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« Si le diplôme cesse d’être un privilège, alors tant mieux » : le regard avisé de l’ancien patron de l’Ecole de guerre

« Si le diplôme cesse d’être un privilège, alors tant mieux » : le regard avisé de l’ancien patron de l’Ecole de guerre

Spécialiste de la « lutte sous la mer », Loïc Finaz a commandé des frégates et des sous-marins nucléaires d’attaque. Diplômé de l’Ecole navale, du Naval War College (Ecole de guerre américaine) et de l’Executive MBA d’HEC, il a dirigé l’Ecole de Guerre. Cette vie maritime lui a inspiré un livre iconoclaste, La liberté du commandement (Editions des Equateurs), un anti-manuel de management rédigé par un bel écrivain et poète.

L’Express : Quels sont, selon vous, les points faibles du management à la française ?

Loïc Finaz : Je crains que trop peu de managers n’aient compris que la performance pour tout système provient plus que tout de l’esprit d’équipage et de ses associations. Autonomie et solidarité, par exemple, avec en leur cœur l’importance de l’initiative ou le rôle de nos organisations servant d’abord à offrir une place à chacun ; fonctions différentes parce que nous avons des talents différents mais responsabilité commune à tous ; hiérarchie (importante lorsque la violence et la rapidité des combats quels qu’ils soient ne permettent pas l’échange, mais qui ne crée pas la confiance) et participation (qui crée au quotidien cette confiance que la hiérarchie utilisera ensuite au combat).

Sans oublier l’exigence et la bienveillance, l’énergie et la culture, le courage et l’intelligence, la parole et le temps… Un exemple frappant, à sa manière, réside dans la médiocrité de notre représentation nationale qui n’a aucune idée de ce qu’est cet esprit, et s’adonne jusqu’au grotesque à l’esprit partisan et à l’esprit d’affrontement, déniant toute performance à la démocratie représentative.

Existe-t-il des freins culturels qui nous empêcheraient de mettre en pratique cet « esprit d’équipage » dont vous faites l’éloge dans votre livre La liberté du commandement ? On évoque pêle-mêle notre goût pour la théorie, l’héritage de la société de cour, la défiance…

Ce que vous évoquez n’est probablement pas faux. L’esprit cartésien lorsqu’il est étriqué, les réflexes courtisans ou la jalousie gauloise pourraient être des héritages bien nuisibles. Mais il y a probablement plus, cette idée très française de l’homme providentiel (et au-delà de l’Etat providence) dont on attend tout. Et à partir de là, dont on cautionne tout : les idées aussi géniales que catastrophiques qui nous sauveraient, comme les comportements inadmissibles dont nous nous accommoderions. Sans parler de l’idée stupide mais trop répandue qu’un « chef » devrait faire peur. En bref, le chef c’est Napoléon ! Sauf que même avec un tel génie, cela s’est mal terminé…

La formation des dirigeants dans notre pays est-elle en cause ? Nos écoles de management sont parmi les mieux classées au monde. Et la plupart des patrons du CAC 40 sortent des mêmes grandes écoles prestigieuses…

Non, je ne crois pas. Pas directement en tout cas, ce n’est pas là que le bât blesse. Il s’agit plutôt d’une mauvaise utilisation de ce système très particulier des « grandes écoles ». La faute me semble, en effet, d’abord provenir du non-respect de trois étapes indispensables dans la carrière de nos dirigeants : un recrutement initial de qualité (à cet égard bien qu’imparfaite, l’ENA – comme nombre de nos « grandes écoles » – en était plutôt un bon exemple) ; un passage suffisamment long dans la vraie vie avant d’accéder aux fonctions supérieures (là, en revanche, c’était ignoré pour les énarques) ; une nouvelle sélection à mi-carrière – à partir de critères adaptés – pour choisir ceux qui doivent véritablement rentrer dans le vivier des futurs grands patrons (là encore, pour la fonction publique, hormis les armées avec l’Ecole de guerre, mais dans bien d’autres systèmes également, cette étape n’existe pas).

Au résultat, un système très français où les qualités intellectuelles (les conditions nécessaires) jugées à vingt ans deviennent les seuls critères de sélection, au détriment des qualités humaines (les conditions suffisantes – les plus importantes pour un chef). Avec pour conséquence un manque de complétude de trop nombreux responsables. Mais c’est un problème général de cursus, de vision globale de nos carrières, plus qu’une faute initiale de nos écoles.

Dans l’enquête de L’Express, l’essayiste et professeur à HEC Olivier Sibony déplore une obsession française du diplôme. De quelle manière celle-ci nuit au bon management ?

Il a raison, mais pour moi, cette obsession est d’abord la conséquence de l’absence de vision globale de nos cursus. Puisque nous ne savons les envisager au long cours, dans leur structuration au fil des besoins et des évolutions indispensables, et aussi parce que nous n’avons ni le courage ni l’honnêteté des remises en cause, du refus des castes, nous nous raccrochons à ces diplômes que nous érigeons alors en totems.

