mi-juin, et se faufile dans les déjeuners suivant ses séminaires, ces longues tablées entourant le maître et buvant ses paroles. Toubert, dont les travaux sur l’incastellamento (le regroupement villageois exercé autour d’un château) furent majeurs, cherche alors un secrétaire pour sa mission d’évaluation des universités. Boucheron se propose et tisse son maillage parmi toutes les facultés.

2008, le jeune universitaire à la plume chatoyante transgresse une première fois. Il publie aux éditions Verdier, maison fondée par d’anciens compagnons de la Gauche prolétarienne, un livre singulier, Léonard et Machiavel, imaginant – faute de documents – la rencontre, en 1502, à Urbino, sous les auspices de César Borgia, entre Léonard de Vinci, le vieux maître, et Nicolas Machiavel, le jeune secrétaire de la chancellerie florentine. Un texte gracieux, évocateur, qui consterne dans les rangs académiques. Inventer une rencontre entre deux personnages historiques, sans preuve documentaire, on s’étrangle, et certains collègues pointent avec méchanceté que l’Américain Roger D. Masters a écrit, dix ans auparavant, Fortune is a River. Leonardo Da Vinci and Niccolo Machiavelli’s Magnificent Dream to Change the Course of Florentine History, ouvrage ne figurant pas parmi les sources. Ses amis l’exonèrent, l’histoire est un puzzle, dont les pièces manquent, et puis n’est-ce pas généreux de sortir de sa chapelle, d’aller à la rencontre d’un auditoire non lettré ? « Mon public préféré, ce ne sont pas les gens qui aiment l’histoire, je me souviens que je ne l’ai pas toujours aimée, j’ai écrit ce livre pour que ma mère comprenne mon travail », commente son auteur. Partant, sa carrière éditoriale décolle.

Aux éditions de l’Alma, il apporte « de très bons livres, se remémore Jean-Maurice de Montrémy, fondateur de l’éphémère maison. Il avait énormément d’idées, repérant d’excellents auteurs, il se fichait totalement de l’argent. » Sanjay Subrahmanyam, professeur d’histoire économique à l’université de Californie à Los Angeles, se souvient d’un quadragénaire modeste, soucieux des autres. Bientôt, les éditions du Seuil le repèrent, marchepied colossal. Désormais l’historien, qui attend 2012 pour obtenir son habilitation à diriger des recherches, peut donner à ses pairs une chance d’exister – et de gagner quelques sous. Il peut aussi tenir à distance, écarter, réduire au silence. Au sein de la revue L’Histoire, fondée par Michel Winock, il anime la fronde quand celle-ci est rachetée, haranguant les assemblées de salariés sur les méfaits des puissances de l’argent, découvrant que son verbe galvanise.

Le spécialiste du XVe siècle milanais, concurrencé sur son terrain par nombre d’Italiens, s’interroge pourtant. Son rayonnement universitaire est faible, ses livres, délicieux à lire, ignorés des bibliographies, il n’a pas fait école, la faculté le bride et l’ennuie. En revanche, plume féconde, énergie inépuisable, le « cloutier » aime les coups, la provoc. Ses adversaires griffent qu’il peine à travailler ses sources, ces manuscrits à la complexité linguistique échevelée, se faisant aider par l’éminent Jacques Dalarun, traducteur et déchiffreur d’une puissance sans pareille.

Emerge alors un courant historiographique né dans les universités américaines via des chercheurs indiens ou africains : la « world history », ou l’histoire globale, l’idée selon laquelle aucune histoire ne saurait s’étudier à l’intérieur de ses frontières, tout étant métissage, brassage. Une conviction qui résonne chez l’ami de Machiavel et de Léonard de Vinci, nourri par son tropisme italien, ce pays qui ne fit nation qu’au XIXe siècle. Il n’a pas inventé l’histoire globale, il l’a importée. « En plein débat sur l’identité nationale, il se dit que l’histoire savante a quelque chose à dire à la société contemporaine, et que oui, notre histoire est faite de circulation et d’immigration », explique Etienne Anheim. En 2015, il dirige chez Fayard, L’histoire du monde au XVe siècle : aux origines de la mondialisation, succès d’estime, premières échauffourées chez les tenants d’une étude classique.

