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« Face à un empire, vous êtes soit vassalisé, soit ennemi » : l’avertissement stratégique du général Pierre Schill

« Face à un empire, vous êtes soit vassalisé, soit ennemi » : l’avertissement stratégique du général Pierre Schill


Avant une pause estivale, le podcast de L’Express consacré aux questions de défense, L’Etat-Major, a pu s’entretenir, dans son bureau du quartier général des armées françaises, avec le général Pierre Schill. Ce « marsouin » (le surnom des soldats de l’infanterie de marine, où il a fait une grande partie de sa carrière) assure depuis quatre ans une transformation poussée de l’armée de terre. Une nécessité pour répondre au double défi d’une menace russe grandissante sur le continent européen et d’une révolution technologique avec l’utilisation de plus en massive des drones et de l’intelligence artificielle dans les combats.

« Nous adaptons notre entraînement à la réalité de ce que nous voyons sur les champs de bataille », explique le haut gradé, sorti de l’école militaire spéciale de Saint-Cyr en 1990. Voici quelques passages du riche entretien qu’il nous a accordé, à retrouver en intégralité sur toutes les plateformes de podcasts (Apple Podcast, Spotify, Podcast Addict).

L’Express : Quel bilan tirez-vous du sommet de l’Otan, à La Haye ?

Pierre Schill : Je suis satisfait de ce qui est sorti de ce grand rendez-vous, dans le sens où l’Alliance atlantique a été confortée par l’engagement collectif des alliés à se défendre contre toute menace et évidemment contre la menace russe, puisque c’est elle aujourd’hui qui est la plus présente, la plus pesante aux frontières de l’Europe.

A ce titre, qu’est-ce qui est attendu de l’armée de terre en 2025 ?

Notre pays a toujours voulu peser sur son destin. Qu’est-ce qui a changé au cours des dernières années ? Qu’un certain nombre d’Etats, dont la Russie évidemment, nous disent qu’ils sont prêts à employer la force pour peser sur leurs voisins, pour plier les volontés. C’est en quelque sorte le retour des empires. Et face à un empire, vous êtes soit vassalisé, soit ennemi. L’idée de notre pays, c’est que ce continent européen doit être une puissance, doit peser sur son destin, résister à l’intimidation, montrer sa détermination, montrer que nous sommes prêts à aller au plus dur des conflits.

L’invasion à grande échelle de la Russie en Ukraine en 2022 a changé la donne, parce qu’elle a montré l’acuité et l’urgence de cette menace à l’est de l’Europe. Nous faisons partie de cette fameuse coalition de l’Otan. Nous avons donné notre signature et notre parole à un certain nombre d’alliés que nous les défendrions s’ils étaient attaqués. Or, ces alliés se sentent menacés par la Russie. Cette menace est existentielle pour la cohésion de l’Europe.

Le général Pierre Schill, lors de l’enregistrement de l’épisode du podcast défense de L’Express, L’Etat-Major, animé par Clément Daniez.

Les soldats de l’armée de terre s’entraînent-ils différemment d’avant ?

Les 77 000 soldats de la force opérationnelle terrestre, qui forment le cœur combattant de l’armée de terre, étaient au préalable préparés à combattre dans des guerres choisies, sur des territoires éloignés, avec éventuellement d’importants espaces à couvrir, comme au Sahel. [La menace russe] en Europe nous oblige à développer, en complément, d’autres qualités de combat dans des espaces plus ramassés, plus internationaux, avec nos alliés et des équipements probablement plus lourds. C’est ce qu’on appelle la haute intensité, c’est-à-dire la bataille face à une armée qui irait jusqu’au bout de son engagement, une guerre totale avec des combats probablement plus longs, plus durs, plus meurtriers. Nous adaptons notre entraînement à la réalité de ce que nous voyons sur les champs de bataille. Il y a une coexistence des éléments les plus archaïques de la guerre, les tranchées, la boue, les batailles maison par maison, pièce par pièce, avec un emploi des technologies les plus modernes absolument extraordinaires, comme les drones, les systèmes de transmission, les satellites en orbite basse, et tant d’autres. Pour l’entraînement, nous avons l’impératif d’être sur la totalité d’un spectre encore plus large qu’avant.

A quel point l’IA et les drones révolutionnent-ils la façon de faire la guerre ?

L’IA est partout. Le numérique est partout. Nous sommes, en tant que société, et pas seulement en tant qu’armée, au milieu d’une révolution industrielle du numérique et de l’information absolument majeure, qui a commencé il y a déjà plusieurs décennies, qui va se poursuivre encore. [Les nouveaux outils qui en sont issus] sont omniprésents dans les armes modernes pour améliorer les capacités des armements plus anciens. C’est par exemple le cas pour l’analyse d’images des caméras que nous avions déjà dans les tourelles de nos véhicules, de façon à pouvoir distinguer plus vite des cibles, comme un drone en vol. Ils sont aussi omniprésents dans nos postes de commandement pour traiter l’immense masse des données récupérée par l’ensemble des capteurs que nous avons, de façon à trouver dans cette botte de foin la bonne information pour pouvoir agir.