Jusqu’à présent, un diplôme obtenu entre 20 et 25 ans déterminait votre place dans la hiérarchie sociale. Or, plusieurs études internationales démontrent que les diplômés même de très haut niveau sont eux aussi touchés par le chômage. « Le diplôme cesse d’être un privilège », écrivait récemment The Economist. Cette transformation, accélérée par l’intelligence artificielle, peut-elle rebattre les cartes du leadership, comme on dit dans le jargon managérial ?

On ne peut se réjouir du chômage de quiconque… Mais si le diplôme cessait vraiment d’être un privilège, alors tant mieux. Battons-nous pour qu’il soit accessible à tous en fonction des seuls mérites et capacités pour, comme je l’évoquais, une répartition intelligente des fonctions, à un moment donné, remise en cause chaque fois nécessaire. Une telle transformation ne peut qu’être souhaitable. Mais s’il y a un domaine qui ne devrait pas craindre l’IA, c’est bien celui du leadership. Enfin, lorsqu’il est compris et assumé !

Vous conseillez désormais les entreprises. Quels enseignements de votre carrière militaire dans la marine cherchez-vous à transmettre ?

J’aimerais en partager beaucoup. Pour les synthétiser, je dirai seulement qu’il me semble vital de comprendre quels sont nos points cardinaux. La mission d’abord, c’est elle qui nous fait agir et justifie qu’il y ait des chefs. Puis le sens qu’il faut comprendre et dire. Il est tellement primordial que s’il n’existe pas, il faut d’ailleurs refuser la mission. Les circonstances ensuite qu’il faut regarder en face, non pour les subir mais bien au contraire pour les dominer et les utiliser. Les hommes enfin, ces hommes et ces femmes qui nous sont confiés, et qu’il faut savoir aimer. Tout le reste n’est en effet que discours.

Peut-on former un CEO comme un amiral ou un général ?

Il faut trente ans pour former un officier général. Trente ans de formation, d’entraînement, d’apprentissages variés et de constance ; trente ans d’évaluation, de sélection, de remises en cause et d’humilité ; mais aussi trente ans d’engagement, d’action, de construction et de service… Je vous laisse répondre, mais on ne naît pas chef, on le devient.

Y a-t-il des points communs entre un comex et un carré d’officiers ?

Il devrait. Mais j’ai peur d’y voir trop souvent de tristes différences. Un carré d’officiers, c’est une communauté qui, dans la durée (on ne rentre pas chez soi à la fin de la journée), face à un même risque et dans une même dignité de vie, se met au service de son équipage pour aller quelque part avec lui et mener leur mission ensemble…

Le monde de l’entreprise est envahi par un sabir managérial peu compréhensible. Très éloigné, on imagine, du vocabulaire employé à bord d’un sous-marin nucléaire d’attaque, non ?

Oh, j’ai bien peur qu’il y ait aussi chez les marins du sabir. Mais en effet il n’a rien de managérial. Il a ses raisons techniques et très précises. Et toute sa poésie. Savez-vous ce qu’est la « ligne de foi » ? C’est l’extension, tracée sur la carte, de l’étrave du bateau dans la direction du voyage. Nous parions que malgré vents, courants et marées – sans même parler du mauvais sort et des fortunes de mer – nos étraves nous emmèneront bien là où nous le souhaitons, là où nous sommes appelés…

En politique, le culte de l’homme providentiel a la vie dure dans notre pays. N’a-t-on pas une conception biaisée du chef ?

Si, hélas, ce que je disais à propos des dirigeants en général est bien évidemment vrai là aussi. Et le constat plus cruel encore…

Si on vous confiait demain la direction d’une école comme HEC, quelle serait votre première décision ?

Je déciderais d’y bâtir sans délai les neuf piliers de l’enseignement instaurés à l’Ecole de guerre lorsque j’ai eu la chance de la diriger : l’individualisation de l’enseignement ; la responsabilisation de chacun ; l’ouverture sur le monde ; la compréhension de ce monde tel qu’il est (et non tel qu’on souhaiterait qu’il soit) ; la maîtrise du métier (le business pour les uns, les Opérations pour les militaires) ; l’apprentissage de sa conduite ; la connaissance de soi-même et le travail sur soi-même (pour devenir des individus complets et équilibrés) ; le développement de la capacité à penser autrement (pour être capables de résoudre le jour venu les problèmes qu’on n’imagine même pas aujourd’hui) ; et celle de convaincre (car c’est ce qu’un chef doit faire au quotidien). Ces piliers sont ceux de tout enseignement, à tout âge, aujourd’hui comme demain, ici ou là.



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Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-06-26 10:00:00

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