« Le régime est aux abois. » Pour décrire la situation dans laquelle se trouve la République islamique d’Iran, Emmanuel Razavi, grand reporter et spécialiste du pays, n’y va pas par quatre chemins. Alors que le cessez-le-feu, entré en vigueur le 24 juin et imposé par Donald Trump, a mis fin au supplice militaire de Téhéran après douze jours de guerre, la question de la survie du régime de l’ayatollah Khamenei reste encore brûlante.
Des tensions entre réformateurs et conservateurs apparaissent déjà au sommet de l’Etat au moment où la répression augmente et que l’Iran n’envisage toujours pas de se mettre autour de la table pour négocier avec le président américain sur le dossier du nucléaire. Dans son nouvel ouvrage, La Pieuvre de Téhéran, paru le 25 juin (Editions du Cerf) et coécrit avec Jean-Marie Montali, Emmanuel Razavi décrit tous les ressorts par lesquels le régime des mollahs a réussi à s’infiltrer en Occident. Au point de devenir une menace très sérieuse. Entretien.
L’Express : Après la « guerre des douze jours », faut-il s’attendre à un durcissement du régime ?
Emmanuel Razavi : Le régime iranien tente, à travers sa propagande, de présenter ce cessez-le-feu comme une victoire militaire, ce qui est évidemment faux. Cette communication vise à donner l’impression qu’il contrôle la situation, alors qu’en réalité, il est dans une position de grande fragilité. Il redoute les soulèvements populaires qui pourraient éclater à travers le pays.
Pour se maintenir, le régime manie deux leviers : d’un côté, il cherche à affirmer son autorité par le discours, et de l’autre, il n’hésite pas à recourir à une répression féroce pour faire taire toute opposition. Cette répression a déjà commencé par plusieurs centaines d’arrestations depuis le début du conflit.
C’est d’autant plus préoccupant que les Iraniens qui s’élèvent contre le régime sont aujourd’hui majoritaires dans le pays. Ils rejettent massivement ce pouvoir autoritaire et défendent des valeurs fondamentales de liberté, d’égalité, de démocratie. Cette aspiration est largement partagée au sein des forces d’opposition iraniennes. Ce qui se joue en ce moment, c’est une nouvelle tragédie pour le peuple iranien. Un peuple qui, une fois encore, a le sentiment d’être abandonné par la communauté internationale.
Faut-il s’attendre à une aggravation des conditions de vie dans un pays déjà en grande difficulté ?
Elles sont déjà dramatiques, indépendamment de la guerre. Près des deux tiers du territoire n’ont toujours pas accès à l’eau potable. Au moins 1 Iranien sur 2 vit aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté. Beaucoup ne peuvent se nourrir qu’une seule fois par jour. L’accès aux soins est également très limité : les médicaments, souvent introuvables par les voies officielles, ne sont disponibles que sur le marché noir à des prix exorbitants.
La caste au pouvoir en Iran – qu’il s’agisse des Gardiens de la révolution ou de l’élite religieuse – détient des fortunes colossales
Emmanuel Razavi
C’est le tableau d’un pays à bout de souffle. Et pourtant, cette population est l’une des plus instruites de la région. Les écoles et universités iraniennes, malgré les contraintes imposées par le régime islamique, ont su conserver un bon niveau académique. Cette contradiction entre le potentiel humain du pays et la misère dans laquelle il est plongé rend la situation d’autant plus révoltante.
Comment le régime parvient-il encore à diriger le pays malgré cette situation économique ?
La réalité, c’est que la caste au pouvoir en Iran – qu’il s’agisse des Gardiens de la révolution ou de l’élite religieuse – détient des fortunes colossales. On parle ici de richesses qui se comptent en dizaines, voire en centaines de milliards de dollars. Rien que les actifs contrôlés par le guide suprême Ali Khamenei sont estimés à près de 95 milliards.
Cette élite vit dans une opulence considérable, totalement déconnectée des souffrances du peuple. Elle se maintient au pouvoir non pas par la légitimité mais par la répression, alors qu’elle-même ne manque absolument de rien.
Cette grogne se manifeste-t-elle aussi au sein du régime ?
Avec l’inflation galopante, les salaires des militaires – y compris ceux des pasdarans [NDLR : organisation militaire créée en 1979 par un décret de l’ayatollah Khomeyni pour protéger le régime islamiste] – ne suffisent plus à faire vivre une famille entière. Ce n’est pas le cas des hauts gradés, mais des soldats, des sous-officiers qui sont les plus touchés par cette précarité. Dans ce contexte, on observe des signes croissants de fractures internes au sein du régime.
