Dernier pays à avoir rejoint l’Alliance atlantique dont elle est devenue le 30e membre en mars 2024, la Suède est, par ailleurs, dotée d’un ministre de la Défense qui bénéficie d’une excellente réputation dans son pays et au-delà : Pål Jonson, 53 ans, un conservateur de centre-droit qui a lui-même fait son service militaire en 1994. De passage au salon aéronautique du Bourget, la semaine dernière, il a annoncé la vente de quatre Saab GlobalEye (avions de surveillance suédois dotés de radars high-tech) à la France. Jonson en a profité pour évoquer avec L’Express la défense de l’Europe du Nord et la menace du grand voisin russe dans cette région. « La Baltique est la région d’Europe qui s’est le plus transformée du point de vue sécuritaire ces dernières années », dit-il.
L’Express : Pour la Suède, qu’est-ce qui a changé depuis son adhésion à l’Otan en 2024 ?
Pål Jonson : Pour nous, Suédois, c’est un bouleversement considérable. Il s’agit de la plus importante évolution de notre doctrine de défense et de sécurité depuis plus de deux cents ans ! Notre adhésion enterre définitivement notre politique de neutralité adoptée en 1812. Voilà seize mois que nous sommes membre de l’Otan et, dès le début, nous avions pour ambition d’être opérationnels immédiatement. C’est bien ce qui s’est passé. Aujourd’hui, nous avons un bataillon mécanisé en Lettonie et nous commandons les forces terrestres de l’Otan en Finlande. De plus, huit de nos avions chasseurs Gripen sont basés en Pologne où ils participent à la police de l’air de l’Otan. Notre marine, elle, est intégrée au centre baltique de l’Alliance.
Qu’apporte la Suède à l’Otan ?
D’abord, nous apportons notre géographie. La Suède est stratégiquement située en Europe du Nord. Militairement, nous possédons aussi des capacités importantes, notamment aériennes, navales et sous-marines. Industriellement, nous disposons d’un complexe de défense exceptionnellement développé pour un pays de notre taille (10,5 millions d’habitants). Avec la France, la Suède est le seul pays d’Europe capable de concevoir et produire une gamme d’équipements militaires aussi variée. Depuis les sous-marins jusqu’aux avions de chasse (Saab Gripen), en passant par les véhicules de combat blindés, les systèmes d’artillerie (comme l’Archer, un canon monté sur un camion, coproduit par Bofors et Volvo), les lance-roquettes ou les systèmes électroniques, nous produisons vraiment de tout.
Nous possédons une forte culture de l’ingénierie et de la R & D [recherche et développement] : notre Institut de recherche de Défense emploie 1 600 personnes. Tout cela crée un écosystème solide et une industrie robuste. En l’espace de quatre ans, nous avons doublé nos investissements militaires. Et 43 % de notre budget de défense est dédié aux acquisitions de matériel, ce qui est extrêmement élevé. Enfin, nous avons fourni 8 milliards d’euros d’aide militaire à l’Ukraine depuis le début du conflit.
Les rives de la mer Baltique une fois la Suède dans l’Otan
Autre motif de satisfaction : depuis six mois, nous soutenons Kiev sans puiser dans nos stocks militaires, en produisant directement pour eux. La guerre d’agression russe nous a appris que la guerre d’usure est une guerre de stocks. Renforcer nos industries de défense à l’échelle européenne est donc capital. Le secteur militaro-industriel suédois a embauché 6 000 personnes l’an dernier. En matière de fabrication, nos priorités actuelles sont : les avions de chasse, les engins sous-marins, les munitions, les radars. Nous cherchons d’ailleurs à renforcer notre coopération avec la France.
Qu’attendez-vous du sommet de l’Otan du 24 et 25 juin ?
L’accent est mis sur un nouvel engagement d’investissement dans la défense. Je m’attends à ce qu’il soit fixé à 5 % du PIB, dont 3,5 % pour la défense traditionnelle et 1,5 % pour les investissements liés à la sécurité, c’est-à-dire la résilience de la défense civile, le partenariat stratégique avec l’Ukraine, la mobilité militaire et les infrastructures. Notre atout, en Suède, est que nous disposons de finances solides (avec le troisième endettement le plus bas de l’UE). Qui plus est, notre politique de défense fait l’objet d’un consensus entre la totalité des huit partis qui siègent au Parlement. Tous sont d’accord pour atteindre l’objectif de 5 %.
