Le 12 juin, les sénateurs ont rejeté l’adoption de la loi « Impôt plancher sur le patrimoine des ultra-riches », qui visait à instaurer un impôt minimal de 2 % du patrimoine lorsque celui-ci dépasse 100 millions d’euros. Surnommée « taxe Zucman », la mesure a ravivé un débat récurrent de la vie politique française : faut-il davantage taxer les riches ?
Tout est parti d’une tribune signée par Gabriel Zucman, Olivier Blanchard, et Jean Pisani-Ferry. Dans les colonnes du Monde, les trois économistes dressent un constat choc. En France, pays de l’égalité, les plus riches paieraient moins d’impôts que le reste de la population : « l’ensemble des Français acquittent environ 50 % de leurs revenus en impôts et cotisations sociales », contre seulement « 27 % pour les milliardaires ». Une rupture avec les principes d’égalité et de progressivité de l’impôt, s’indignent-ils.
« Pas si vite », tempèrent plusieurs économistes, dont Sylvain Catherine (Wharton School) ou Gilles Raveaud (Paris 8), qui contestent vivement l’affirmation de leurs collègues. Antoine Lévy, de la prestigieuse université de Berkeley, est peut-être celui dont la lame est la plus aiguisée. Pour L’Express, l’enseignant-chercheur livre une critique implacable de la thèse défendue par Gabriel Zucman. S’il juge « absurde de soutenir que les riches sont moins taxés que les pauvres », il déplore surtout que ce débat « passe complètement à côté des enjeux », rappelant que les économistes ont le devoir de « ne pas s’enferrer dans une logique où l’objectif de taxation des riches justifie toutes les compromissions statistiques ». Entretien.
L’Express : Dans leur tribune, Gabriel Zucman, Olivier Blanchard, et Jean Pisani-Ferry affirment que les milliardaires paieraient 27 % de leurs revenus en impôts et cotisations sociales, contre 50 % pour l’ensemble des Français ? Vous dites que cette affirmation est « fausse ». Pourquoi ?
Antoine Lévy : Ce raisonnement, qui consiste à démontrer que les milliardaires paieraient deux fois moins d’impôts que les classes populaires et moyennes, est simplement erroné. Pour comprendre pourquoi, il faut regarder la manière dont ces économistes calculent les taux d’imposition, qu’ils obtiennent en rapportant les impôts payés à ce qu’ils appellent le « revenu primaire », c’est-à-dire avant transferts sociaux.
Prenons un exemple simple : une personne en bas de l’échelle des revenus perçoit, disons, 200 euros de salaires et 646 euros de RSA. Elle dispose donc de 846 euros pour vivre. Si elle dépense la totalité de cette somme, elle paiera environ 169 euros de TVA, soit l’équivalent de 20 % de sa consommation. Mais dans le calcul de Zucman, Blanchard et Pisany-Ferry, ce taux d’imposition est rapporté non pas au revenu total (846 euros), mais uniquement aux 200 euros de salaire. Le résultat donne alors un taux de 84,5 %. C’est évidemment absurde : n’importe qui connaissant le système fiscal français, qui est très redistributif, sait qu’une personne bénéficiant du RSA ou du chômage ne supporte pas des taux d’imposition de l’ordre de 85 ou 90 %.
Pour les classes moyennes, leur calcul n’en est pas moins faux. Pour un salarié au revenu médian, ils incluent les cotisations sociales, notamment les cotisations retraite, dans le calcul de l’impôt. Or, ces cotisations donnent droit à des prestations futures : on ne peut donc pas les assimiler à un impôt pur. À l’inverse, les milliardaires, dont les revenus sont essentiellement constitués de revenus du capital, ne cotisent pas pour ces retraites et n’en recevront pas les bénéfices. Ce n’est pas pour autant qu’on peut dire qu’ils échappent à une taxation équivalente. Les cotisations sociales sont une forme de revenu différé, pas un prélèvement à fonds perdus.
