Le Dalaï Lama, qui fête ses 90 printemps dimanche, a mis fin à plus d’une décennie d’incertitudes sur sa succession. Alors qu’il avait laissé entendre en 2014 qu’il pouvait être le dernier Dalaï-Lama, Tenzin Gyatso a annoncé mercredi 2 juillet que la fonction de chef spirituel bouddhiste créée à la fin du XIVe siècle, « se poursuivra ». Seulement, la désignation de son successeur s’inscrit dans un contexte différent à bien des égards de celle de son prédécesseur, 85 ans plus tôt. Nous étions alors en 1940, et le Tibet jouissait encore de l’autonomie qu’il avait retrouvée en 1912, à la faveur du retrait de l’armée chinoise. Les troupes de Mao Zedong n’avaient pas encore envahi le « toit du monde » et contraint l’autorité bouddhiste, avec qui elle est en conflit ouvert depuis la fin des années cinquante, à l’exil.
Un passif qui explique, au moins en partie, pourquoi Pékin a immédiatement réagi à l’annonce du Dalaï-Lama, qui revendique la « seule autorité » pour reconnaître sa future incarnation. Tout en affirmant que la succession devrait être décidée à l’intérieur des frontières chinoises, la Chine a brandi son règlement de 2007 selon lequel « toute réincarnation devait sauvegarder l’unité nationale » et qui interdit à une entité étrangère d’intervenir. Pour le sinologue Jean-Pierre Cabestan, chercheur à l’Asia Centre, la fonction du Dalaï-Lama risque de connaître le même destin que celui du deuxième plus haut dignitaire du bouddhisme tibétain, le Panchen-Lama, à la fin du XXe siècle. Entretien.
L’Express : Qui, de Pékin ou du gouvernement tibétain en exil, possède aujourd’hui la légitimité pour reconnaître le prochain Dalaï-Lama ?
Le plus probable est la coexistence de deux Dalaï-Lama rivaux – scénario que j’annonçais déjà il y a quinze ans. D’un côté, Dharamsala, ville refuge de la communauté tibétaine en Inde, appliquera la procédure traditionnelle : quête d’un enfant, tests spirituels, puis l’intronisation sous l’égide du Gaden Phodrang Trust [NDLR : l’institution religieuse et administrative fondée par le quatorzième Dalaï-Lama en exil, qui incarne aujourd’hui l’autorité spirituelle tibétaine hors de Chine].
De l’autre, le Parti communiste reprendra le mécanisme instauré au XVIIIᵉ siècle par l’empereur mandchou Qianlong – le fameux tirage de l’urne d’or – pour fabriquer un « 14 bis ». Pour la majorité des Tibétains – au Tibet comme en exil – le successeur désigné par le quatorzième Dalaï-Lama restera le seul légitime. Celui promu par Pékin ne sera qu’une figure officielle.
Pourquoi la Chine tient-elle tant à intervenir dans cette succession ?
Parce qu’elle ne reconnaît pas le gouvernement tibétain en exil, qu’elle considère « séparatiste ». Contrôler la plus haute autorité spirituelle permet de verrouiller la vie religieuse et culturelle au Tibet et de conforter la souveraineté chinoise sur la région. Pour l’heure, rien n’indique que Pékin attendra la mort du Dalaï-Lama pour nommer le successeur qu’ils choisiront.
Si le Dalaï-Lama désigne un successeur, il est probable que la Chine fasse de même rapidement. La seule chose que Pékin serait prêt à négocier, c’est le retour du Dalaï-Lama en Chine avec un statut strictement honorifique ; en aucun cas il ne pourrait revenir à Lhassa et redevenir le chef spirituel sur place. Depuis 1959, l’existence même de ce gouvernement en exil fragmente la communauté tibétaine ; Pékin veut donc contrôler la succession pour réaffirmer son autorité et éviter toute légitimité parallèle.
Le Dalaï-Lama a laissé entendre qu’il pourrait nommer son successeur de son vivant, ce qui va à l’encontre de la tradition. Que cherche-t-il à éviter ?
Le Dalaï-Lama veut prendre les devants pour éviter le scénario du Panchen-Lama [NDLR : le deuxième plus haut chef spirituel du bouddhisme tibétain]. En 1995, l’enfant choisi par les Tibétains avait immédiatement disparu ; on ne sait toujours pas où il se trouve, Pékin l’ayant remplacé par son propre candidat.
En lançant la succession dès son quatre-vingt-dixième anniversaire, il espère sécuriser un successeur reconnu avant sa mort, former ce jeune Lama en exil – probablement à Dharamsala – et empêcher la Chine de s’emparer du processus comme elle l’a fait pour le Panchen-Lama.