Craignez-vous que les États-Unis quittent l’Otan, comme Donald Trump l’a parfois laissé entendre ?
Nous devons en tout cas nous préparer à une nouvelle ère dans laquelle l’Europe prendra davantage de responsabilités pour sa propre sécurité. Ce message ne vient pas uniquement de Trump ; d’anciens présidents américains l’ont également porté. La révision de la posture militaire américaine attendue cet automne montrera probablement une réduction de la présence des Américains en Europe, qui se recentreront sans doute sur l’Indo-Pacifique. La Chine est perçue comme une menace, et cette région est désormais la priorité des États-Unis. L’Europe doit donc intensifier sa production industrielle de défense et assumer une plus grande responsabilité pour sa propre sécurité.
Comment la situation au Moyen-Orient modifie-t-elle l’agenda de l’Otan ?
Il est un peu tôt pour dire quel sera l’impact de la situation en Iran. Mais déjà l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 par le Hamas contre Israël avait redéfini certaines choses. Cela a notamment détourné l’attention politique depuis l’Ukraine vers le Moyen-Orient. Certains pays européens et les États-Unis ont redéployé des ressources vers cette région.
Quels sont les nouveaux risques en mer Baltique depuis 2022 ?
La Baltique est sans aucun doute la région d’Europe qui a été la plus transformée par la guerre en Ukraine. En matière de soutien à Kiev, la région baltique est la deuxième plus grande contributrice après les États-Unis. C’est également ici que les investissements de défense augmentent le plus. Jamais la région n’a été aussi unie, notamment grâce à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan, qui a ouvert la voie à une coopération militaire renforcée. Je remercie aussi la France pour son intérêt à participer à l’action de l’Otan en Finlande. La France a aussi déployé des Rafale dans le nord de la Suède le mois dernier. Nous apprécions cet engagement fort.
Le JAS 39 Gripen suédois roule à l’aéroport de Bodø après avoir effectué une mission d’entraînement dans le cadre de Trident Juncture 18.
L’île de Gotland, au centre de la mer Baltique, a été perçue comme le point militaire faible de l’Europe du Nord ces dix dernières années. Qu’en est-il ?
La plus grande île de la Baltique est stratégique. Celui qui contrôle Gotland contrôle en grande partie les voies maritimes de toute la mer. Nous avons donc rétabli un régiment sur l’île, et déployé un groupe de combat là-bas. Nous avons renforcé la composante terrestre, et nous menons aussi des exercices aériens avec les avions Gripen suédois. Notre adhésion à l’Otan permet de renforcer la sécurité de l’île suédoise. Gotland fait d’ailleurs partie des 17 sites concernés par l’accord de coopération de défense (DCA) entre les États-Unis en les pays d’Europe du Nord.
Quelles sont les ambitions de la Russie en Europe du Nord ?
Pour le moment, la Russie est empêtrée en Ukraine, notamment ses forces terrestres. Mais après un armistice ou un accord de paix avec l’Ukraine, la Russie réaffectera ses forces vers les districts militaires de Leningrad et Kaliningrad. Moscou demeurera affaibli pendant deux à cinq ans mais, à terme, le Kremlin prévoit de reconstituer son armée jusqu’à 1,5 million de soldats. Déjà, l’armée russe accroît sa présence dans notre région. Il est donc essentiel que nous augmentions nos investissements en matière de défense. Parallèlement à cette évolution, il faut noter que les armées de l’Europe du Nord sont de plus en plus intégrées (notamment les forces aériennes et navales). Pour les forces terrestres, des progrès sont en cours, surtout entre la Suède et la Finlande, qui ont déjà une planification commune de défense.
A quoi ressemble le modèle suédois du service militaire ?
Notre système de conscription avait été mis en pause entre 2010 et 2017. Il a été réactivé. Environ 1 jeune sur 10 effectue son service chaque année. Depuis 2017, il est neutre du point de vue du genre, c’est-à-dire ouvert aux garçons comme aux filles. Ce modèle fonctionne bien. Lorsque nous avions une armée entièrement volontaire (2010-2017), nous étions tombés à 12 % de femmes. Depuis le retour de la conscription, nous sommes montés à 22 %. Cela rend l’armée plus représentative, meilleure et plus efficace. La conscription est cruciale pour maintenir notre organisation de guerre car nous ne sommes pas vraiment en mesure d’avoir une armée entièrement professionnelle. Le service militaire présente un autre intérêt : il fonctionne de facto comme un centre de recrutement pour l’armée professionnelle. En effet, 80 % des conscrits conseillent à leur entourage de tenter l’expérience et 1 sur 3 reste dans les forces armées par la suite.
