En l’espace de soixante-douze heures, Donald Trump a annoncé la destruction de trois sites nucléaires iraniens et annoncé un cessez-le-feu entre l’Iran et Israël. Les spéculations vont bon train quant aux véritables motivations du président américain dans cette région du monde assise sur une poudrière. Et si cette intervention s’inscrivait dans une stratégie géopolitique plus vaste ? C’est en tout cas l’analyse de John Herbst, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Ukraine durant la présidence de George W. Bush et directeur principal du Centre Eurasia de l’Atlantic Council. Pour ce diplomate aguerri, l’attaque contre l’Iran vise aussi à renforcer la position de Donald Trump face à la Russie et la Chine.
L’Express : Selon vous, la décision de Donald Trump de frapper l’Iran fait partie d’une stratégie plus large. Laquelle ?
John Herbst : Je pense qu’il veut la paix et la stabilité au Moyen-Orient et s’assurer que l’Iran ne possède pas d’arme nucléaire. Toutefois, l’offensive décidée par Trump envoie un message, non seulement à l’Iran, mais aussi à nos autres adversaires, ainsi qu’à nos alliés et partenaires : les États-Unis sont capables d’agir de manière décisive pour défendre leurs intérêts. C’est ça, le point essentiel. Les Américains ont mené une opération militaire difficile — et ils l’ont menée avec succès. C’est un avertissement clair, adressé littéralement à tout le monde, et un message rassurant pour nos alliés sur la solidité de nos capacités. Cela montre clairement la volonté de mobiliser toute la puissance américaine pour défendre ses intérêts stratégiques. Cela ne veut pas forcément dire que Trump en fera autant face à la Chine dans le Pacifique occidental ou à la Russie en Ukraine. Mais une chose est sûre : Xi Jinping comme Vladimir Poutine ont bien pris note — et ce qu’ils ont vu ne leur a pas plu.
Vous considérez que l’attaque contre l’Iran renforce la position de Donald Trump vis-à-vis de la Russie. Pour quelles raisons ?
Les Russes doivent être sacrément impressionnés par ce que les Etats-Unis viennent d’accomplir avec leurs avions et leurs bombes anti-bunker. Certes, ils ont su manipuler Trump en Ukraine par le passé. Mais cette opération rappelle une chose : si, à un moment donné, les masques tombent et que Trump prend pleinement conscience des manœuvres russes à son égard, alors Moscou aura un vrai problème. D’ailleurs, on a rapidement vu une inquiétude croissante à ce sujet : dans les heures ayant suivi cette offensive, le vice-président du Conseil de sécurité russe, Dmitri Medvedev, a publié un message franchement stupide et dangereux sur les réseaux sociaux. Il a déclaré que ce que les Américains avaient fait en Irak et en Iran était terrible, et qu’un certain nombre de pays sont prêts à fournir directement à l’Iran leurs armes nucléaires.
Trump ne prête normalement attention à personne, sauf aux chefs d’État. Mais là, il a publié un message dans la foulée disant qu’il avait entendu que Medvedev aurait évoqué le « mot en N » (sous-entendu : nucléaire), et que si c’était vrai, quelqu’un devait « le lui faire savoir immédiatement ». Peu de temps après, un message a été publié par Medvedev, précisant que bien sûr, la Russie n’allait pas envoyer d’armes nucléaires. Soit dit en passant, ce message n’a pas été publié comme les siens habituellement – où il écrit directement – mais sous forme de communiqué, ce qui laisse penser que le Kremlin a soigneusement encadré la communication pour faire passer précisément le message qu’il souhaitait.
Nous pensions pourtant jusqu’ici que Vladimir Poutine lisait en Donald Trump comme dans un livre ouvert…
Poutine a certains instincts, disons, assez fins pour gérer Trump, mais parfois il devient un peu trop sûr de lui, voire arrogant. Poutine a totalement abandonné l’idée de faire semblant de vouloir négocier la paix en Ukraine, ce qui pourrait bien être une erreur, d’ailleurs. Même si jusqu’ici, il faut bien admettre que cela ne lui a pas vraiment porté préjudice, parce que Trump ne paraît pas particulièrement ferme en continuant à lui accorder des délais.
