L’Express

Dette allemande : « Si les règles n’avaient pas été modifiées, une cure d’austérité massive était imminente »

Dette allemande : « Si les règles n’avaient pas été modifiées, une cure d’austérité massive était imminente »

La fin d’une ère en Allemagne ? Il aura fallu pas moins de 49 jours à la nouvelle coalition, composée des sociaux-démocrates et des conservateurs, pour présenter son projet de budget. Un texte historique qui marque la fin d’une doctrine : la sacro-sainte rigueur allemande que la première puissance européenne s’était imposée au cours des quinze dernières années.

D’ici à 2029, l’Etat va lever près de 850 milliards d’euros de dette. Au vu du contexte géopolitique mondial, la défense s’impose comme le poste de dépenses le mieux doté. Les infrastructures auront aussi enfin droit à des investissements majeurs. Pour l’économiste Jens Boysen-Hogrefe, spécialiste des finances publiques du Kiel Institute for the World Economy, cette rupture s’avère nécessaire et pragmatique compte tenu des défis auxquels l’Allemagne est confrontée.

L’Express : Comment expliquez-vous ce revirement spectaculaire de la politique budgétaire allemande, après des années d’austérité ?

Jens Boysen-Hogrefe : Pour être honnête, il n’y a jamais vraiment eu d’austérité. En revanche, si les règles n’avaient pas été modifiées, une cure d’austérité massive nous attendait — elle était imminente. Deux facteurs expliquent ce revirement. D’abord, la volonté d’éviter une contraction budgétaire brutale.

Ensuite, l’émergence de nouveaux besoins, notamment en matière de défense. Et, en toile de fond, la question toujours pressante des investissements dans les infrastructures. D’un point de vue d’économie politique, la défense a été l’élément déclencheur. Elle a même conduit un parti comme la CDU à soutenir une révision constitutionnelle.

Vous attendiez-vous à ce tournant ?

L’ampleur des défis et l’austérité qui se profilait rendaient un statu quo intenable. Mais j’avoue que le niveau des dépenses annoncées est impressionnant. C’est massif. Et modifier la Constitution marque une étape importante.

S’agit-il d’un basculement idéologique ou d’un simple ajustement pragmatique ?

C’est un mélange. L’évolution peut donner l’impression d’un virage idéologique, mais c’est avant tout une réaction pragmatique. Les chrétiens-démocrates, par exemple, n’ont pas été complètement transparents avant les élections. Il était clair que la situation budgétaire devenait intenable et que continuer comme avant n’était pas réaliste. Et pourtant, pendant la campagne, ils sont restés fidèles à la ligne du frein à la dette.

Ce plan d’endettement massif est porté par une coalition CDU-SPD. Que révèle-t-il de l’évolution des priorités de ces deux partis ?

Les deux ont déjà montré leur capacité à s’adapter. Quand le contexte change, leurs positions évoluent aussi. Chez les sociaux-démocrates, des priorités comme la défense ou les infrastructures figuraient déjà à l’agenda, et ils étaient prêts à envisager une révision constitutionnelle depuis un moment. Le plus frappant reste le soutien de la CDU à un changement constitutionnel de cette ampleur.

L’Allemagne a longtemps érigé la discipline budgétaire en principe quasi moral. Ce changement de cap affaiblit-il l’autorité qu’elle revendiquait en Europe en matière de dette publique ?

En partie, oui. Mais d’un autre côté, je dirais que cette autorité morale n’a jamais été pleinement reconnue, du moins pas en France, ni, à certains moments, en Espagne ou en Italie. L’Allemagne a souvent tenté de pousser ses partenaires à plus de prudence, mais cette pression a eu un effet limité. Ironiquement, ce tournant ne changera peut-être pas fondamentalement la donne européenne. Il pourrait même produire l’effet inverse : si Berlin émet désormais massivement de la dette, les marchés obligataires pourraient se tendre. Compliquant peut-être le financement pour des pays comme la France ou l’Italie, qui doivent eux aussi placer leurs titres de dette. Ce sera peut-être l’impact le plus concret de ce changement.

Vous ne pensez donc pas que ce revirement va vraiment rebattre les cartes des discussions sur les règles budgétaires en Europe ?