Il y a eu récemment un événement révélateur : la direction des affaires militaires de l’armée iranienne a diffusé un communiqué interne appelant les soldats à dénoncer les déserteurs ou ceux qui projetaient de fuir. Ce message a été rendu public, confirmant ainsi ce que l’opposition affirmait depuis un moment : il y a bien des désertions au sein des forces armées. Le fait que ce soit désormais reconnu officiellement, même à un niveau aussi élevé de la hiérarchie militaire, est extrêmement révélateur. Cela signifie que des soldats, voire des cadres intermédiaires, quittent leurs postes – certains pour rejoindre l’opposition, d’autres parce qu’ils auraient été approchés ou « achetés » par des services étrangers.
Cela illustre-t-il aussi la lutte acharnée que mènent les services de renseignement dans la région ?
Il est désormais évident que le Mossad est infiltré en Iran depuis plusieurs années. D’après les sources issues des services de renseignement que j’ai pu interroger dans le cadre de mon nouveau livre, plusieurs agences occidentales opèrent discrètement sur le territoire iranien, avec le Mossad en première ligne. Cela remet en question l’image que le régime a longtemps entretenue : celle d’un Etat pratiquement intouchable doté d’une armée puissante, de services de renseignement redoutables.
Pendant des années, cette réputation a dissuadé nombre d’opposants et d’observateurs extérieurs de le défier. Reste qu’il ne s’agit plus d’un pouvoir fort et craint, mais d’un régime aux abois.
Mais ce régime possède encore de fortes institutions…
Oui. La Constitution iranienne d’octobre 1979 a été conçue avec des institutions particulièrement robustes. Par exemple, en cas de décès du guide suprême, un dispositif est prévu pour assurer la continuité du pouvoir. Un triumvirat temporaire est chargé de gérer les affaires courantes, le temps que l’Assemblée des experts se réunisse pour désigner un nouveau guide.
Ce mécanisme montre bien que le système institutionnel iranien, du moins sur le papier, a été pensé pour garantir une certaine stabilité. D’ailleurs, lorsque l’ayatollah Khomeyni est mort en 1989, la République islamique ne s’est pas effondrée. Mais la situation actuelle est très différente. Le régime fait face à des attaques d’une ampleur inédite. Le pays est devenu vulnérable.
Comme à chaque crise internationale que traverse l’Iran, deux lignes semblent se télescoper au sein du régime. Comment s’incarnent-elles ?
D’un côté, les réformateurs, souvent issus de cercles affairistes voire mafieux, plaident pour une solution négociée, impliquant une ouverture vers l’Occident et un dialogue avec les oppositions, y compris les monarchistes et les libéraux. De l’autre, les conservateurs issus de la révolution islamique de 1979 sont profondément marqués par une vision idéologique apocalyptique. Ils croient à l’avènement d’un affrontement final contre les « forces du mal », qu’ils identifient comme étant les Etats-Unis et Israël – ce sont leurs propres termes. Pour eux, ce combat n’est pas symbolique : ils veulent aller jusqu’au bout de cette logique.
Cela dit, il est difficile aujourd’hui de mesurer leur poids réel au sein du régime. Est-ce qu’ils conservent une influence décisive ? Ou bien sont-ils en train d’être marginalisés par les réformateurs et une partie des Gardiens de la révolution, dont l’objectif principal semble être la préservation de leur emprise sur l’économie iranienne ? Honnêtement, à l’heure actuelle, il est impossible de le dire avec certitude.
Il semble qu’un accord tacite soit en train de se dessiner entre une partie des pasdarans et le clan réformateur. L’objectif de cette entente serait de préserver leur pouvoir en maintenant le contrôle sur l’économie iranienne, tout en amorçant une forme d’ouverture. Cela passerait notamment par une réduction du niveau de répression interne et par un rapprochement progressif avec l’Occident, dans le but de présenter une image plus stable et plus présentable du régime. Une chose est certaine : une partie des réformateurs est aujourd’hui en contact avec les forces d’opposition. Je peux l’affirmer avec certitude, car j’en ai connaissance directe.
Le président Masoud Pezeshkian est considéré comme faisant partie du clan des « réformateurs ». Peut-il influer sur les décisions ou n’a-t-il aucun pouvoir en la matière ?
Pezeshkian est issu des rangs des Gardiens de la révolution islamique. Il est arrivé au pouvoir en juillet 2024 et, depuis son accession, on constate une nette intensification de la répression. Si l’on examine les dix dernières années, sa période au pouvoir est celle qui enregistre le plus grand nombre d’exécutions, y compris de personnes handicapées ou condamnées à l’issue de procès expéditifs.
Il faut le dire clairement : Pezeshkian a du sang sur les mains. C’est un homme qui porte une lourde responsabilité d’actes relevant de crimes contre l’humanité. Au Moyen-Orient et dans le contexte de la République islamique, le mot « réformateur » ne revêt pas la même signification qu’en Occident. Il s’agit souvent moins d’un projet politique de transformation profonde que d’une stratégie de survie. Pezeshkian, en réalité, cherche à préserver deux choses : son clan politique et les intérêts économiques considérables qu’il contrôle.