Si on pousse le raisonnement au bout de sa logique, le fait de supprimer la Sécurité sociale – retraite et assurance maladie comprises – pour tout privatiser, ferait disparaître ces cotisations du calcul. Le taux d’imposition des classes populaires et moyennes baisserait alors… de 20 points ! Sans que ce taux d’imposition ne change, évidemment, pour les milliardaires. Le système, par cette seule suppression, deviendrait beaucoup plus « progressif », conformément aux vœux des auteurs de la tribune. À nouveau, c’est absurde, et ça montre bien que les calculs de taux sont artificiels.
Pour justifier leur propos, ces économistes s’appuient notamment sur une note publiée en 2023 par l’Institut des politiques publiques, qui montrerait que l’impôt deviendrait régressif pour les ultras riches. Il passerait en effet de 46 % pour les 0,1 % les plus riches, à 27 % pour les 0,0002 %.
Oui, c’est leur nouvel argument, qui consiste à dire que les milliardaires paieraient moins d’impôts que le 0,1 %, voire le 0,01 % des plus riches. La note de l’Institut des politiques publiques sur laquelle ils s’appuient affirme que si l’on ajoute aux revenus des milliardaires les bénéfices non distribués des entreprises qu’ils contrôlent – et donc des revenus qu’ils ne perçoivent pas encore et qui ne sont pas soumis à la « flat tax » ou à l’impôt sur les dividendes -, leur taux d’imposition apparaît plus faible que celui, par exemple, d’un Kylian Mbappé, dont les revenus salariaux sont pleinement taxés.
On est loin du « scandale » initial dénoncé dans la tribune du Monde, selon lequel les riches paieraient moins d’impôts que les pauvres.
Autrement dit, parmi les quelques dizaines de milliers de foyers du 0,1 % le plus riche, composé de dirigeants, de traders, de footballeurs, les 80 à 500 milliardaires paieraient un peu moins d’impôts que les autres. Ils n’ont pas complètement tort, mais on voit bien qu’on est loin du « scandale » initial dénoncé dans la tribune du Monde, selon lequel les riches paieraient moins d’impôts que les pauvres.
Et même si on suit cette hypothèse, en réalité, les calculs restent contestables… Si une année, Bernard Arnault ne se verse aucun revenu, il ne paiera que l’impôt sur les sociétés, autour de 25 %. L’année suivante, si son entreprise fait des pertes, mais qu’il décide de se verser un gros dividende grâce aux réserves accumulées, parce qu’il a envie de s’acheter un nouveau yacht par exemple, son revenu économique apparaîtra négatif. Il sera donc classé en bas de la distribution des revenus, parce qu’il aura des pertes dans son entreprise, tout en ayant des impôts élevés, puisqu’il payera des impôts sur les dividendes versés.
Donc vous voyez bien que, ce décalage entre le moment où le revenu est généré et celui où il est imposé rend les comparaisons très fragiles. Lorsque l’on parle de milliardaires, le calcul des taux d’imposition en une année donnée a très peu de sens. Ce chiffre de 26 % de taux d’imposition, avancé par Gabriel Zucman, ne signifie pas grand-chose, car il dépend de conventions comptables discutables, qui gonflent artificiellement leurs revenus et minimisent leurs impôts payés.
Pour Gabriel Zucman, la peur d’un « exil fiscal » dénoncé par les opposants à la taxe serait très fortement surestimée, parce que selon lui, les études montrent que cet exil motivé par l’imposition serait faible…
Là encore, je suis en désaccord avec Gabriel Zucman. S’il a raison de dire que la littérature économique montre que les effets de l’exil fiscal sont limités, il oublie de dire, alors que c’est essentiel, que la taxe qu’il propose n’a aucun équivalent dans l’Histoire.
Jusqu’ici, l’immense majorité des taxes sur la fortune excluait les biens professionnels, c’est-à-dire la détention d’une entreprise. Et pour une raison simple : tant qu’un entrepreneur ne vend pas son entreprise ou ne se verse pas de revenus, il ne dispose pas de liquidités pour s’acquitter d’un impôt calculé sur la valeur de celle-ci. Un des rares exemples historiques où une imposition sur la fortune n’excluait pas les biens professionnels est celui du Danemark, il y a quelques années. Mais dans le cas du pays scandinave, un mécanisme de plafonnement en fonction du revenu fiscal venait compenser. Autrement dit, seule une petite part de la fortune – celle qui était effectivement liquide – était imposée.