Pas nécessairement. Mais ce qui est clair, c’est que l’Allemagne s’expose désormais à une confrontation avec la Commission européenne — ou du moins, cette possibilité devient très réelle. À ce stade, elle enfreint les règles européennes : le ratio d’endettement dépasse les 60 %, et les garde-fous ne sont plus respectés. Non seulement Berlin ne cherche pas à revenir à une trajectoire soutenable, mais elle prévoit même de s’en éloigner davantage dans les prochaines années. Il sera intéressant de voir comment Bruxelles réagira. Cela dit, je pense que le véritable juge, ce seront les marchés de capitaux. C’est leur réaction qui pèsera le plus lourd, finalement.

Mais l’Allemagne ne conserve-t-elle pas une certaine marge de manœuvre, vu son niveau d’endettement encore relativement bas ?

Si, et c’est ce qui rend ce tournant défendable : dans l’absolu, une hausse des dépenses — notamment pour la défense — peut être perçue comme positive. Mais sur les marchés de la dette souveraine, la situation est plus complexe. Une augmentation des émissions allemandes pourrait mettre sous pression les autres pays de la zone euro, en rendant leur propre financement plus difficile. Si des tensions inflationnistes réapparaissent et que la BCE relève ses taux, les investisseurs deviendront plus sélectifs : vers quelles obligations se tourneront-ils ? Si la préférence va aux titres allemands, alors ceux de la France ou de l’Italie pourraient pâtir de cette concurrence. Un effet domino plus large pourrait être déclenché. Ce n’est pas une certitude, mais c’est clairement un risque à surveiller.

Cette inflexion marque-t-elle la fin du frein à l’endettement tel qu’il était prévu jusqu’en 2029 ? Ou n’est-ce qu’une parenthèse liée au contexte de guerre ou de récession ?

En principe, le frein à l’endettement reste en vigueur. Mais il joue désormais un rôle différent. C’est bien un tournant dans la manière allemande de concevoir la politique budgétaire. Ce mécanisme a bien fonctionné tant que les conditions étaient favorables. Il a été introduit en 2011, puis suspendu plusieurs années durant la crise du Covid. Tant que les taux restaient bas et que le marché du travail tenait bon, il était possible de le respecter. Aujourd’hui, les vents sont contraires, et il faut s’adapter. La morale de l’endettement prévaut surtout quand tout va bien.

Revenir à la situation antérieure serait-il désormais difficile ?

Oui, car il faudrait modifier la Constitution. Et si les dépenses de défense se maintiennent, la question des infrastructures reviendra dans 10 ans. D’ici là, les dépenses auront probablement augmenté, les taux d’intérêt pourraient rester élevés, et le cadre actuel ne permettra pas de recourir à davantage de dette. Un conflit politique est donc très probable en Allemagne à cet horizon.

Diriez-vous que la rigueur budgétaire allemande a parfois été contre-productive, compte tenu du déficit d’investissement observé ces 15 dernières années ?

Ce n’est pas si simple. Les dépenses d’infrastructure ont en réalité nettement augmenté ces dernières années. Mais la capacité de mise en œuvre était limitée, et les coûts ont explosé. Un budget plus élevé n’aurait donc pas forcément changé la donne. Les difficultés actuelles en matière d’infrastructures remontent souvent à une période antérieure au frein à l’endettement. Ce n’est donc pas l’unique cause. D’autres facteurs, sans doute plus déterminants, sont en jeu. En revanche, si une politique d’austérité avait été poursuivie aujourd’hui, les dépenses d’infrastructure auraient très probablement été réduites. Le compromis trouvé sur la dette permet d’éviter ce scénario, ce qui constitue un résultat clairement positif.

Le gouvernement fédéral prévoit d’investir 120 milliards d’euros par an jusqu’en 2029. Quelles sont les conditions à remplir pour que ces investissements aient un véritable effet de levier sur la croissance, l’un des objectifs affichés ?

Le budget d’investissement propre du gouvernement fédéral reste relativement limité. Il ne construit pas directement beaucoup de routes ou d’écoles. Il intervient sur certains projets, notamment les routes, mais l’essentiel des dépenses concrètes relève des municipalités et des Länder. Tout l’enjeu est donc de réussir à leur transférer les fonds de manière efficace et rapide. C’est aujourd’hui un défi majeur. Des améliorations importantes des infrastructures publiques sont possibles grâce à ces moyens supplémentaires, mais rien ne garantit que le processus se déroule sans accrocs, compte tenu de l’ampleur des besoins.



Source link : https://www.lexpress.fr/economie/dette-allemande-si-les-regles-navaient-pas-ete-modifiees-une-cure-dausterite-massive-etait-imminente-SMUXYCHF3JGCPOJBIGBQSBITTI/

Author : Thibault Marotte

Publish date : 2025-06-27 03:05:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express
Quitter la version mobile