Faudra-t-il néanmoins parvenir à des compromis pour éviter une « balkanisation » de l’Iran ou pire, une guerre civile ?
Certains mouvements d’opposition avancent une idée importante : il faudra, le moment venu, faire la distinction entre les réformateurs compromis dans les crimes du régime et ceux qui n’ont pas de sang sur les mains et qui choisissent de rejoindre l’opposition. Car si le régime s’effondre, il faudra malgré tout garantir la continuité de l’Etat.
La jeune génération, éduquée, formée dans des universités de qualité, rejette massivement le régime en place
Emmanuel Razavi
C’est une logique comparable à celle des gaullistes à la Libération en 1944, lorsqu’ils ont conservé certains fonctionnaires issus du régime de Vichy pour maintenir le fonctionnement de l’administration. C’est ce genre de compromis, aussi difficile soit-il, qui pourrait permettre à l’Iran de sortir de la crise sans sombrer dans le chaos.
Peut-on réellement s’attendre à ce que le régime tombe ?
Il est possible que certaines frappes récentes aient fragilisé le régime au point d’ouvrir des brèches. Aujourd’hui, même au sein du régime, certains Iraniens affirment que la chute est imminente, tandis que d’autres assurent le contraire. La situation est tellement mouvante qu’il est très difficile d’avoir une certitude. Ce que l’on peut affirmer, c’est que pour l’instant, la continuité de l’Etat est préservée même si l’Iran est dans un état de déliquescence avancée.
En revanche, sur le moyen ou le long terme, je suis convaincu d’une chose : ce régime est structurellement, démographiquement, idéologiquement condamné. Peut-être pas demain, peut-être dans six mois ou un an, mais sociologiquement, il est voué à disparaître. La moyenne d’âge en Iran est de 32 ans. Cette jeune génération, éduquée, formée dans des universités de qualité, rejette massivement le régime en place. Et c’est elle qui, progressivement, occupe des fonctions dans l’administration et dans le secteur privé. Ce sont ces jeunes qui, à terme, prendront les rênes du pays. Ils reprochent à la génération de 1979, celle de la révolution islamique, d’avoir trahi l’Iran et d’avoir conduit le pays dans l’impasse.
Le régime est-il prêt à négocier avec les Américains, selon vous ?
Il faut déjà se demander qui détient réellement le pouvoir à Téhéran aujourd’hui. Honnêtement, c’est difficile de le savoir. Cela dit, plusieurs scénarios sont envisageables. Il y a d’abord la possibilité que le régime actuel cherche simplement à gagner du temps en poursuivant sa stratégie de dissimulation et de mensonge. Mais il existe aussi une autre hypothèse : celle d’un basculement interne, où les réformateurs finiraient par prendre le dessus sur les conservateurs. Dans ce cas, une ouverture vers un dialogue avec les oppositions extérieures, et peut-être même avec l’Occident, pourrait émerger.
Dans votre dernier livre, vous racontez cette fascination d’une partie de l’intelligentsia française pour les mollahs. Comment se manifeste-t-elle ?
En 1978, le contexte intellectuel mondial est fortement marqué par le tiers-mondisme, l’anti-impérialisme et le souvenir encore frais de la guerre du Vietnam. Une partie importante des intellectuels, notamment proches de l’extrême gauche, cherche à soutenir des mouvements perçus comme révolutionnaires ou anticolonialistes. C’est dans ce climat que l’ayatollah Khomeyni va bénéficier d’un soutien inattendu en France, notamment de la part de figures comme Michel Foucault et Jean-Paul Sartre.
Foucault ira jusqu’à qualifier Khomeyni de « saint » dans un article, le présentant comme une figure mystique en lutte contre la tyrannie du Chah d’Iran. Sartre, quant à lui, participera au comité de soutien à Khomeyni. Ces prises de position ont contribué à façonner une image profondément déformée du personnage, transformant un futur dictateur théocratique en héros de la liberté. En réalité, les textes de Khomeyni publiés dans les années 1970 – et rassemblés plus tard en France sous le nom de Petit Livre vert – révèlent une idéologie extrêmement radicale. On y trouve des positions qui rappellent, par leur violence et leur dogmatisme, les écrits totalitaires du XXe siècle. Leur soutien a travesti non seulement la nature du projet de Khomeyni, mais aussi la réalité de l’Iran sous le Chah.