La taxe Zucman, elle, ne prévoit ni exemption pour les actifs professionnels, ni plafonnement lié au revenu. Si vous êtes à la tête d’une entreprise valorisée 200 milliards d’euros, comme Bernard Arnault, vous devrez payer 4 milliards d’euros, quelle que soit votre capacité à dégager ce montant. C’est absolument inédit. Donc on ne peut pas s’appuyer sur les expériences passées pour affirmer avec certitude qu’il n’y aura pas d’exil fiscal massif en réponse à la taxe Zucman.
On ne peut pas affirmer avec certitude qu’il n’y aura pas d’exil fiscal massif en réponse à la taxe Zucman.
Et il y a un deuxième point, essentiel, c’est que l’exil fiscal n’est pas la seule réponse à une taxe sur la fortune. Il y a beaucoup de papiers, y compris coécrits par Zucman, qui montrent qu’une taxation de la fortune réduit fortement l’accumulation de capital, l’investissement et l’épargne des ménages les plus aisés. Une étude menée au Danemark par Katrine Jakobsen, Kristian Jakobsen, Henri Kleven et Gabriel Zucman, conclut, par exemple, qu’une taxation de ce type pourrait réduire la richesse accumulée de 15 à 25 %. C’est absolument massif.
Quand Zucman estime les recettes de sa taxe, il ne prend pas du tout en compte ces effets sur les comportements des agents économiques. Il fait un simple calcul statistique, dans lequel il prend le stock de richesse existant, applique un taux de 2 % et en déduit des recettes, en partant du principe que ce stock de richesse ne diminuera pas en réponse à l’existence de sa taxe. Mais 2 %, c’est souvent un tiers du rendement annuel net du patrimoine concerné, ça représente une ponction massive sur le revenu, qui entraînera mécaniquement une baisse de la richesse à long terme. Il est donc très probable que les recettes réelles soient bien moindres que ses projections initiales de 20 milliards d’euros.
Sur le réseau social X, il vous a répondu qu’il n’y avait « strictement aucune erreur », et que même si l’on exclut les cotisations retraites, le taux de prélèvements des milliardaires est bien de 26 %, contre 50 % pour le Français moyen.
Il y a quand même, dans certaines de ses réponses, une part de mauvaise foi… Certaines évitent complètement le cœur du problème, quand d’autres nient purement et simplement des erreurs très concrètes faites dans ses graphiques. Par exemple, l’un des graphiques du Global Tax Evasion Report, qu’il reprend à son compte, mélange des percentiles de la population totale avec ceux de la population en emploi âgée de 18 à 60 ans. C’est une erreur statistique élémentaire.
Ce récit d’une injustice fiscale généralisée ne coïncide pas avec la réalité des chiffres.
Mais cela fait écho au problème plus large de la confusion entre ce qui relève de la controverse scientifique, et ce qui relève du combat politique et philosophique. À partir du moment où des données deviennent la justification d’une politique économique, il devient très difficile de maintenir une posture scientifique. Dans un tel cadre, la controverse scientifique, pourtant indispensable en ce qu’elle permet de nourrir le débat et de faire progresser nos connaissances, est impossible. Simplement parce que reconnaître une erreur sur le plan scientifique est implicitement perçu comme un recul sur le plan politique.
C’est dommage, car l’on peut parfaitement débattre politiquement de la nécessité de taxer les riches ou pas. Personnellement, je ne cherche pas à me prononcer sur cette question. Je suis économiste, pas politicien. Mais mon point de vue, c’est qu’on ne doit pas s’enferrer dans une logique où l’objectif de taxation des riches justifie toutes les compromissions et inventions statistiques. Le diagnostic de la situation doit reposer sur des chiffres robustes et des analyses raisonnables. C’est ce que je perçois comme étant notre rôle d’économiste.
De nombreux Français pensent que les « ultras riches » ne contribuent pas assez. N’y a-t-il pas une part de vrai là-dedans ?