En plein débat sur l’identité nationale, il se dit que l’histoire savante a quelque chose à dire à la société contemporaine, et que oui, notre histoire est faite de circulation et d’immigration

Etienne Anheim

Au Collège de France, l’agitation donne des idées. Voilà un historien qui a du coffre, une surface, et assurément un verbe capable de remplir un amphithéâtre. « Nous cherchions un historien charnière entre le Moyen Age et la période moderne, son concurrent était scientifiquement supérieur, mais il avait pour lui sa vivacité, son talent oratoire », se souvient ainsi le médiéviste et philologue Michel Zink, qui, ayant assisté à l’un de ses colloques, met en garde ses pairs. Le candidat, leur dit-il, « est menacé par le piège médiatique ». Sanjay Subrahmanyam, élu au Collège comme professeur invité l’année précédente, est également consulté. Il fait la moue, pointe le manque de carrière universitaire. Nonobstant, le voici élu, sacré de la plus éminente distinction de l’enseignement supérieur français, accueilli dans une institution qui, suprême paradoxe, ne délivre aucun diplôme, ouvrant ses portes à qui veut se nourrir des savoirs les plus pointus du moment.

« Il a de l’aigreur envers l’histoire de France »

Pour sa leçon inaugurale, le médiéviste fait salle comble, invitations envoyées au Tout-Paris palpitant à gauche, une poignée d’ambassadeurs, des hiérarques du Parti socialiste et une palanquée de journalistes. Son propos fait s’étrangler quelques professeurs, regrettant, jurent-ils sur-le-champ, leur vote. « Sa leçon m’a consterné, elle était idéologique, il a de l’aigreur envers l’histoire de France », se rappelle ainsi Michel Zink, qui, trois mois plus tard, prononçant son discours de clôture, le pique sans le nommer : « J’ai depuis mon plus jeune âge la vive conscience d’être l’enfant des poètes qui firent la France, en somme j’ai tout faux, il est temps pour moi de céder la place. »

Deux ans plus tard, 2017, élection d’Emmanuel Macron, jeune président, enjambant les partis et promettant vent large et audace. La même année, la publication de L’histoire mondiale de la France, ouvrage collectif pour lequel Patrick Boucheron a commandé à une petite centaine d’historiens des articles courts, 140 en tout. Bombe commerciale, déflagration. « Chaque article est bon, mais le dessein d’ensemble est pernicieux », juge un éminent professeur, soucieux de ne pas figurer nommément, « car exclure Jeanne d’Arc et raconter la chute des Khmers, parler de la traduction du Coran en latin et passer sous silence celle d’Aristote en syriaque, c’est dire in fine qu’il n’y a jamais eu de petits Français. La world history n’est pas une bêtise absolue, par exemple quand il s’agit d’étudier la peste, mais vouloir montrer que la France a été faite par des étrangers est absurde. On ne fait pas de l’histoire pour y chercher sa grille de lecture du présent. »

Les critiques pleuvent, les lecteurs affluent, l’historien se métamorphose en vedette. « Je n’ai jamais voulu faire de contre-récit, Napoléon, de Gaulle et Louis XIV sont les personnages les plus cités de ce livre, qui réenchante notre rapport à la nation », balaie le directeur d’ouvrage, racontant qu’aux Etats-Unis, la somme fut taxée de nationalisme chauvin. Par-devers lui, il pose sur la table une caution intellectuelle au nouveau président, encore chantre de la mondialisation heureuse. « Le président est un khâgneux frustré, il a attrapé le concept d’histoire mondiale, il a trouvé ça chic », pique un ministre du premier quinquennat, témoignant de quelques échanges téléphoniques entre l’historiographe et le locataire de l’Elysée.