« Ces attaques (en Iran) ont déjà des répercussions importantes – négatives, positives et incertaines – sur le cours de l’agression du président russe Vladimir Poutine en Ukraine », avez-vous écrit. Que voulez-vous dire ?
Les aspects négatifs sont les suivants : tout d’abord, cela a détourné l’attention des médias américains des atrocités commises quotidiennement par la Russie en Ukraine. Or, selon un sondage Gallup publié en mars dernier, 69 % des Américains estiment que les États-Unis devraient fournir à l’Ukraine au moins autant d’aide qu’auparavant sous Biden, voire davantage. Un autre sondage, datant de la même période, indiquait que 61 % des Américains considèrent que Trump est faible face à Poutine et à la Russie. Le fait que les bombardements massifs à Kiev ou les frappes du Kremlin sur Odessa ne soient plus montrés à la télévision pose donc problème. Par ailleurs, les tensions au Moyen-Orient ne justifient pas forcément de détourner vers cette région les armes que nous pourrions destiner à l’Ukraine, que ce soit en les envoyant directement à Israël ou en les positionnant avec nos troupes sur place. Israël, bien qu’il subisse de lourdes attaques de l’Iran, dispose d’un système de défense aérienne de pointe qu’il peut mobiliser immédiatement. Cela représente donc un second désavantage du conflit au Moyen-Orient, non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour les intérêts américains en Europe, car il est dans notre intérêt que la Russie ne gagne pas cette guerre.
Je n’ai jamais vraiment adhéré à l’idée que Trump était un isolationniste
En parallèle, sur une note positive à mes yeux, certaines divisions sont apparues au sein de la base Maga de Trump : une frange de ce mouvement se montre non seulement réticente à toute intervention américaine en Europe, mais également au Moyen-Orient. Cette partie du camp trumpiste désapprouve la frappe récemment ordonnée par Trump contre l’Iran. Nous avons aussi vu Trump et ses alliés s’en prendre violemment à certains membres de la mouvance Maga qui l’ont critiqué. Tucker Carlson en est l’exemple le plus frappant, mais il n’est pas seul. Aujourd’hui, Donald Trump va même jusqu’à envisager de soutenir un candidat opposé au député Thomas Massie lors des primaires dans sa circonscription du Kentucky. Ce dernier est fermement opposé à toute implication militaire des États-Unis à l’étranger. Cette dynamique pourrait fragiliser cette tendance isolationniste dans le camp Trump. Une telle fragmentation pourrait jouer en faveur d’une politique plus engagée des États-Unis en Ukraine.
L’offensive américaine contre l’Iran ne pourrait-elle pas, de manière indirecte, renforcer Vladimir Poutine, en lui permettant de tirer profit de la flambée des prix du pétrole pour financer sa guerre en Ukraine ?
Si l’Iran était affaibli par des frappes ciblant ses capacités de production pétrolière ou ses infrastructures d’exportation vers la mer, alors cela ferait monter les prix du pétrole, et Moscou en profiterait. Mais si l’on parle d’un affaiblissement plus large de l’Iran, sur le plan géopolitique, alors c’est une autre histoire : ce serait plutôt un coup dur pour le Kremlin. Parce que l’Iran est devenu, ces dernières années, un partenaire très actif, voire un quasi-allié de la Russie dans ses initiatives agressives au Moyen-Orient.
Pensez-vous que la décision de Trump de frapper l’Iran adresse également un message à d’autres pays de ce que certains appellent « l’axe des autocrates », comme la Chine ou la Corée du Nord ?
C’est assurément un message avant tout destiné à nos adversaires. Il montre que Trump est prêt à frapper quand il estime que les intérêts des États-Unis sont menacés. Donc, si Xi Jinping envisageait sérieusement une opération militaire pour s’emparer de Taïwan, il est probablement un peu moins sûr de lui aujourd’hui qu’il ne l’était vendredi dernier.
Les événements en Iran marquent-ils la fin de l’isolationnisme trumpiste ?