Si ce dernier désignait un successeur né hors du Tibet – donc hors de la Chine – quelles pourraient être les réactions de Pékin, qui a réaffirmé le 2 juillet que la succession devait impérativement se dérouler à l’intérieur de ses frontières ? Et quelles conséquences cela pourrait-il avoir sur ses relations déjà tendues avec New Delhi, notamment dans le contexte du contentieux frontalier sino-indien ?
Sur le volet indien, Pékin sait contourner ce dossier quand elle veut détendre l’atmosphère. Les Indiens, eux, sont très prévisibles : ils ont accueilli le Dalaï-Lama en 1959, autorisé l’installation du gouvernement tibétain en exil, et n’ont jamais exigé son départ. Ils n’y renonceront pas ; cela leur donne un levier pour peser face à la Chine si besoin, même si la succession reste secondaire par rapport au litige frontalier et au déficit commercial qui les oppose à Pékin. Concrètement, il est possible que le prochain Dalaï-Lama soit choisi parmi les Tibétains à l’extérieur du Tibet.
Mais, selon moi, l’option prioritaire reste d’identifier un jeune garçon au Tibet et, peut-être, de le faire sortir ensuite – opération compliquée, car les frontières sont surveillées de très près. Les exilés gardent donc plusieurs scénarios ouverts ; on saura dans les semaines ou les mois qui viennent lequel sera retenu. Quelle que soit la solution, cela ne changera pas grand-chose à la légitimité du futur Dalaï-Lama : pour la plupart des Tibétains – qu’ils vivent au Tibet, au Népal ou dans le nord de l’Inde – l’enfant reconnu par leur chef spirituel restera le seul Dalaï-Lama authentique.
Si la majorité des Tibétains refusent le Lama « officiel », la répression de Pékin risque-t-elle de s’accentuer ? Cette succession peut-elle vraiment déstabiliser le pouvoir chinois ?
La répression est constante. S’il y a une révolte, elle montera d’un cran. Concrètement, on peut très bien envisager des manifestations ou même des émeutes : ce n’est pas inédit, on l’a vu dans le passé, et cela montre le niveau de tension entre les Tibétains et l’autorité de la Chine populaire. Mais Pékin est prêt à prendre ce risque ; il veut garder le contrôle. Il dispose des moyens de réprimer, donc cela ne remettra pas en cause sa capacité à tenir la région. Les Tibétains, eux, conserveront leur opinion – ils ne reconnaîtront pas le Lama imposé – mais, sur le plan administratif, le Parti reste en position de force.
Les États-Unis ont inscrit depuis 2020 dans le Tibetan Policy and Support Act des sanctions contre toute ingérence chinoise ; la Chambre vient de proclamer le 6 juillet « Day of Compassion » en soutien au Dalaï-Lama. Le Parlement européen a repris la même ligne en mai 2025. L’UE a-t-elle intérêt à se mêler de cette succession ? Quelles actions – diplomatiques, juridiques ou économiques – les États-Unis et l’Union européenne peuvent-ils engager pour peser sur le processus de succession sans déclencher un conflit ouvert avec Pékin ?
Les États-Unis et l’Union européenne ont déjà une position clairement favorable aux Tibétains et au Dalaï-Lama. Il est très improbable qu’ils en changent. Concrètement, leur action reste limitée : le principal effet est symbolique – ils peuvent renforcer la légitimité du choix que fera le Dalaï-Lama, rien de plus. Je ne vois pas l’Union européenne aller au-delà ; elle a intérêt à rester sur cette ligne de soutien au processus engagé par le Dalaï-Lama, tout en espérant qu’une réconciliation soit possible un jour. En définitive, ce sont les Tibétains qui doivent choisir leur chef spirituel. Les Occidentaux peuvent appuyer ce choix mais n’ont pas les moyens d’infléchir réellement la position de Pékin – surtout tant que le Dalaï-Lama ne remet pas en cause la souveraineté chinoise et ne réclame qu’une véritable autonomie au sein de la République populaire
Un successeur identifié hors de Chine pourrait-il obtenir rapidement une reconnaissance internationale solide, ou risque-t-on un blocage prolongé comparable au cas du Panchen-Lama ?
Oui, il obtiendra une reconnaissance rapide de la part des Européens, des Américains, des Japonais : de ce côté-là, aucun problème. En revanche, dans le « Sud global » – et chez des pays proches de Pékin comme la Russie – on restera à distance : ils ne soutiendront pas ou ne légitimeront pas ce choix et s’aligneront plutôt sur la position chinoise. Ce sera donc une bagarre diplomatique. Pékin sait très bien rallier à sa cause un certain nombre de pays en développement, notamment en Afrique ou en Amérique latine, qui ne contestent pas sa ligne sur le Tibet.
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Author : Ambre Xerri
Publish date : 2025-07-02 12:12:00
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