En 2025, l’armée de terre disposera d’une brigade déployable en dix jours. Comment allez-vous procéder ?

Nous allons, à travers un exercice baptisé « Dacian Fall », en Roumanie, démontrer que nous sommes capables de déployer concrètement, pour de vrai, une brigade en dix jours, hors de France. Nous avons en permanence en Roumanie un bataillon, soit à peu près un millier d’hommes. Mais nous avons annoncé que nous serions capables de monter [ce déploiement] au niveau d’une brigade, c’est-à-dire 2 500 à 5 000 hommes. C’est ce que nous allons faire cet automne, au cours de cet exercice, en déployant les munitions et les régiments supplémentaires et en les intégrant dans le système de commandements en place, une division roumaine aux ordres du dispositif général de l’Otan.

Début juin, un état-major de division d’un millier de soldats français a participé à l’exercice Warfighter 25, sous les ordres d’un état-major de corps d’armée commandé par les Etats-Unis. Qu’apporte ce type de collaboration ?

Warfighter, c’est un exercice que les Américains font de manière régulière, où un corps d’armée commande plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Et pour que cet exercice [d’une guerre à grande échelle] puisse être réaliste, il y a besoin d’avoir un certain nombre de [divisions] subordonnées, même si, à la fin, les chars et le reste [déplacements des troupes, batailles] sont simulés sur les ordinateurs. Notre poste de commandement de la première division de Besançon a figuré pendant plus de trois semaines dans cette division subordonnée au corps américain, en plus de divisions britanniques et allemandes. Nous avons réussi à monter en gamme et à démontrer que nous étions au meilleur standard.

L’armée de terre française s’entraîne également à commander un corps d’armées de plusieurs divisions…

Elle a l’ambition et la capacité de commander un corps d’armées multinational de 30 à 60 000 hommes, avec son poste de commandement du corps de réaction rapide-France, basé à Lille, sous les ordres du général Benoît Desmeulles. L’an prochain, il va commander, en partie fictivement et en partie sur le terrain, des forces à travers un très grand exercice, Orion 2026.

Le président pourrait annoncer la mise en place d’un service militaire volontaire lors de son discours aux armées qui précède le 14 juillet. Quel intérêt pour l’armée de terre ?

Entre 1990 et 1995, au moment de la chute du pacte de Varsovie, nous sommes passés d’une armée d’appelés à une armée professionnelle. Aujourd’hui, nous sommes à l’orée de passer à une armée mixte, ayant des professionnels, des réservistes, mais aussi, peut-être, des volontaires faisant leur service. Pourquoi ? Parce j’ai besoin d’une masse importante [de soldats], compte tenu des risques de conflits plus importants, sans forcément les avoir sous les drapeaux en permanence. […] Compte tenu de la baisse de la natalité, nous savons qu’au cours des prochaines années, nous ne sommes pas sûrs d’avoir la capacité à recruter 15 000 jeunes par an, et éventuellement plus si jamais on imaginait une armée plus volumineuse.

Depuis le début de l’année, la France et le Royaume-Uni mènent des échanges soutenus avec d’autres pays européens pour former une coalition de volontaires en Ukraine. L’armée de terre serait-elle prête pour un tel déploiement en sol, qu’on peut juger risqué ?

Nous devons dire que nous sommes prêts à prouver notre détermination pour aider l’Ukraine à se défendre. Après, quelles en seront les modalités ? C’est une question de situation, de cessez-le-feu, de forces ukrainiennes qui assureraient la défense en première ligne et la réserve en deuxième ligne. Comment les Européens offriraient-ils des garanties de sécurité à l’Ukraine pour dissuader, pour empêcher une reprise des hostilités ? Est-ce que ça passera par un déploiement au sol en Ukraine ? Si c’est le cas, nous le ferons, nous y contribuerons. Et c’est cette fameuse brigade « bonne de guerre » [équipée et prête au combat], à partir de 2025, qui pourra en être l’institution.

Vous portez une autre innovation au sein de vos forces, le commandement par intention. De quoi s’agit-il et cela suscite-t-il l’intérêt de vos partenaires européens ?

C’est un commandement qui donne la priorité aux finalités par rapport aux modalités, qui donne la part belle à la saisie d’initiative. Au début de l’invasion à grande échelle en Ukraine, l’armée ukrainienne très décentralisée a été capable d’actions audacieuses au bas niveau, dans la profondeur du dispositif adverse, très efficace tactiquement et opérationnellement. En face, l’armée russe, à plusieurs reprises, n’a pas su saisir l’initiative parce qu’au bas niveau, cette culture n’était pas là. Ce style de commandement, je souhaite qu’il soit appliqué dans la vie quotidienne, parce que c’est une façon de se préparer au combat et qu’il est plus efficace. Cela intéresse mes homologues, mais les armées françaises sont connues pour être capables de faire des actions qui étonnent beaucoup nos alliés par leur inventivité. Il y a ce socle culturel. L’enjeu, c’est de tirer le meilleur de cet esprit français.



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Author : Clément Daniez

Publish date : 2025-07-01 16:00:00

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