Je n’ai jamais vraiment adhéré à l’idée que Trump était un isolationniste, même si, à mon avis, certains de ses partisans le sont, eux. Trump, lui, est plutôt du genre à dire qu’il faut faire preuve de prudence avant d’intervenir militairement. Cela reflète une certaine leçon tirée des échecs des grandes interventions américaines en Irak et en Afghanistan au début des années 2000. Trump voulait s’assurer de ne jamais s’impliquer dans quelque chose de ce genre. Et je ne crois pas que cette frappe marque un changement fondamental de cap ou le début d’une nouvelle intervention à grande échelle. Je peux me tromper, bien sûr, mais ce n’est pas ce que je perçois. Cela dit, Trump a toujours été très clair : il ne veut pas que l’Iran se dote de l’arme nucléaire. Il a, à juste titre selon moi, mis en lumière les faiblesses de l’accord négocié pendant des années entre l’Iran et les puissances occidentales sur la prolifération nucléaire. Donc, oui, je comprends que certains, un peu trop pressés dans leur lecture des événements, aient pu penser que cela signifiait que Trump était prêt à lancer une grande guerre terrestre. Mais à mes yeux, ce n’est ni son intention, ni une issue probable.
Le président américain a récemment été affublé du surnom « Trump Always Chickens Out » (« Trump se dégonfle toujours »), en référence à ses volte-face sur les droits de douane. Avec cette frappe en Iran, vient-il de prouver le contraire ?
Compte tenu de la manière dont Trump a souvent changé de position sur les questions tarifaires, je comprends ce genre d’analyse. Cela dit, en matière de sécurité nationale, même si je n’ai jamais été particulièrement enthousiaste à l’égard des politiques de Trump – ni lors de son premier mandat, ni aujourd’hui -, c’est différent. Il a pris la décision d’éliminer le général Soleimani pendant son premier mandat. C’était une décision difficile, qui demandait du courage, et je l’ai saluée à l’époque. Trump a également détruit une partie importante de l’armée de l’air d’Assad en Syrie, après l’utilisation d’armes chimiques contre des civils. Là encore, il a surpris les Russes, et cette décision a également exigé du courage. En matière de sécurité nationale, je pense qu’il a été manipulé par Poutine, mais pas par lâcheté. Plutôt en raison d’une certaine naïveté.
La quasi-totalité des responsables démocrates ont vivement critiqué l’offensive américaine en Iran…
il y a au moins un démocrate de premier plan dont le soutien est particulièrement notable : c’est John Fetterman, le sénateur de Pennsylvanie. Et je crois qu’il y en a peut-être quelques autres qui se sont exprimés dans le même sens. Mais vous avez raison : beaucoup de démocrates ont critiqué cette opération. Ils reprennent des arguments qu’on entendait déjà à l’époque du Vietnam, quand j’étais enfant – notamment l’idée que le président ne peut pas ordonner une frappe militaire sans l’autorisation préalable du Congrès. Or, si l’on regarde l’histoire américaine depuis le début des années 1950, cet argument ne tient pas vraiment. Mais il est politiquement commode. A mon sens, la position d’ensemble des démocrates sur cette question ne renvoie pas une image particulièrement reluisante…
Le dossier iranien ravive les tensions au sein même du camp trumpiste. Une passe d’armes a opposé Donald Trump à sa directrice du Renseignement national, Tulsi Gabbard. Connue pour ses positions non-interventionnistes, celle-ci avait affirmé que l’Iran ne développait pas d’arme nucléaire, une affirmation qui a suscité la colère du président américain.
Comme je vous le disais, l’un des aspects positifs de cette affaire, du point de vue des intérêts américains en Europe et pour l’Ukraine, ce sont les divisions croissantes au sein du mouvement Maga, notamment parmi ceux qui s’opposent à toute forme d’intervention militaire. Une partie de cette base refuse non seulement l’idée de s’impliquer en Europe de l’Est pour freiner la Russie en Ukraine, mais aussi au Moyen-Orient face à l’Iran ou au Hezbollah dans le contexte israélien, et même dans le Pacifique occidental face à la Chine.
La relation entre Trump et Netanyahou a toujours été instable
Le fait que ces voix discordantes débattent entre elles montre, selon moi, que ce courant d’opposition systématique à l’intervention n’est pas aussi solide qu’il y paraît.