Mais sous le Chah, les droits des Iraniens étaient aussi bafoués…
Oui, soyons clairs : le régime du Chah était autoritaire, et il y a eu des violations des droits politiques, notamment contre les communistes. Mais c’était aussi un pays modernisé à bien des égards. L’égalité entre hommes et femmes était reconnue dans la loi ; les femmes avaient le droit de vote, accédaient aux postes politiques, y compris ministériels, et bénéficiaient d’un accès égal à l’éducation. Il existait un système de planning familial. Socialement, les femmes pouvaient vivre librement : les photos de Téhéran dans les années 1970 en témoignent, avec des femmes en minijupes dans les rues.
Ce n’était pas une démocratie, mais ce n’était pas non plus la théocratie répressive qui s’est mise en place après 1979. Le régime de Khomeyni a conduit à l’exécution de milliers de personnes, à la destruction de libertés fondamentales et à l’effondrement d’un projet de modernisation. L’Iran est passé d’un autoritarisme séculier à une dictature religieuse sanglante. En définitive, les intellectuels qui ont soutenu Khomeyni à l’époque ont contribué, consciemment ou non, à tromper l’opinion publique. Ils ont présenté une révolution théocratique comme un soulèvement libérateur, et ont grandement sous-estimé, voire ignoré, la réalité du projet islamiste qui se préparait.
Vous racontez aussi dans votre livre, qu’aujourd’hui, les services secrets iraniens parviennent à s’infiltrer en France. De quelle façon ?
Lorsque l’ayatollah Khomeyni prend le pouvoir en 1979, il s’appuie immédiatement sur le vaste réseau diplomatique iranien pour asseoir l’influence de la République islamique à l’étranger. Ayant constaté à quel point il avait pu manipuler certaines élites intellectuelles, notamment proches de l’extrême gauche, il comprend très tôt le potentiel stratégique de ce réseau d’ambassades. Dès les débuts du régime, ces ambassades sont mobilisées à des fins d’espionnage, mais aussi pour mener des opérations d’influence. L’objectif est de convaincre certains milieux – politiques, médiatiques ou académiques – que l’Iran n’est pas une menace pour l’Occident, mais un acteur légitime et respectable sur la scène internationale.
Cette stratégie s’est structurée au fil du temps et a connu plusieurs phases d’accélération, notamment en 2014, à l’approche des accords de Vienne sur le nucléaire (JCPOA). Plus récemment, avec le contexte de guerre et de tensions au Moyen-Orient, cette offensive d’influence s’est intensifiée. Des diplomates liés aux services de renseignement iraniens, en poste dans diverses ambassades, ont reçu pour mission d’approcher des personnalités jugées « idéologiquement compatibles » avec les thèses du régime : chercheurs, journalistes, anciens diplomates, sociologues, voire des responsables politiques.
Mais comme il est difficile de trouver des sympathisants directs du régime iranien, ces agents passent souvent par un vecteur bien plus efficace : la cause palestinienne. Ils établissent ainsi un terrain d’entente idéologique, construisent une forme de solidarité supposée face à un ennemi commun (l’Occident ou Israël), et diffusent ainsi des éléments de langage favorables aux alliés iraniens dans la région : que ce soit le Hamas ou encore le FPLP (Front populaire de libération de la Palestine), un groupe d’orientation marxiste.
Vous faites référence à un homme arrêté en 2024 et qui a été expulsé vers l’Iran. Qui était-il ?
Bashir Biazar appartenait à la Force al-Qods, l’unité d’élite du corps des Gardiens de la révolution islamique, chargée des opérations extérieures. Cette force est notamment réputée pour sa spécialisation dans la guerre asymétrique, le terrorisme et les assassinats ciblés d’opposants au régime. Elle dispose également de branches actives dans la guerre d’influence islamique et la cyberguerre. Il était un agent de très haut rang au sein de cette force. Il se trouvait à Dijon, notamment pour surveiller et espionner des membres de la diaspora iranienne, relativement active dans cette ville.
Le président Emmanuel Macron insiste pourtant davantage sur les ingérences russes. Existe-t-il un lien entre ces deux menaces ?
Oui. Une partie des membres de la Force al-Qods a été formée par les services secrets russes. Il arrive même que ces deux entités coordonnent certaines opérations d’influence, y compris sur le territoire français. Bien sûr, avec la guerre entre la Russie et l’Ukraine, l’attention s’est largement portée sur les ingérences russes, qui sont bien réelles. Mais selon un ancien agent du renseignement que nous avons interrogé, cette focalisation n’a jamais empêché les services français de rester vigilants vis-à-vis d’autres acteurs étrangers, comme l’Iran, qui mènent également des campagnes d’influence.
Source link : https://www.lexpress.fr/monde/proche-moyen-orient/emmanuel-razavi-meme-au-sein-du-regime-certains-iraniens-affirment-que-la-chute-est-imminente-KY7HYDMJKVHM3C36BLGHVFYJDA/
Author : Charles Carrasco
Publish date : 2025-07-02 15:00:00
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