Cinq ans plus tard, il ne demeure plus rien de cette harmonie vaporeuse, le quinquennat s’est droitisé, la mondialisation fracassée, et le professeur au Collège de France, passionné de théâtre, fait la connaissance à Avignon du metteur en scène Thomas Jolly. Quand ce dernier est choisi pour concevoir les cérémonies des Jeux olympiques, il embarque le professeur, qui fit jouer sur la scène du théâtre de la Colline son Histoire mondiale de la France. Des mois de travail titanesque, une somme de contraintes financières, sécuritaires, techniques uniques au monde, et lui, le professeur planchant comme un moine sorbonnard, exultant et minutieux.

Marie Antoinette décapitée

L’été olympique approchant, l’Elysée aimerait mettre son nez dans le récit, on s’y agace de ne recevoir que des esquisses. Mais le président et le spécialiste du Moyen Age ne se parlant plus, c’est le téléphone de Thomas Jolly qui est sollicité, vainement. Quand, quelques jours avant le lancement des JO, circule enfin un déroulé précis, les conseillers élyséens écarquillent les yeux. La reine de France décapitée, et aucune mention de la Déclaration des droits de l’homme ? Le président ne dit rien, le palais n’a pas la main. Le 26 juillet, soir de cérémonie d’ouverture, n’ayant reçu aucune invitation pour sa famille – l’historienne Mélanie Traversier et leurs deux enfants vingtenaires –, Patrick Boucheron assiste au spectacle, assis sur une barge aux Invalides, quand sa femme s’est, elle, faufilée à l’Hôtel de Ville grâce au carton dont il disposait et qu’il lui a passé. Nuit de folie, magie planétaire, puis le post-partum, la polémique, l’épuisement.

En septembre, il chavire. « On ne se défait pas facilement des peurs rétrospectives », confie-t-il, heureux que ses enfants étudient les sciences dures. Ne regrette-t-il pas Marie-Antoinette coupée en deux ? Non. « La Révolution est une violence, on ne l’exalte pas, on la donne à voir, elle a eu lieu. » Comprend-il que la Cène travestie ait pu froisser ? « Il n’y a jamais eu d’intention de mettre un symbole religieux dévoyé, jamais. » Il reprend : « On peut gagner de belles batailles symboliques et perdre des guérillas d’interprétation. »

Quelle bataille symbolique a-t-il écrite dans le ciel de Paris en cet été olympique ? Précisément celle démarrée avec L’histoire mondiale de la France, dont la cérémonie est le miroir dansé sur la Seine : « Je dis que la France c’est mieux qu’on ne le croit et moins qu’on ne le dit, je dis que nous devons affronter notre blessure narcissique et qu’un rapport critique à notre passé peut réenchanter notre attachement patriotique, je ne déconstruis pas la France, je dis qu’elle ne se suffit pas à elle-même pour dire sa grandeur. » Soucieux de convaincre, il poursuit, expliquant que « critiquer n’est pas détruire », que « le doute est moteur de la connaissance », et il le martèle : « Tous mes choix de vie, existentiels, professionnels, me portent vers la France. J’ai refusé de travailler ailleurs, mon patriotisme est un projet politique qui ne porte qu’un nom : la République. »

Au printemps suivant, en mars dernier, nouvelle polémique. A croire qu’il ne sait plus faire autrement. Prenant la parole lors d’un évènement, « Stand up for science », mobilisant la communauté scientifique en soutien aux universités américaines attaquées par Donald Trump, il prend le micro, digresse et ricane de la parution aux éditions PUF d’un ouvrage collectif, titré Face à l’obscurantisme woke. Entérinant la puissance performative du boucheronisme, les PUF s’affolent, retardent la publication. « C’est ridicule cette histoire, j’ai dit ce titre et ça a fait rigoler tout le monde, ce n’est pas plus méchant que cela », se défend l’ancien cloutier, « le wokisme a ses dérives et ses excès condamnables, mais ces gens-là construisent un danger imaginaire ». Il n’empêche que l’anecdote, quand bien même serait-elle une blague potache qui aurait mal tourné, prouve l’aura. « Un portrait de moi en idéologue ne me paraîtra jamais convenir », conclut Patrick Boucheron. Peut-être alors un portrait de lui en « militant de l’histoire » chahutant au fond de l’autocar ?



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Author : Emilie Lanez

Publish date : 2025-06-22 16:00:00

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