Règle numéro 1 avec les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) : dans un quotidien aux horaires mouvants, où chaque minute compte et où les dossiers s’enchaînent, il peut être compliqué de les contacter. « Désolée, j’ai une urgence avec une alarme de bracelet électronique… Je vous rappelle dès que j’ai le temps ! », élude Elsa, CPIP depuis dix ans et représentante locale Ufap-Unsa à Amiens, dans la Somme. Une vingtaine de minutes plus tard, la conseillère rappelle, puis est coupée par la demande inattendue d’un détenu sous bracelet électronique dont les horaires ont besoin d’être modifiés. « C’est la réalité du terrain, ça ne s’arrête jamais vraiment », souffle-t-elle en cette fin du mois de juin.
Elsa court après le temps en permanence ou presque : comme le reste de ses collègues d’Amiens, elle s’occupe d’environ 120 personnes sous contrôle judiciaire – soit le double du ratio recommandé par le Conseil de l’Europe, repris comme objectif par l’administration pénitentiaire française, qui prévoit que chaque CPIP gère en moyenne 60 individus.
« Les choses se sont dégradées en l’espace de trois ou quatre ans : dans la Somme, comme dans beaucoup d’autres endroits en France, le nombre de dossiers à suivre ne fait qu’augmenter, mais les effectifs de CPIP ne suivent pas », résume la conseillère, qui tente « de gérer l’urgence, sans pouvoir faire beaucoup plus ». Même bilan dans les deux autres antennes des Services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) de son département, où ses collègues constatent les mêmes cadences, « presque impossibles à tenir ». Sandrine, CPIP à l’antenne d’Abbeville depuis 2020 et représentante locale UFAP-UNSa, indique ainsi gérer une moyenne de « 120 à 130 personnes » en continu – un chiffre évolutif, qui a par exemple explosé l’été dernier, lorsque la conseillère a dû gérer « jusqu’à 215 dossiers » pour colmater les absences de ses collègues.
À Péronne, les trois CPIP de l’antenne réussissent, eux, à gérer « 90 dossiers par personne en moyenne », indique Julien Magnier, représentant CGT-SPIP de la Somme. Mais uniquement, selon lui, parce que les dossiers du canton d’Albert, théoriquement dépendants de l’antenne, sont pris en charge par Amiens « par solidarité ». « C’est un peu un système D : si ce n’était pas le cas, ils monteraient à environ 150 dossiers », explique-t-il. Inquiet de l’espacement inévitable des convocations et d’un accompagnement détérioré des personnes suivies, il attend « un réveil » du ministère de la Justice sur le sujet, notamment à l’occasion des Etats généraux des SPIP ouverts par Gérald Darmanin ce mardi 24 juin.
« Pertes de chance »
Alors que le nombre de personnes placées sous leur responsabilité est passé de 248 814 en 2020 à 272 619 en 2024 – soit une augmentation de 10 % en quatre ans, certaines antennes se sont habituées à fonctionner « en mode dégradé ». En 2024, l’administration pénitentiaire évoquait auprès de l’Ufap-Unsa le chiffre de 4 106 CPIP en France – pour coller au ratio des 60 dossiers par agent, il manquerait donc plus de 400 conseillers, soit 10 % de l’effectif actuel.
Lors d’une réunion avec les syndicats, mi-juin, l’administration pénitentiaire elle-même évoquait le chiffre de « 924 postes manquants », tous corps confondus dans les SPIP, rappelle Julien Magnier. « Et c’est uniquement si vous vous basez sur les chiffres 2024… Depuis, la population pénale n’a cessé d’augmenter. Sur le terrain, à douze mois d’écart, il peut y avoir des réalités très différentes », alerte Simon-Pierre Lagouche, secrétaire national de l’Ufap-Unsa pour les SPIP.
Dans la Somme, où Sandrine indique par ailleurs avoir travaillé en moyenne, sur ses deux dernières années à Abbeville, à « 2,5 effectifs sur 4, à la suite d’arrêts maladie prolongés notamment ». Dans un tel contexte, sa consoeur d’Amiens décrit un dispositif saturé. « On espace les entretiens, on expédie certains d’entre eux, on privilégie les mails plutôt que les rencontres en physique ou téléphoniques. Des personnes que l’on devrait voir tous les mois sont vues au mieux tous les deux ou trois mois », lâche Elsa.
Pourtant, certains publics suivis par ces conseillères mériteraient que l’on s’attarde sur leur cas. La Somme est l’un des départements français les plus touchés par les violences conjugales, il regroupe des délinquants issus de territoires ruraux et de centres-villes urbains, avec des condamnations autant liées à l’alcool et aux stupéfiants qu’au crime en bande organisée. Par ailleurs, Elsa rappelle que l’antenne d’Amiens récupère une partie des détenus du centre pénitentiaire de Bapeaume, spécialisé dans la prise en charge des auteurs d’infraction sexuelle.