Ce récit d’une injustice fiscale généralisée ne coïncide pas avec la réalité des chiffres. En 2019, l’Insee a montré que 57 % des Français étaient bénéficiaires nets de la redistribution. Autrement dit, que plus de la moitié de la population française reçoit davantage de prestations qu’elle ne paie d’impôts. Autre donnée assez frappante, avant redistribution, le niveau de vie des plus riches est 18 fois supérieur à celui des plus pauvres, contre 3 fois après redistribution. D’autres études montrent que seulement 10 % des foyers les plus aisés s’acquittent de plus des trois quarts de l’impôt sur le revenu.
Ces chiffres montrent clairement qu’il est absurde de dire que les riches sont moins taxés que les pauvres, c’est bien sûr le contraire. En France, les plus aisés sont fortement mis à contribution et financent massivement la redistribution, ce qui rend les pauvres beaucoup moins pauvres. Ça, c’est une réalité objective, et un discours erroné sur ce point peut avoir de graves conséquences sur la perception que les Français ont des inégalités et de la solidarité fiscale.
On passe complètement à côté des vrais enjeux.
Cela étant dit, il existe un autre débat, plus spécifique : au sein des très grandes fortunes, qui paie réellement ? C’est plutôt ça, le débat que pose la taxe Zucman. C’est pour cette raison qu’il faut bien distinguer entre les 10 % les plus riches, les 1 %, les 0,1 % et les 0,0001 %. Pour vous donner un ordre de grandeur, le top 1 %, en France, correspond à un revenu d’environ 300 000 euros par an. Le top 0,1 %, c’est aux alentours de 700-800 000 euros, et le top 0,0002 %, on parle de centaines de millions d’euros. Donc on ne parle pas du tout des mêmes « riches ».
Il est légitime de débattre de la façon dont on peut s’assurer que les 0,0002 % contribuent au même niveau, voire davantage, que ceux qui sont dans le 0,1 %. Mais il est absurde d’en déduire, comme c’est trop souvent fait en entretenant cette confusion, que les contribuables les plus aisés ne financent pas suffisamment le système redistributif.
Au fond, est-ce qu’on ne débattrait pas un peu du sexe des anges ?
Je pense effectivement que l’on passe complètement à côté des vrais enjeux, et ce, pour deux raisons. D’abord, lorsqu’on regarde les taux d’impositions évoqués par Zucman, de l’ordre de 50 à 60 % sur l’ensemble de la redistribution, la réaction logique devrait être de se demander comment on peut les réduire pour que chacun puisse conserver une plus grande part de ses revenus. Or, ce qui importe surtout, ce n’est pas tant le taux moyen que le taux marginal d’imposition, c’est-à-dire la part que l’on perd lorsqu’on gagne un euro de plus, si l’on travaille davantage ou si l’on accepte une promotion. Et là, en France, les taux marginaux peuvent être extrêmement élevés. C’est précisément sur ce point qu’il faudrait agir pour redonner de vraies incitations au travail et à l’activité.
Ensuite, les sommes récoltées avec une telle taxe ne sont pas du tout à la hauteur de l’enjeu budgétaire. Même en retenant l’hypothèse très optimiste de Zucman, donc en mettant de côté les mécanismes d’évitement, d’évasion, d’exil, de réduction de la base taxable, il estime qu’on pourrait collecter 15 à 20 milliards d’euros auprès des ultra-riches. Or, le déficit public français tourne autour de 150 à 180 milliards d’euros, la dette dépasse 3200 milliards, et les dépenses publiques s’élèvent à près de 1 800 milliards.
Cette taxe ne comblerait qu’une fraction dérisoire du déséquilibre budgétaire actuel. Il faut le dire clairement, ce n’est pas en taxant les « ultrariches » que la France va réduire son déficit. Il serait bien plus utile de se concentrer sur la relance de l’activité économique, en s’attaquant à ces taux marginaux de prélèvement qui pèsent sur la quasi-totalité des Français. C’est là que se joue, en réalité, notre capacité à rétablir une forme de soutenabilité budgétaire.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/antoine-levy-berkeley-non-les-riches-ne-sont-pas-moins-taxes-que-les-pauvres-en-france-G7ECWBVBHJHEVC4DSHWATT4AOM/
Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-06-24 17:15:00
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