Pensez-vous que cette séquence iranienne pourrait affaiblir Donald Trump sur le plan intérieur, notamment au sein de sa propre base ?
En ce moment, les Américains sont un peu méfiants à l’idée de s’enliser à nouveau dans une guerre au Moyen-Orient, mais ils sont aussi satisfaits que la capacité nucléaire de l’Iran ait été considérablement réduite. Tant qu’aucun soldat américain ne combat directement au sol dans la région, je pense que Trump conserve le soutien du peuple américain. Alors oui, les Iraniens pourraient peut-être enlever ou tuer un Américain ici ou là. Mais pour que cela ait un véritable coût politique pour le président, il faudrait que ces actions se prolongent dans le temps et atteignent une certaine ampleur. Un autre scénario plus risqué serait un blocage majeur des routes maritimes – notamment dans le détroit d’Ormuz – et une flambée brutale du prix du pétrole. Ce serait évidemment négatif pour les États-Unis, mais ce serait encore pire pour l’Iran, qui pourrait alors perdre totalement sa capacité à exporter du pétrole.
On a beaucoup évoqué la supposée mainmise de Benyamin Netanyahou sur la politique étrangère des États-Unis. Partagez-vous ce point de vue ?
C’est un argument qu’on entend surtout chez les opposants idéologiques de Trump, y compris certains membres de son propre parti qui s’opposent à toute intervention pour freiner le programme nucléaire iranien, ainsi que chez ses adversaires politiques. Ils cherchent un angle pour délégitimer sa décision. Je n’ai aucun doute, comme l’ont rappelé plusieurs analystes ces derniers jours, que Benyamin Netanyahou essaie depuis la fin des années 1990 de pousser les États-Unis à entrer en conflit avec l’Iran. Jusqu’ici, il n’y était pas parvenu. Et maintenant, certains disent : « Voilà, il y est enfin arrivé avec Trump. » Peut-être ou peut-être pas. Il faut aussi rappeler que la relation entre Trump et Netanyahou a toujours été instable. Oui, Trump mérite d’être reconnu pour les accords d’Abraham, qui ont clairement renforcé la position d’Israël dans la région. Mais depuis son retour au pouvoir, les échanges entre les deux hommes ont, de ce qu’on sait, été assez froids. Bref, je ne prête pas beaucoup de crédit à ce genre de critiques. Elles relèvent davantage de la posture politique que d’une analyse sérieuse des faits.
Comment évaluez-vous la politique étrangère de Donald Trump par rapport à celle de ses prédécesseurs ?
Chaque président a eu ses forces et ses faiblesses. Barack Obama, par exemple, a toujours semblé mal à l’aise avec l’immense pouvoir dont il disposait, et cela a sans doute été l’un des traits marquants – voire des points faibles – de sa politique étrangère. Ses instincts étaient souvent justes, notamment lorsqu’il cherchait à éviter que les États-Unis s’enlisent dans de nouveaux conflits au Moyen-Orient. Mais il ne les a pas toujours suivis, comme on l’a vu en Libye. Joe Biden, de son côté, a pris une décision extrêmement imprudente avec le retrait d’Afghanistan, et il s’est montré visiblement intimidé par les menaces nucléaires de Vladimir Poutine. Et cela a vraiment été regrettable. Mais il faut reconnaître qu’il a aussi posé les bases d’une politique cohérente visant à empêcher la Russie de remporter la guerre en Ukraine. Le cadre stratégique, en lui-même, tenait la route, même si son exécution a manqué de vigueur. Quant à George W. Bush, comme Trump, il a fait preuve de davantage de décisions que ses successeurs démocrates. Mais il a aussi commis des erreurs majeures, en particulier en entraînant les États-Unis dans les conflits prolongés en Irak et en Afghanistan. Il était justifié de frapper les talibans après le 11-Septembre, mais aller beaucoup plus loin n’était ni nécessaire, ni prudent.
Au final, diriez-vous que Donald Trump a rendu un service au monde en bombardant les sites nucléaires iraniens ?
Je le pense, à condition que nous ayons effectivement détruit la majeure partie, sinon la totalité, du programme nucléaire.
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-06-24 15:00:00
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