« Il y a beaucoup d’isolement, de chômage, l’infraction pénale vient souvent avec une situation sociale très précaire. Pour ces profils, il faut allier l’adaptation de la peine, la fréquence des entretiens, des partenariats professionnels et médico-sociaux… Tout ce dont on manque », résume la CPIP. Qui regrette, en conséquence, « des pertes de chance pour les personnes suivies », et « un risque de récidive renforcé ».
« C’est du gâchis »
Elsa évoque ainsi le cas d’un homme qu’elle a récemment suivi, avec 33 mentions au casier judiciaire, condamné et incarcéré plus d’une vingtaine de fois. Au vu de son profil, la conseillère signale bien à la sortie du détenu, pour lequel un aménagement de peine d’un an a été prévu, qu’il doit être vu au minimum tous les mois par le SPIP et relever d’un accompagnement global. « Par manque de temps, je n’ai pu le voir qu’une fois tous les deux mois. Je n’ai fait que du contrôle », explique-t-elle. Depuis, l’homme a récidivé en conduisant sous alcool, et est retourné en prison pour un an ferme.
Un autre individu qu’elle a récemment accompagné, condamné pour violences conjugales et sorti après un an et demi de détention, a récidivé avant même qu’elle ait eu le temps de le rencontrer. « C’est un homme qu’il aurait fallu coller de près, rencontrer tous les 15 jours, accompagner de manière rigoureuse. Mais je n’ai pu l’avoir qu’au téléphone, c’était impossible de faire autrement dans les créneaux actuels », regrette-t-elle. Dans l’intervalle, l’homme a violé trois fois son interdiction de contact avec sa victime, et repris un an ferme pour violences sur la personne chez laquelle il était hébergé sous bracelet électronique.
Même bilan pour les détenus, où les agents interrogés par L’Express évoquent des chiffres similaires : 120 personnes à suivre par conseiller, et un minimum de temps à accorder à certaines d’entre elles, notamment pour les courtes peines. « Ils sont vus à leur arrivée et à leur sortie, mais entre les deux, c’est loin d’être approfondi. On récupère un minimum d’informations, mais beaucoup ne sont pas accompagnés, juste orientés », résume un agent à la maison d’arrêt d’Amiens. Dans de telles conditions, les relations entre conseillers et détenus peuvent se dégrader d’un coup.
Un jeune majeur, incarcéré à 18 ans pour deux ans et suivi par Elsa, sorti de prison sous bracelet électronique « pour une longue durée », n’a par exemple pas pu être vu par la CPIP avant plusieurs semaines. « Il avait eu son bac, trouvé un emploi, avait besoin d’être encouragé et qu’on pose un cadre très clair autour de lui. À force d’attendre son rendez-vous, il a rompu le lien avec le SPIP », regrette-t-elle. Après une série d’alarmes sur son bracelet électronique, le jeune homme a été remis en détention pour 15 jours. « C’est du gâchis », commente Elsa, qui a pourtant bien conscience que la qualité du suivi en SPIP n’explique pas à lui seul les « rechutes ». « On a parfois des personnes suivies de très près, qui se rendent à tous leurs rendez-vous, et récidivent malgré tout. Il y a des facteurs sur lesquels nous n’avons pas de prise », fait-elle valoir.
18 mois d’attente
Débordées par le poids administratif et le nombre de dossiers à gérer en même temps, les CPIP de la Somme déplorent également leurs difficultés à maintenir des suivis satisfaisants. Un homme sous contrôle judiciaire pour agression sexuelle sur mineur de moins de 15 ans, suivi par Sandrine à Abbeville et inscrit au centre médico-pscyhologique le plus proche de son domicile depuis juillet 2023, est ainsi resté plus de 18 mois sur liste d’attente, et n’a pu être suivi qu’au premier trimestre 2025. « S’il s’était passé quelque chose et que c’était remonté au niveau médiatique, ça aurait été dramatique… Et ce n’est pas faute d’avoir alerté », témoigne la conseillère, qui admet parfois sentir « une pointe de culpabilité » face au manque de moyens.
Comme lorsqu’une personne qu’elle suivait, condamnée pour conduite en état d’ivresse, a été retrouvée morte à son domicile plusieurs jours après son décès – sans que la conseillère ne s’en aperçoive. « Il devait faire 12 kilomètres à pied pour venir me voir, et je n’avais pas le temps de passer à son domicile. Pour éviter de le déranger, je l’ai convoqué en présentiel le moins possible », raconte-t-elle. Noyée dans la masse de travail, elle ne réalise pas que l’homme ne l’a pas contactée depuis longtemps. « Si j’avais eu 60 personnes, j’aurais pu garder le lien. Ça illustre très bien la situation dans laquelle nous sommes. Aujourd’hui, on a seulement le temps de limiter la casse », regrette-t-elle.
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Author : Céline Delbecque
Publish date : 2025-06-26 05:00:00
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