Qu’en est-il de la défense civile ? Votre gouvernement a distribué à tous les Suédois une brochure détaillant les actions et comportements attendus par les citoyens en cas de guerre. Ce document inclut notamment la liste de biens à stocker chez soi en prévision d’un tel scénario (eau, piles électriques, etc.). N’allez-vous pas créer une panique ?
Pas du tout. Nous ne cherchons pas à faire peur, mais à sensibiliser. L’environnement sécuritaire s’est dégradé autour de nous ; chacun doit en être conscient. En comptant l’invasion de l’Ukraine, la Russie a lancé cinq guerres en vingt ans ! Or il faut comprendre que la défense de la Suède ou de n’importe quel autre pays ne passe pas uniquement par son armée. Avoir une défense civile forte en complément d’une défense militaire solide est crucial. Ce sont les deux faces d’une même pièce. La société doit être résiliente et être capable de continuer à fonctionner normalement. Nous disons toujours que cette résilience équivaut à une forme de dissuasion par le refus.
Cette brochure distribuée à tous les foyers suédois recommande de stocker de l’eau, des piles électriques, de la nourriture pour au moins une semaine.
Nous nous organisons afin que la Suède soit suffisamment forte pour encaisser une agression militaire, pour y résister, et pour continuer à fonctionner en tant que pays grâce à une société civile stable. Nous avons un plan national qui se divise en 10 secteurs : énergie, finance, santé, système financier, etc. Chaque secteur est organisé à l’échelle du pays. Par ailleurs, tous les Suédois sont censés avoir stocké chez eux des réserves de nourriture, de l’argent liquide, etc. Ceci afin de subvenir à leurs besoins pendant sept jours. C’est ce que préconise la brochure dont vous parlez. Enfin, il existe actuellement des abris anti-bombes pour 7 millions de personnes en Suède (la Suède compte 10, 5 millions d’habitants). Certaines de ces infrastructures datent de la guerre froide, d’autres sont des constructions récentes.
La Suède a créé en 2022 une Agence pour la résistance à la guerre psychologique. De quoi s’agit-il ?
Cette entité a pour mission d’identifier, d’analyser et de contrer les opérations de désinformation menées par des acteurs étrangers tout en cultivant notre esprit national et notre volonté collective de résistance. Le fait est que l’Iran, la Russie et la Chine mènent chez nous des campagnes de désinformation susceptibles de perturber la société de manière importante. Ces campagnes visent non seulement la Suède, mais aussi de nombreux alliés. Notre agence de guerre psychologique joue un rôle crucial en matière de prévision et d’anticipation des risques dans le cadre des opérations de guerre hybride menées contre nous.
Plusieurs affaires d’espionnage ont récemment défrayé la chronique en Suède. Quels sont les pays les plus actifs en la matière ?
Selon le rapport annuel de notre service de sécurité, trois pays mènent systématiquement des activités de renseignement illégales en Suède : l’Iran, la Chine, la Russie. Moscou a intensifié ses actions hybrides contre la Suède ces derniers temps, sous la forme d’espionnage cyber, d’actes de sabotage ou de campagnes de désinformation. En 2002, deux frères d’origine iranienne employés par nos services secrets ont été arrêtés alors qu’ils travaillaient probablement pour la Russie et l’Iran. Autre exemple : des criminels suédois ont récemment été payés pour lancer une grenade contre l’ambassade d’Israël. Cette opération a été attribuée à l’Iran. Les services des pays évoqués plus hauts sont très agressifs.
Source link : https://www.lexpress.fr/monde/europe/pal-jonson-ministre-de-la-defense-suedois-pour-le-moment-la-russie-est-empetree-en-ukraine-mais-WNHB4TYEOFEBPIKBF3RAGVUSIA/
Author : Axel Gyldén
Publish date : 2025-06-25 03:45:00
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